La Semaine mondiale de la protection sociale de l’OIT doit s’attaquer à l’austérité, « l’éléphant dans la pièce »

Hauts responsables politiques, partenaires sociaux, organisations de la société civile et représentants de la communauté internationale convergeront à Genève au cours de la semaine du 25 novembre, pour prendre part à la Semaine mondiale de la protection sociale, organisée sous l’égide de l’Organisation internationale du travail (OIT). L’événement réitérera l’engagement de la communauté internationale à la réduction de la pauvreté et l’augmentation de l’accès à la protection sociale, conformément aux normes internationales du travail et aux Objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies.

L’accent sera également mis sur les mesures prises par nombre de gouvernements pour étendre la protection sociale aux exclus. Certains États ont, de fait, accompli des progrès significatifs en ce sens au cours de ces dernières années : le Népal a récemment introduit une législation historique sur la sécurité sociale qui établit, pour la première fois, un programme national de protection sociale ; la Namibie a doublé le montant de ses pensions de retraite universelles ; le Maroc a étendu la couverture de santé aux travailleurs informels ; et le Rwanda a instauré un congé de maternité rémunéré à 100 % de la valeur du salaire.

Néanmoins, malgré cette série de bonnes nouvelles, le monde entier est en proie à une tendance inquiétante à l’austérité – qui s’accompagne d’un recul de nombreux droits et protections pour les travailleurs. Cet enjeu colossal, cet « éléphant dans la pièce », ne peut certainement pas être passé sous silence à Genève.

Un récent rapport réalisé par Isabel Ortiz, directrice à l’Initiative pour le dialogue sur les politiques et ancienne directrice de la protection sociale à l’OIT, et Matthew Cummins, économiste à l’UNICEF, examine les tendances historiques et prévisibles des dépenses des gouvernements dans 189 pays et montre que l’austérité est devenue « la nouvelle norme ».

Le rapport conclut que la plupart des gouvernements, tant dans les pays à revenus élevés que dans les pays en développement, ont procédé à des coupes claires dans leurs dépenses publiques et que ces tendances devraient se poursuivre au moins jusqu’en 2024.

Ces coupes ont souvent entraîné une baisse des niveaux de prestations, des réductions de la durée des prestations (par exemple, les allocations de chômage), une augmentation des conditionnalités, une privatisation accrue de certains services et prestations (pour la retraite et la santé, par exemple), et un resserrement du lien entre les cotisations et les droits de sécurité sociale, et ce dans le sens d’une réduction de la capacité redistributive des systèmes de protection sociale.

Ces réformes entrent en contradiction directe avec les engagements internationaux convenus en matière de lutte contre la pauvreté et d’extension de la protection sociale, dès lors qu’elles ont entraîné une baisse de la couverture globale de protection sociale, une plus faible adéquation des prestations, des inégalités croissantes et des niveaux de privation effroyables. En outre, elles ont, dans la plupart des cas, eu un impact disproportionné sur les femmes et les catégories vulnérables de travailleurs, notamment les travailleurs faiblement rémunérés, sous contrats précaires, car leur salaire inférieur et leurs interruptions de carrière plus importantes entraînent une diminution des droits dans le cadre de régimes de protection sociale de plus en plus « individualisés ».

L’impact dévastateur des réformes du travail

Mme Ortiz et M. Cummins ont, en outre, souligné que l’impact social désastreux de ces réformes a aussi été exacerbé par une rafale de mesures destinées à affaiblir le revenu et la sécurité des travailleurs sur le marché du travail. Des réformes du marché du travail, telles que l’assouplissement des règles relatives à l’embauche et au licenciement, la décentralisation des négociations collectives, outre le gel et la réduction des salaires du secteur public, ont eu lieu dans des dizaines de pays au cours de ces dernières années. Le gel des augmentations des salaires minimum ou leur ajustement à un niveau inférieur à l’inflation a également entraîné une détérioration de leur valeur au fil du temps, les rendant de moins en moins susceptibles de répondre aux besoins fondamentaux des travailleurs et de leurs familles. Dans quelques cas, comme en Grèce notamment, les niveaux de salaire minimum ont même été réduits.

Cette combinaison de réformes et de coupes a souvent été une conséquence directe des recommandations politiques ou des conditions de prêt des institutions financières internationales, dont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Celles-ci ont fait valoir, à maintes occasions, que des mesures de cet ordre étaient nécessaires pour promouvoir la viabilité fiscale et réduire les coûts du travail, afin de stimuler l’embauche et le licenciement – quand bien même les preuves empiriques à l’appui sont nettement moins évidentes, et en dépit des engagements publics en faveur de la réduction de la pauvreté et la promotion d’une prospérité partagée.

En plus de leurs retombées sociales adverses, ces réformes se sont très fréquemment avérées être contre-productives du point de vue économique. De telles mesures peuvent affaiblir considérablement la demande globale et, dans le même temps, compromettre d’importants stabilisateurs économiques pour amortir la consommation intérieure durant les périodes de chocs économiques – aggravant, par là-même, les crises économiques au lieu de les atténuer.

L’Argentine en est une bonne illustration : peu après avoir procédé à des coupes budgétaires draconiennes dans le cadre du nouvel accord de prêt signé avec le FMI, qui couvrent notamment les programmes sociaux et les salaires du secteur public, l’Argentine a vu son ratio dette/PIB passer à 86,3 %, en 2018, alors qu’il se situait à 57,1 % en 2017. Cette hausse du ratio est attribuable, en partie, au ralentissement de l’économie, qui s’est contractée de 2,5 % en 2018 et devrait se contracter à nouveau de 1,2 % en 2019. À cela s’ajoute une explosion de la pauvreté, dont le taux est passé de 27,3 % en 2017 à 32 % à la fin de 2018.

