La Syrie de l’après-guerre : une destruction programmée pour laisser place à une reconstruction basée sur l’exclusion

Huit années de guerre ont détruit une bonne partie des principales villes de Syrie. Le conflit armé qui a commencé en 2011 par une révolte populaire, revendiquant la démocratie et l’égalité, a causé la mort de plus de 370.000 personnes, provoqué le déplacement forcé de plus de la moitié de la population et condamné 5,6 millions de Syriens à l’exil. Aujourd’hui, à l’heure où les combats et les bombardements se sont tus, le pays en ruine doit se relever afin de permettre le retour de sa population. Mais quel est le modèle de reconstruction choisi ?

Les observateurs sont nombreux à penser que le gouvernement s’est servi de la guerre comme stratégie de planification urbanistique pour redessiner un pays à la mesure des vainqueurs : le régime de Bashar el-Asad et ses sympathisants. Durant le conflit, le régime syrien a bombardé sans trêve les nombreuses régions contrôlées par l’opposition, détruisant des quartier entiers, même après la fuite des insurgés, comme l’a largement dénoncé dans ses rapports l’organisation des droits humains Human Rights Watch.

Dans les quartiers de plusieurs villes telles que Homs, Alep ou la banlieue de Damas, s’est développé le phénomène que l’architecte syro-tchèque Lynda Zein qualifie de Dys-construction (déconstruction) : « ne pas tenter de récupérer ce qui a été détruit, mais procéder à une destruction totale pour remplacer par une chose complètement différente », explique-t-elle à Equal Times. Le gouvernement, précise-t-elle, applique ce système de tabula rasa pour expulser les populations les plus défavorisées (le plus souvent des opposants) et attirer les représentants de la classe sociale élevée, moins enclins à le défier : « Il s’agit d’une forme extrême de gentrification », estime-t-elle.

Dès son arrivée au pouvoir en 2000, Bashar el-Asad a lancé un processus d’ouverture de l’économie du pays, notamment au travers de l’introduction de diverses mesures de libéralisation du patrimoine foncier : le conflit a été avalisé pour accélérer et faciliter le déploiement de ce processus.

Parmi les nombreuses nouvelles mesures régissant la propriété, soulignons en particulier la loi n° 10, adoptée en avril 2018, autorisant l’expropriation ou la démolition d’habitations en vue de pouvoir initier des travaux de reconstruction sur ce terrain, sans indemniser les propriétaires. Si le décret 66, voté en 2012, autorisait déjà la démolition des habitations précaires (lesquelles formaient 40 % du parc immobilier du pays au début du conflit), la loi n° 10 qui le remplace a supprimé cette référence à ce type d’habitation, légalisant de facto la confiscation massive de n’importe quel type de propriété, au profit du projet d’urbanisation. Des milliers de personnes qui ont fui durant la guerre n’ont plus retrouvé leur logement à leur retour.

Alors que la Russie et l’Iran, principaux alliés du régime durant le conflit, commencent à se partager leurs parts de ressources naturelles et que d’autres pays comme la Chine ou les États du Golfe sont prêts à réaliser des investissements mesurés, la communauté internationale, représentée par les Nations unies et l’Union européenne, continue à réclamer une solution politique en Syrie avant de participer à la reconstruction du pays, tout en maintenant les sanctions contre les institutions et les personnalités syriennes.

« Son rôle est conflictuel et contradictoire », estime le chercheur syro-suisse Joseph Daher. « L’Europe ne cesse de déclarer qu’elle ne participera pas à la reconstruction de la Syrie en présence de Bashar el-Asad au pouvoir, alors qu’elle ne voit aucune objection à reconstruire la Palestine sans accuser Israël, ou demain le Yémen sans demander des comptes à l’Arabie saoudite. Sans éluder la responsabilité du régime, la cohérence doit rester de mise. » Le spécialiste considère que, au vu de la réalité sur le terrain, il importe de rester pragmatique : « Il s’agit d’une période de défaite. La population est exténuée, des milliers de personnes vivent dans des conditions terribles, les ONG et les intervenants européens devraient participer à la reconstruction du pays en imposant la condition suivante : l’apport d’une aide si les habitants sont autorisés à revenir au pays et si leur sécurité est garantie. »

Des mégaprojets urbanistiques de luxe auxquels n’auront pas accès les Syriens ordinaires

Selon les prévisions des Nations unies, ou celles du gouvernement, la Syrie devra investir entre 250 et 400 milliards USD (entre 219 et 350 milliards EUR) pour redresser son économie et remettre en état ses infrastructures. Durant la guerre civile, un tiers des bâtiments ont été fortement endommagés ou détruits, tandis que le pays accuse des pertes à hauteur de 226 milliards USD (198 milliards EUR), soit quatre fois son PIB de 2010. Les caisses de l’État étant vides, il n’y a plus d’argent pour reconstruire le pays.

