La société civile roumaine s’oppose au gouvernement sur la protection des lanceurs d’alerte

La société civile roumaine s'oppose au gouvernement sur la protection des lanceurs d'alerte

Last summer, civil society rallied against the continued erosion of democratic space in Romania after proposals to protect whistleblowers were significantly weakened by the government of President Klaus Iohannis (centre). Today, even after the law has been adopted, the fight continues.

(AFP/Daniel Mihailescu)

Conformément à la directive européenne de 2019 sur les lanceurs d’alerte, chaque État membre de l’UE est tenu de mettre sa législation en conformité avec les normes internationales. En Roumanie, toutefois, un groupe composé d’une vingtaine d’ONG et de syndicats a accusé le gouvernement de violer les droits des personnes qui signalent des violations en réduisant les protections existantes par une « transposition sélective » de ladite directive.

La législation roumaine sur les lanceurs d’alerte remonte à 2004 et était à l’époque considérée comme l’une des plus avancées d’Europe, explique Anna Myers, directrice exécutive du Whistleblower International Network. « Sur la base de la législation relative aux lanceurs d’alerte de 2004, la Roumanie affichait de très bons résultats en termes de diversité des canaux de signalement, et était en avance sur de nombreux autres acteurs européens. »

Puis, en 2019, a été adoptée la directive européenne sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’UE. Celle-ci oblige tous les États membres de l’UE à revoir leur législation avant le 17 décembre 2021 afin de se conformer aux nouvelles normes.

La directive préconisait la mise en place d’un plus grand nombre de canaux de signalement internes et externes et obligeait les entreprises privées de plus de 50 travailleurs ou plus à mettre en place des canaux d’information adéquats, entre autres mesures.

La Roumanie s’étant initialement abstenue de voter une nouvelle loi sur les lanceurs d’alerte, l’UE a entamé une procédure d’infraction contre le gouvernement en juin 2022.

En septembre, la Commission a accordé au gouvernement roumain un délai de deux mois pour adopter une nouvelle loi, conformément aux exigences et aux recommandations de la directive, faute de quoi la Roumanie s’exposait à une procédure devant la Cour européenne de justice.

Un premier projet a été modifié par la Commission juridique du pays le 28 juin avant d’être voté en toute hâte par la Chambre des députés le lendemain même. Toutefois, au lieu de renforcer la législation existante, la réforme a amputé celle-ci de plusieurs protections juridiques importantes. Elle a notamment supprimé le principe de bonne foi du lanceur d’alerte qui agit dans l’intérêt public et interdit aux personnes de signaler anonymement des infractions au sein d’une entreprise ou de signaler publiquement toute infraction à moins que trois mois ne se soient écoulés depuis le dépôt d’une plainte interne formelle (restée sans réponse).

Obstruction aux lanceurs d’alerte et « manque de transparence »

Cristinel Godinac, président exécutif de la Fédération syndicale des médias et de la culture FairMedia, a décrit ces réformes comme « une claque à la figure de quiconque a encore le courage de dénoncer les abus et la corruption ».

Bien qu’il soit difficile de savoir pourquoi le gouvernement a adopté ces changements controversés, les critiques ont accusé le gouvernement de vouloir faire obstruction aux lanceurs d’alerte et de renforcer la mainmise de l’État.

Après avoir pris connaissance des modifications proposées, plusieurs ONG, députés de l’opposition et syndicats se sont mobilisés pour s’y opposer. Radu Nicolae, président de l’Association pour la coopération et le développement durable, une ONG roumaine qui milite en faveur de politiques publiques durables, a déclaré qu’il avait été invité à participer à une commission parlementaire en juin 2022 afin d’y présenter son avis sur les modifications apportées à la législation.

« Moi-même ainsi que des collègues de diverses autres organisations avons pris la parole et présenté nos arguments. Malgré nos efforts, la machine à voter était imbattable. Même en privé, pendant les pauses, les personnes à qui nous avons parlé ont dit qu’elles comprenaient nos arguments, mais qu’elles ne pouvaient rien faire. Le manque de transparence planait sur la salle. »

Le manque de transparence du processus législatif roumain était déjà sur toutes les lèvres après qu’une fuite anonyme a révélé que le Service roumain d’information (SRI) était en train de rédiger une loi visant à s’attribuer des pouvoirs supplémentaires et à priver l’État de mécanismes d’enquête sur ses activités. Par ailleurs, en juin 2022, le ministère de la Recherche et du Développement a diligenté, sans la moindre explication, l’octroi au SRI d’un contrat d’une valeur de 500 millions d’euros pour le développement de systèmes de cloud gouvernementaux.

