« La tolérance zéro à l’égard de l’esclavage moderne doit régner au sein de l’industrie du transport maritime »

« La tolérance zéro à l'égard de l'esclavage moderne doit régner au sein de l'industrie du transport maritime »

L’inspecteur Darren Proctor de l’ITF aux côtés de membres de l’équipage abandonné du Tahsin, un navire battant pavillon panaméen.

(ITF)

Lorsqu’en juillet 2017, Darren Proctor, inspecteur de la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF), est monté à bord du Tahsin, un navire battant pavillon panaméen dans le Gloucestershire (Royaume-Uni), il a constaté que les membres de l’équipage, originaires de Turquie, de Géorgie et d’Inde, buvaient de l’eau de mer, car il n’y avait pas d’eau potable sur le bateau depuis plus de 10 jours. Il y a également découvert des aliments périmés et du matériel de cuisine non opérationnel.

Cela faisait trois mois qu’aucun membre de l’équipage n’avait été payé, mais les Indiens n’avaient reçu aucun salaire depuis leur arrivée sur le navire en 2016, alors même qu’ils avaient dû payer pour décrocher leur emploi. L’un des contrats des membres d’équipage inspecté par Proctor était de 250 dollars US par mois (213 euros), bien en deçà du salaire minimum de 614 dollars US (523 euros) fixé par la Commission paritaire maritime de l’Organisation internationale du Travail (OIT).

L’équipage du Tahsin a été abandonné et, malheureusement, les cas d’abandon de gens de mer ne sont que trop fréquents.

Les navires sont abandonnés pour de nombreuses raisons, mais il s’agit souvent d’une décision économique prise par un armateur en difficulté financière. En vertu du droit international, un marin est considéré comme abandonné si l’armateur ne prend pas en charge le coût de son rapatriement, s’il ne leur fournit pas l’entretien et le soutien nécessaires ou s’il rompt unilatéralement les liens avec eux, y compris en ne payant pas leur salaire pendant au moins deux mois.

Pour replacer les choses dans leur contexte, il convient de se rappeler qu’environ 90 % du commerce mondial transitent par la mer. Selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, la part de la contribution de l’exploitation des navires marchands à l’économie mondiale s’élève à environ 380 milliards de dollars US (324 milliards d’euros) en tarifs de fret, soit environ 5 % du total des échanges mondiaux.

Plus de 50.000 navires de marchandises sont exploités à l’échelle internationale, avec un personnel maritime estimé à 1.600.000 personnes. Les principaux pays fournisseurs de main-d’œuvre sont les Philippines, la Chine, l’Indonésie, la Russie et l’Ukraine.

L’industrie du transport maritime est relativement unique de par son utilisation de pavillons de complaisance. Un navire battant pavillon de complaisance est un navire qui utilise le pavillon d’un pays autre que celui du pays propriétaire. En battant un pavillon étranger, les armateurs peuvent profiter d’une réglementation minimale, de taxes d’enregistrement peu élevées, d’un taux de taxation faible (voire nul) et de la liberté d’employer de la main-d’œuvre en provenance du monde entier. Ce système persiste malgré le fait que la Convention des Nations unies sur le droit de la mer exige un lien authentique entre le propriétaire réel d’un navire et le pavillon que celui-ci bat.

Le système des pavillons de complaisance contribue au phénomène des abandons d’équipages.

Même si le problème n’est pas omniprésent dans l’industrie, il est évident que l’abandon de gens de mer ne devrait pas se produire du tout. Malheureusement, il est difficile d’obtenir des statistiques précises sur ce sujet. Bien que la base de données de l’OIT sur les abandons dresse une liste de 80 cas d’abandons d’équipage depuis 2004, et que 140 autres cas aient été classés comme résolus, il est évident que cette base de données ne reflète pas la réalité, car elle repose largement sur les informations communiquées par des tiers.

Convention du travail maritime

En début d’année, des amendements à la Convention du travail maritime sont entrés en vigueur. Les armateurs sont désormais tenus de disposer d’un système de garantie financière qui doit suffire à verser les salaires impayés des gens de mer, ainsi que l’entretien et le soutien nécessaires, y compris la nourriture et l’eau potable, pour une durée limitée à quatre mois. Cette garantie financière doit également couvrir les frais de rapatriement des gens de mer en cas d’abandon. Par ailleurs, ce système doit surtout fournir aux gens de mer ou à leurs représentants un accès direct, une couverture suffisante et une aide financière accélérée pour payer leurs salaires et leurs allocations.

Bien que l’ITF contrôle attentivement la mise en œuvre de ces nouvelles dispositions qui s’avèrent particulièrement importantes pour garantir que les gens de mer ont accès à une indemnisation rapide, il est important de souligner que les droits des gens de mer en vertu de la Convention du travail maritime ne sont pas destinés à être exclusifs ou à porter atteinte à d’autres droits, revendications ou recours qui pourraient leur être disponibles.