Face à ce constat, le gouvernement a donné carte blanche aux autorités locales pour créer des sociétés d’investissement en partenariat public-privé (PPP), chargées de financer les projets de reconstruction et, bien évidemment, d’engranger des bénéfices. Ces contrats juteux sont entre les mains d’une élite financière liée au régime, comme le magnat Samer Fawaz ou Rami Makhlouf, cousin de Bashar el-Asad, qui profite d’un pays dévasté pour faire son beurre.

L’exemple le plus concret de cette nouvelle politique de reconstruction lancée par le gouvernement syrien est la construction du mégacomplexe Marota City à Basateen Al-Razi, dans la banlieue de Damas : après la destruction de dizaines d’hectares de terrain, les responsables envisagent de créer une zone de nouvelles constructions où seront installés des bureaux, des centres commerciaux et près de 12.000 habitations de luxe. Autre projet en cours, Basilia City est une nouvelle zone résidentielle de 4.000 habitations aux abords de la capitale. Les experts estiment que les projets de reconstruction dans d’autres villes du pays, comme Homs ou Alep, pourraient s’aligner sur ces mêmes modèles.

J. Daher rappelle que ce type de situation a déjà pu être observé après la guerre en Bosnie, en Irak et notamment au Liban : « Les anciens résidents expropriés seront remplacés par une frange de la population plus riche. Parallèlement à cela, la reconstruction s’effectue dans des endroits spécifiques déjà engagés auparavant dans le développement économique, laissant à l’abandon les zones plus défavorisées. Ce modèle renforce les politiques néolibérales mises en place par Bashar el-Asad à son arrivée au pouvoir et ne servira qu’à reproduire et à aggraver les inégalités qui existaient déjà avant la guerre. »

S’il existe effectivement un pays dont la situation a été semblable à celle que connaît aujourd’hui la Syrie, c’est bien le Liban, pays auquel elle reste intimement liée sur le plan géopolitique – par le passé, dans le présent et probablement à l’avenir.

Au milieu des années 1990, le centre de la capitale libanaise Beyrouth a connu un développement similaire à celui que connaissent aujourd’hui un grand nombre de villes du pays voisin. Avançant comme argument l’insuffisance des fonds publics et la nécessité de rompre avec la sectarisation qui a plongé le pays dans 15 ans de guerre civile (1975-1990), le comité gouvernemental responsable de la reconstruction a délégué sa mission à une entreprise privée, Solidere. Son principal actionnaire était un multimillionnaire ayant fait fortune en Arabie saoudite qui, revenu d’exil à la fin de la guerre, avait promis de redonner à la capitale son prestige d’antan. Rafik Hariri, qui finira par accéder au poste de Premier ministre de ce pays méditerranéen, avant de mourir assassiné en 2005, est considéré au Liban à la fois comme un héros et un usurpateur. Si certains le perçoivent comme l’instigateur du redressement du pays, d’autres ne voient en lui que le clientélisme ou la corruption endémiques.

L’objectif de la reconstruction du district central de Beyrouth par Solidere consistait à créer un symbole de la modernité après plusieurs années de guerre : « Il s’agissait de trouver une configuration urbaine qui puisse attirer les investissements étrangers et incarner la prospérité », explique Mark Ghazali. Ce jeune homme est le guide de la visite Layers of a Ghost City (les strates d’une ville fantôme) où il tente d’expliquer le projet controversé. Tout au long de la visite, M. Ghazali montre les stigmates d’un urbicide consommé : la modernisation s’est faite au prix de la perte totale de l’identité d’une zone qui, à l’époque, était un lieu de vie et de traditions, où se rencontraient des citoyens de toutes confessions et classes sociales.