Selon une étude publiée en juillet 2022 par Oxford Analytica,le rapprochement du président roumain Klaus Iohannis avec l’armée et les services de renseignement marque une érosion de la démocratie roumaine. Au lieu de soutenir ceux qui agissent pour le bien public, la nouvelle loi sur les lanceurs d’alerte aurait pour effet de les décourager.

Après avoir pris connaissance des changements proposés, la société civile a adressé une pétition au médiateur roumain appelant instamment celui-ci à « contester » la proposition de loi auprès de la Cour constitutionnelle, mais en vain. Dans une ultime tentative, des politiciens du parti de centre-droit USR (Union pour la sauvegarde de la Roumanie) ont réuni suffisamment de signatures pour porter le projet devant la Cour constitutionnelle, mais là aussi sans succès.

« Les changements proposés ont obtenu le feu vert de la [Cour constitutionnelle], étant donné qu’elle a pour rôle de discipliner les lanceurs d’alerte », a déclaré Radu Nicolae. « Les mentalités et les valeurs qu’ils véhiculent sont contraires à celles que je souhaiterais voir de la part des institutions de l’État. Ce type de législation n’est pas conforme aux valeurs et aux comportements dans lesquels [la plupart des Roumains] ont grandi », affirme M. Nicolae, en faisant allusion aux valeurs de citoyenneté active et de solidarité que le système éducatif roumain est censé promouvoir.

À la dernière minute, le président Iohannis a renvoyé la loi devant le parlement en vue d’une deuxième série de modifications, vraisemblablement motivé par la possibilité que les fonds de l’UE soient retenus en raison de la transposition incorrecte de la directive, ce qui placerait la Roumanie en porte-à-faux avec les principes de l’État de droit. Le Sénat a donc adopté, en date du 1er septembre 2022, une nouvelle loi qui reflète mieux les dispositions de la directive. Cette loi a finalement été promulguée le 16 décembre 2022.

« Détricotage législatif »

La nouvelle loi supprime l’obligation de signalement public, mais lorsqu’ils déposent une plainte, les employés sont tenus de fournir certaines informations de contact. Il n’est toutefois pas obligatoire pour les lanceurs d’alerte de communiquer leur adresse électronique personnelle, et une possibilité consisterait donc à créer un compte brûleur destiné à cette seule fin.

M. Nicolae ne considère pas cela comme un problème particulier, dans la mesure où « utiliser le département informatique pour épier les gens constitue un abus de pouvoir. Une telle exploitation des ressources d’une institution publique constitue une violation, voire un crime. » Sa position n’est toutefois pas partagée par tout le monde. En effet, d’autres ONG s’occupant des droits des lanceurs d’alerte n’ont pas tardé à condamner cette nouvelle disposition.

La nouvelle loi oblige également les entreprises privées de plus de 50 salariés à créer des canaux de signalement internes où les lanceurs d’alerte peuvent partager en toute sécurité les informations qui sont en leur possession.

En outre, si un lanceur d’alerte doit comparaître devant une commission pour témoigner ou discuter des informations qu’il a divulguées, un représentant des travailleurs, un membre du syndicat ou un journaliste doit être présent dans la salle pour offrir un degré supplémentaire de protection contre les abus.

La nouvelle loi introduit cependant aussi une hiérarchie claire à laquelle les lanceurs d’alerte doivent se conformer lorsqu’ils signalent un problème, ce qui est susceptible de dissuader le signalement de violations institutionnelles. Un lanceur d’alerte qui ne se fie pas aux canaux de signalement internes à sa disposition pourrait être amené à réfléchir par deux fois avant de passer à l’action. M. Nicolae dénonce une telle hiérarchie car elle va, selon lui, « à l’encontre de la clause de non-régression [qui prévoit que les États membres ne peuvent pas affaiblir la législation en vigueur] ».

Hormis ces modifications, la nouvelle loi supprime certains principes qui ont précédemment donné le ton sur la façon dont l’État traite les lanceurs d’alerte. En vertu de la loi antérieure, l’intérêt public et la bonne foi (les lanceurs d’alerte étaient encouragés à signaler les irrégularités afin d’améliorer la qualité des institutions) revêtaient une importance fondamentale. Dans le cadre de la nouvelle loi, le texte ne fait plus mention de ces principes et la divulgation publique est découragée dès lors qu’un certain nombre de conditions doivent être réunies.

M. Godinac, de FairMedia, insiste néanmoins qu’en dépit du « détricotage législatif, nous continuerons à soutenir les lanceurs d’alerte en mettant à leur disposition un outil en ligne grâce auquel ils pourront signaler de manière anonyme les problèmes ».