La science des données : indispensable pour l’avenir des syndicats

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« Serez-vous satisfaits lorsque le dernier bureau syndical éteindra ses lumières ? C’est ainsi que vous concevez la réussite ? » C’est par ces propos défiants que Mike Clancy, secrétaire général de Prospect (le syndicat britannique qui représente les ingénieurs, les managers, les scientifiques et autres spécialistes des secteurs public et privé), interpelle parfois les employeurs et les professionnels des ressources humaines, évoquant une image à laquelle seul un idéologue antisyndical des plus revêches souscrirait.

Et lorsqu’il y a eu recours dernièrement à l’occasion de la conférence Union 21, en réaction à un graphique illustrant 40 années de déclin des effectifs syndicaux, ses propos avaient tout d’un avertissement adressé au mouvement syndical. Si nous continuons ainsi, notre extinction est une réelle probabilité. Adaptons-nous ou périssons.

Si « l’espèce qui survit est celle qui est la plus apte à s’adapter à l’environnement changeant dans laquelle elle se trouve », les faits laissent supposer une certaine réticence des syndicats face au changement. Il est grand temps que nous apprenions des maîtres modernes de cet art.

Prenons, par exemple, Netflix, véritable caméléon de l’ère digitale : de la location de DVD par la poste, il est passé à une diffusion intégralement basée sur le cloud. Les changements apportés à son modèle d’entreprise ont été chorégraphiés en fonction de l’évolution du comportement de sa clientèle. Netflix a maîtrisé l’art de la survie en apprenant à diagnostiquer et à prédire son environnement changeant, et en planifiant son adaptation par anticipation. Ce qu’il fait moyennant un recours intelligent et stratégique aux données ou data. Chose que les syndicats pourraient eux aussi apprendre à faire.

Avec l’introduction de la Réglementation générale sur la protection des données et suite au scandale des violations des données personnelles des utilisateurs Facebook, je comprends pourquoi les syndicats ont eu tendance à traiter leurs données comme une tare plutôt qu’un atout. Avec mon âme de syndicaliste et mon esprit de scientifique spécialisé dans la data, je reste néanmoins convaincu que le recours aux données constitue une question de survie pour notre mouvement.

Quelles sont donc les applications susceptibles de rallier votre syndicat à l’exploitation de la data ?

• Analyse en temps réel sur l’état du syndicat
• Prévisions quinquennales des revenus, sur la base des courbes d’affiliation et démographiques
• Notifications par téléphone mobile concernant l’effectif de la section
• Analyse géospatiale des groupements de membres, pour planifier la dotation en personnel et cibler le recrutement
• Prédiction des taux de déperdition pour les cohortes de membres, notamment les nouveaux adhérents
• Diagnostique de l’évolution saisonnière de l’affiliation, de la demande et des revenus, pour la planification des ressources
• Analyse prospective des tendances économiques et industrielles pour l’identification de nouvelles menaces et opportunités

Tout ceci, et plus, est possible, mais impliquera des investissements dans les compétences liées aux données. Les grandes entreprises, de Netflix aux équipes de football de première division, emploient des experts data à temps plein. Cependant, dans le contexte du déclin des effectifs syndicaux et alors que « dégraissage » semble être le mot d’ordre du moment, il faudrait un acte de foi radical avant que les syndicats ne se mettent à embaucher des experts data.

Une alternative viable consisterait à élaborer une « boîte à outils » data qui réponde aux besoins des syndicats en matière de données d’entreprises.

L’idée étant que, si nous parvenions à articuler la logique de ce que nous voulons apprendre de nos données, nous pourrions d’emblée investir dans les compétences humaines liées au traitement des données et coder celles-ci sous forme de logiciels, lesquels feraient ensuite le travail à notre place.

Pas besoin donc de s’engager dans des dépenses continues pour l’embauche en interne d’un analyste de données. Pas besoin, non plus, de faire le travail tout seuls. Surtout quand le travail de réflexion, le coût et le produit peuvent être partagés par d’autres syndicats ayant des objectifs similaires.

Unions 21 explore en ce moment les conditions requises et l’intérêt que suscite une plateforme syndicale partagée pour la collecte et l’analyse de données. Nous espérons, en ce sens, faire appel à la contribution d’experts dans toutes les fonctions syndicales : des organisateurs aux secrétaires généraux, en passant par les administrateurs. Nous voulons savoir :

• Comment les syndicats utilisent les données à l’heure actuelle
• Quelles sont les facteurs qui limitent leur utilisation des données
• Comment ils envisageraient de se servir des données s’il n’y avait pas de limites

La science des données est utile dès lors qu’elle conjugue l’expertise technologique avec l’« expertise de domaine ». J’ai certaines connaissances qui pourraient aider à apporter des éléments de réponses, cependant je compte sur mes collègues syndicalistes pour qu’ils articulent les grandes questions. Nous voulons comprendre comment les connaissances liées aux données peuvent contribuer à redynamiser l’activité syndicale. À terme, nous espérons pouvoir venir à bout de certains des obstacles pratiques qui empêchent les syndicats d’utiliser au mieux les données auxquelles ils ont accès.

Il va sans dire que les facteurs qui nous empêchent de transformer les syndicats en organisations orientées données ne sont pas toujours d’ordre pratique. Il est, en effet, tout à fait possible qu’une analyse scientifique nous montre que nos processus, structures et traditions ne sont plus adaptées à l’usage auquel on les destinait. Quarante années de déclin devraient suffire à comprendre que quelque chose ne tourne pas rond. Et quand bien même nous identifions des procédés défaillants, aurons-nous suffisamment de courage pour les corriger ou les mettre au rebut ? Si nous ne pouvons on ne voulons nous adapter, sommes-nous prêts à regarder s’éteindre les lumières ?

Le changement peut être un cap difficile à franchir pour un mouvement attaché à son héritage et à sa tradition. Or s’il y a bien une leçon que nous pouvons apprendre de Darwin : c’est qu’il ne peut y avoir de postérité sans survie.
Notre première priorité en tant que mouvement, notre responsabilité vis-à-vis des générations futures de travailleurs, est de survivre et transmettre notre héritage. Apprendre à interpréter et à prédire notre environnement changeant à travers une utilisation stratégique des données pourrait constituer la clé.