La sécurité au travail : le cheval de Troie des nouvelles technologies de surveillance ?

La sécurité au travail : le cheval de Troie des nouvelles technologies de surveillance ?

For many businesses today, improving the working environment increasingly means the implementation of surveillance systems – monitoring even the way workers smile. Under the pretext of health and safety at work, some companies have implemented remote and mobile body-temperature or pupil-dilation sensing systems combined with artificial intelligent software. In this photo, a fisherman is identified as he arrives at his place of work in Thailand.

(ILO-Asia Pacific)

Dans le chef-d’œuvre de Stanley Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace, le superordinateur HAL 9000 (un ordinateur algorithmique à programmation heuristique) utilise l’intelligence artificielle pour détecter les émotions et la souffrance, et il contrôle tous les systèmes du vaisseau spatial, y compris son équipage. Les nouvelles pratiques de contrôle du travail auxquelles nous assistons aujourd’hui — dans le but prétendu d’améliorer l’environnement de travail — semblent tout aussi saugrenues.

Prenons l’exemple des bureaux de la société Canon à Pékin: la société y a installé des caméras intelligentes empêchant toute action (comme la planification d’une réunion, l’accès à certaines pièces, etc.) si ces dernières ne détectent pas un sourire. En Europe, certaines entreprises proposent à leurs employés de participer à des essais en milieu professionnel en leur fournissant des lunettes qui enregistrent des indicateurs d’émotion. Citons l’exemple de l’application Shore, développée par l’Institut Fraunhofer pour les circuits intégrés (IIS) en Allemagne et utilisée dans les « lunettes intelligentes » de Google.

Ces pratiques ont également fait irruption dans le secteur des transports. Les plateformes numériques ont tellement changé le paysage que de nouveaux groupes de travailleurs ont fait leur apparition ; pour les chauffeurs utilisant les applications, par exemple, la facturation se fait principalement par l’intermédiaire d’une plateforme électronique d’embauche (Uber ou Cabify, par exemple).

Pendant ce temps, des entreprises comme Amazon ont commencé à surveiller les chauffeurs afin de détecter toute conduite (non) prudente.

Récemment, le géant de la vente au détail en ligne a annoncé que son parc de véhicules de livraison serait équipé de caméras intelligentes, affirmant que cette mesure « améliorerait la sécurité » de ses chauffeurs. Ces caméras (déjà présentes dans la moitié du parc de véhicules américain d’Amazon) enregistrent automatiquement les « événements », y compris les dérapages comportementaux du chauffeur-livreur. À chaque enregistrement d’un événement, la caméra envoie des images à la société afin qu’elle puisse évaluer le travailleur. La caméra ne se contente pas d’enregistrer et de notifier les événements, une voix robotique réprimande également le conducteur (« conducteur distrait ! ») à chaque occasion. Si une caméra enregistre plus de cinq événements sur 100 trajets, les chauffeurs peuvent automatiquement perdre la prime dont beaucoup d’entre eux dépendent.

Ces nouvelles pratiques sont sans commune mesure avec les utilisations antérieures des mécanismes de surveillance tels que les caméras, le GPS et les systèmes combinés d’intelligence artificielle pour améliorer la sûreté et la sécurité des installations (par exemple, contre les vols ou les incendies) ou pour améliorer la qualité des processus des activités.

En effet, la sécurité et la santé des travailleurs incitent parfois à la surveillance sur le lieu de travail. La directive-cadre européenne sur la sécurité et la santé au travail (89/391/CEE) impose aux entreprises d’assurer la sécurité, ce qui implique un effort constant pour améliorer les niveaux de protection des travailleurs. Toutefois, en matière de prévention des risques au travail, il existe de nombreuses situations où il n’est pas possible pour les entreprises de contrôler ou de superviser l’activité sur le terrain par des moyens directs. Les limites à l’ampleur des ambitions de tout surveiller dans le chef des employeurs sont fixées soit par les conventions collectives, soit par la loi.

L’IA dans les conventions collectives : un bilan mitigé

En faisant face aux défis que représentent les nouvelles technologies au travail, les travailleurs peuvent jouer un rôle de premier plan pour garantir la sécurité de leur mise en œuvre et de leur utilisation, notamment par l’adoption de conventions collectives.