Bien sûr, nous avons besoin de systèmes de protection sociale viables et de finances publiques viables en général. Face au vieillissement démographique et à la contraction de la population active au regard de la population âgée, il est important que les responsables politiques planifient sérieusement des approches pour répondre aux besoins actuels et futurs des travailleurs. Toutefois, la rhétorique politique mondiale concernant la promotion de la viabilité budgétaire a souvent été par trop axée sur la nécessité de réduire les dépenses, sans tenir compte des effets négatifs de telles mesures, ni des divers moyens que les gouvernements ont à leur disposition pour se donner une marge budgétaire. Le discours dominant manque, en outre, de prendre en considération la question de l’adéquation : à quoi bon disposer d’un système de protection sociale parfait du point de vue actuariel mais à ce point dépouillé qu’il ne puisse pas vraiment répondre aux besoins des gens ?

L’établissement de systèmes de sécurité sociale viables exige de la part des États qu’ils réfléchissent à la manière de générer des revenus et redonnent la priorité aux dépenses publiques. Les gouvernements disposent d’une panoplie de moyens pour se donner de la marge budgétaire, notamment la réaffectation des dépenses publiques, l’effet de levier des cotisations de sécurité sociale et des formes progressives d’imposition, la lutte contre l’évasion fiscale et la promotion de niveaux plus élevés d’emploi formel.

Élargissement de l’assiette fiscale et lutte contre l’évasion et l’évitement fiscal

Il est particulièrement important de rendre l’assiette fiscale plus équitable. Ceux qui en ont les moyens devraient contribuer davantage. Selon Oxfam, dans certains pays, les 10 % les plus pauvres de la population paient en fait plus d’impôts que les 10 % les plus riches, alors que les grosses fortunes et la grande entreprise paient moins d’impôts qu’elles ne l’ont fait depuis des décennies.

Dans les pays à hauts revenus, le taux maximal moyen de l’impôt sur le revenu des personnes physiques a reculé de 62 % en 1970 à 38 % en 2013. Dans les pays en développement, où les investissements dans la protection sociale et les services publics figurent souvent parmi les plus urgents, le taux maximal moyen de l’impôt sur le revenu n’est que de 28 %. D’autre part, sur chaque dollar de recettes fiscales perçues, en moyenne mondiale, seulement quatre centimes proviennent des impôts sur la fortune. Par ailleurs, ces formes d’impôts n’ont guère augmenté par rapport à l’augmentation des charges sociales et des taxes à la consommation qui ont tendance à avoir une incidence beaucoup plus forte sur les personnes à faibles ou à moyens revenus.

Certains États pourraient également envisager d’introduire de nouvelles formes innovantes de taxation, telles que des taxes sur les ressources naturelles ou une taxe carbone sur les activités industrielles, qui pourraient avoir pour avantage concomitant d’encourager les initiatives de décarbonation. Au cours de ces dernières années, un certain nombre de pays ont commencé à tirer parti de ce type de taxes envers le financement de politiques et de programmes sociaux, notamment la Norvège, le Pérou, la Mongolie, le Sénégal et la Bolivie.

Il est aussi indispensable de s’attaquer aux flux financiers illicites et à l’évasion fiscale. Selon le Groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites de l’Union africaine, les flux financiers illicites occasionneraient à l’Afrique des pertes de l’ordre de 50 milliards USD par an – environ le double du montant annuel de l’aide au développement injecté dans le continent. Le FMI estime, par ailleurs, que 10 % du PIB mondial est détenu dans des paradis fiscaux.

Pour donner un ordre d’idées, l’OIT estime qu’il suffirait de 0,23 % du PIB mondial pour fournir des garanties de sécurité sociale de base à l’ensemble de la population mondiale.

En outre, à l’heure d’aborder le volet financement, les gouvernements ont souvent tendance à négliger la question de l’offre de main-d’œuvre inexploitée. Dans la plupart des pays, des obstacles majeurs à la participation au marché du travail continuent d’exister pour les femmes et les autres groupes sous-représentés, tels les jeunes et les migrants. À l’échelle mondiale, l’écart femmes-hommes en matière de participation au marché du travail atteint un taux ahurissant de 26,5 % (75 % pour les hommes contre seulement 48,5 % pour les femmes).

Alors que nombre de pays sont aux prises avec un vieillissement croissant de la population et une contraction de la population active, faciliter des marchés du travail plus inclusifs est non seulement impératif pour tenir les engagements en matière d’égalité de traitement et des chances mais est, de surcroît, essentiel du point de vue économique. Il est également essentiel de soutenir la transition de l’économie informelle à l’économie formelle, dès lors qu’il est estimé que 60 % de la main-d’œuvre mondiale travaille dans l’économie informelle – ce qui pose un double défi pour ce qui a trait, d’une part, aux droits et aux protections accordés à ces travailleurs et, d’autre part, à l’assiette de financement de la protection sociale, dû aux taxes et aux cotisations sociales impayées.

Financer des systèmes de protection sociale adéquats et durables n’est pas une chimère. Il existe un certain nombre de mesures que les gouvernements peuvent prendre pour réunir les ressources nécessaires ; il s’agit d’une question de volonté politique, ni plus ni moins. À l’heure où l’impact de l’austérité continue de s’aggraver, la Semaine mondiale de la protection sociale doit servir de rappel aux gouvernements pour qu’ils redéfinissent leurs priorités.

Cet article a été traduit de l'anglais.