Par exemple, les gens de mer abandonnés disposent également d’un privilège maritime, qui est imposé à travers l’immobilisation du navire sur lequel ils travaillent (ou des navires jumeaux dans certaines juridictions). Fait significatif en ce qui concerne le cas du Tahsin, il semblerait que les membres de l’équipage aient été soumis au travail forcé et qu’ils aient donc droit à un recours efficace et approprié.

En vertu de la Convention 29 de l’OIT, le travail forcé est défini comme « tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré ». « Menace d’une peine », par exemple, couvre non seulement les sanctions pénales, mais aussi d’autres formes de coercition, telles que celles subies par l’équipage du Tahsin, y compris les peines économiques liées aux dettes encourues pour couvrir les frais de recrutement illégaux (ce qui constitue en soi une forme de servitude pour dettes).

Qui plus est, la retenue systématique et délibérée des salaires des gens de mer qui travaillent en haute mer, à des milliers de kilomètres de chez eux, constitue dans les faits une forme de contrainte obligeant les travailleurs à demeurer dans des conditions de travail et de vie abusives.

L’« offre de plein gré » désigne généralement le consentement libre et éclairé des travailleurs à s’engager dans une relation de travail et leur droit à quitter cette relation. Même si l’équipage du Tahsin avait accepté dès le départ de travailler à bord du navire, leur consentement initial n’est pas pertinent lorsqu’il y a eu tromperie et fraude afin de l’obtenir.

Le droit du travailleur au libre choix de son emploi est absolu, c’est-à-dire qu’une restriction l’empêchant de quitter son emploi, même si l’acceptation était volontaire, peut être considérée comme un travail forcé. En outre, si le propriétaire du Tahsin a engagé les gens de mer dans l’intention de les abandonner, cette pratique pourrait également constituer du trafic d’êtres humains aux fins de travail forcé.

Loi britannique sur l’esclavage moderne

Le fait de classer l’abandon des gens de mer dans la catégorie de l’esclavage moderne, du travail forcé ou de la traite des êtres humains peut revêtir une dimension supplémentaire dans des territoires tels que le Royaume-Uni, pays où le droit pénal peut servir à exiger des comptes aux responsables du travail forcé en mer. En effet, le recours au droit pénal dans ces cas peut jouer un rôle dissuasif contre les armateurs malhonnêtes.

Les nouvelles compétences conférées par la Loi britannique sur l’esclavage moderne permettent aux forces de l’ordre d’arraisonner et de fouiller les navires, de saisir des preuves et d’arrêter les contrevenants, lorsqu’il y a lieu de suspecter la pratique de l’esclavage moderne. La définition du travail forcé en vertu de la Loi britannique sur l’esclavage moderne doit être interprétée au regard de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui, à son tour, s’inspire largement de la Convention 29.

En vertu de cette loi, les criminels arrêtés en mer pour des actes d’esclavage moderne sont passibles de la réclusion à perpétuité pour leurs méfaits.
Elle oblige également les tribunaux pénaux à envisager d’imposer des sentences de réparation en matière d’esclavage et de traite afin que les victimes puissent être indemnisées pour tout préjudice résultant d’une infraction à cette Loi. Fait crucial, la Loi britannique sur l’esclavage moderne prévoit le remboursement des frais de justice des victimes grâce à l’aide juridique.

Il est évident que l’abandon des gens de mer peut équivaloir à un travail forcé au regard des définitions juridiques existantes aux niveaux régional, national et international. Avec le développement d’une loi sur l’esclavage moderne dans des pays comme l’Australie, on peut espérer que davantage d’États s’attaqueront au problème du travail forcé en mer.

Par ailleurs, les gouvernements légifèrent de plus en plus dans le domaine de la diligence raisonnable et de la transparence des chaînes d’approvisionnement afin de veiller à ce que les entreprises prennent davantage de mesures pour éradiquer l’esclavage moderne.

Une responsabilité juridique accrue signifie que les entreprises et les acheteurs ne pourront plus se permettre d’avoir des points d’ombre dans leurs chaînes logistiques et de transport.

La justice sociale est tributaire de l’absence de travail forcé. La tolérance zéro à l’égard de l’esclavage moderne doit régner au sein de l’industrie du transport maritime. Les marins marchands, qui transportent 90 % de toutes les marchandises et assurent les échanges internationaux, méritent bien mieux. Pour sa part, l’ITF veillera à ce que les gens de mer soient au fait de leurs droits légaux et des recours dont ils disposent.

Les armateurs sans scrupules ne pourront plus se cacher nulle part.

Cet article a été traduit de l'anglais.