Dans le secteur des transports, par exemple, l’utilisation de systèmes de suivi GPS est très répandue. Il arrive parfois, prétendument pour protéger la sécurité et la santé des travailleurs, que certains employeurs utilisent les données recueillies par ces systèmes dans un but disciplinaire, ce qui soulève un problème que les conventions collectives se doivent de résoudre.

Citons, par exemple, l’accord négocié entre la société espagnole Enercon Windenergy Spain (EWS) et ses employés, qui stipule que : « L’entreprise a installé un système de suivi par GPS dans tous les véhicules professionnels EWS mis à la disposition des travailleurs. L’entreprise entend assurer une organisation plus efficace de son parc de véhicules, avec une meilleure coordination des équipes techniques, d’une part, et de la sécurité et de la santé des travailleurs, d’autre part. L’installation de ces systèmes n’a pas pour but de surveiller le comportement ou l’activité ordinaire des travailleurs. Toutefois, conformément aux principes juridiques, les informations fournies par le système GPS pourront être utilisées dans le cadre de l’application du régime disciplinaire de l’entreprise, sanctionnant les fautes mineures, graves ou très graves, eu égard au comportement en question tel que vérifié par les données obtenues par le système GPS. »

Garantir que les entreprises n’utiliseront pas les technologies de l’intelligence artificielle (IA) dans un but disciplinaire, même si l’utilisation initiale était motivée par la sécurité au travail, n’est évidemment pas une tâche évidente.

Un autre souci concerne le droit à la déconnexion ; une mesure qui renforce la sécurité et la santé. Or, il est particulièrement frappant d’observer que la convention collective du secteur du transport de passagers de Madrid qualifie de faute grave une baisse ponctuelle des performances normales, une faute grave dont la définition inclut le fait pour le chauffeur de passer un temps insuffisant sur la plateforme.

L’un des domaines que les conventions collectives pourraient aborder est l’utilisation combinée de différentes technologies invasives. Par exemple, les technologies permettent aux entreprises de recourir à la vidéosurveillance pour observer les expressions faciales des travailleurs de manière automatisée ou de détecter les écarts par rapport aux modèles de déplacements préétablis. Il s’agirait là d’un manquement illégal aux droits et libertés des travailleurs. Le traitement de ces données peut également impliquer l’établissement de profils et, potentiellement, la prise de décision automatisée.

En conséquence, la négociation collective pourrait prévoir que la vidéosurveillance ne peut être utilisée en combinaison avec d’autres technologies, telles que la reconnaissance faciale, car la surveillance qui en résulterait serait disproportionnée au regard des recommandations européennes et nationales.

Protection contre la surveillance abusive des travailleurs

Un rythme de travail plus rapide qui a été prédéfini par des machines intelligentes pourrait porter gravement atteinte à la santé des travailleurs ou leur faire perdre leur identité d’être humain. Comme l’explique David Graeber dans son livre Bullshit Jobs, les technologies ont régulièrement servi à faire en sorte que nous travaillions plus dur, et non mieux ; ce qui entraîne des risques pour la santé et la sécurité.

L’utilisation des données des travailleurs pour les inciter ou les pénaliser pourrait engendrer une insécurité et un stress professionnels. Dans ce contexte, une approche innovante visant à renforcer les garanties d’emploi est nécessaire pour répondre à la transition numérique afin de positionner les travailleurs — et leurs émotions — au centre de cette transition vers un nouveau modèle.

La sécurité au travail peut servir et sert déjà de motif à la collecte et au traitement des données des employés, mais ces mesures doivent s’inscrire dans une logique de prévention.

En d’autres termes, ces pratiques ne sont acceptables que si elles visent à éviter ou à réduire les risques présents dans l’environnement de travail. Une autre garantie nécessaire est que les mesures soient soumises à un test de proportionnalité et à une évaluation des risques avant leur adoption. En l’occurrence, le risque qu’elles affectent d’autres droits fondamentaux (tels que la vie privée et la protection des données personnelles) est réel. Raison de plus donc pour garantir la participation des représentants des travailleurs à chaque étape de leur processus d’adoption.

This article has been translated from Spanish.