Aujourd’hui, dans le Downtown, comme l’appellent les locaux, se côtoient les tours de verre et les boutiques de luxe, agglutinées autour d’un club nautique privé et d’un port de plaisance où l’on ne compte plus le nombre de yachts. Le vieux marché, qui accueillait jadis les commerçants venus vendre leur artisanat et leurs produits locaux, a aujourd’hui cédé la place à un centre commercial arborant les enseignes internationales – de H&M à Zara, en passant par Dunkin’ Donuts. Les théâtres d’antan ont disparu, le célèbre Opera Cinema est aujourd’hui une boutique appartenant à Virgin, et l’un des endroits les plus emblématiques de la ville, la Place des Martyrs, située sur la ligne verte qui séparait l’est chrétien et l’ouest musulman durant la guerre, a été reconvertie en aire de stationnement.

Le centre de la capitale libanaise n’est plus qu’une bulle complètement déconnectée du reste de la ville, un lieu sectaire où les espaces publics brillent par leur absence. Les rues sont quasiment vides, si l’on excepte quelques touristes, soldats ou agents de sécurité chargés de surveiller les bâtiments officiels et les bureaux. Dans cette zone, le prix d’un loyer dépasse les 1.000 USD le mètre (environ 880 EUR), ce qui explique que les nouveaux résidents sont majoritairement des riches expatriés ou des ressortissants du Golfe. « Qui peut se permettre d’habiter ici ? Réponse : très peu de Libanais », explique M. Ghazali sur le ton de la plaisanterie.

Durant la reconstruction, d’autres phénomènes de déconstruction ont pu être observés (ceux dont parlait Lynda Zein) : selon nos informations, près de 87 % des bâtiments de la zone ont été démolis, bien plus que durant le conflit lui-même, et des milliers d’habitants ont été expropriés, en échange d’une maigre compensation financière ou sous forme d’action Solidere, une pratique qui rappelle étonnamment les procédures utilisées dans le cadre des nouveaux projets urbanistiques déployés actuellement en Syrie.

La nouvelle Beyrouth ne laisse aucune place au patrimoine historique : les centaines de vestiges des civilisations anciennes, depuis l’époque romaine à la conquête ottomane ou mamelouk, mis au jour à la suite de travaux d’excavation (faisant de la capitale libanaise le plus grand site archéologique du monde dans les années 1990), ont également été détruits sans ménagement dans la majorité des cas, face à l’urgence de redonner à Beyrouth sa splendeur d’avant-guerre et son image prestigieuse de « Paris du Moyen-Orient ».

Transformée en paradis artificiel, l’âme de la ville a disparu avec les excavatrices, ainsi que sa mémoire : il n’existe plus aucun monument commémoratif des victimes ou rappelant les ravages des violences de la guerre. Le seul lieu prévu pour la réconciliation, le « Jardin du pardon », n’est toujours pas construit – officiellement, par manque de moyens financiers. « La voie de prédilection est celle de l’amnésie », déplore M. Ghazali.

Bien qu’il n’existe pas de chiffres officiels du coût de la reconstruction, on estime que l’investissement pourrait avoir atteint 70 milliards USD (quelque 61,5 milliards EUR) sans savoir réellement à qui cela a pu profiter, hormis aux intervenants dans la construction de la bulle urbanistique de l’après-guerre. Mais certainement pas à la population. Pour financer la reconstruction, ce petit État s’est enferré dans un processus d’endettement, équivalant aujourd’hui à la troisième dette publique la plus importante au monde, soit environ 150 % de son PIB.

Au Liban, le modèle de reconstruction a tiré parti de la convergence entre l’intérêt public et les bénéfices privés : les contrats ont été répartis entre des entreprises où les responsables politiques qui assignent les projets détiennent de puissants intérêts personnels. Dans les faits, les dirigeants des différents camps opposés durant la guerre sont devenus les responsables politiques de l’après-guerre, qui se partagent les divers secteurs de l’économie, depuis l’eau à l’électricité, en passant par les infrastructures et les services de télécommunication, en vue de mettre la main sur les services publics et d’en faire leur propre activité commerciale lucrative.

« Entre le modèle de Solidere au Liban et la situation en Syrie, on observe de nombreuses similitudes : privatisation de la reconstruction, népotisme, expropriations massives, etc. », fait remarquer J. Daher. La façon dont se reconstruit un pays en ruine est, dans une large mesure, déterminante pour son avenir, mais le modèle actuel annonce de nouvelles tensions et une accentuation des inégalités. Nombreux sont ceux qui se demandent si la nouvelle Syrie offrira une place à chaque Syrien.

This article has been translated from Spanish.