La Tunisie met un frein à un accord de libre-échange « approfondi » avec l’UE

La Tunisie met un frein à un accord de libre-échange « approfondi » avec l'UE

A shoemaker in his workshop in the capital, Tunis, in September 2021. The 1995 agreement removed tariffs on most industrial products, but the new agreement goes a step further and would open up the agricultural and services sectors, as well as public procurement of goods and services, to full and free competition.

(Ricard González)

Depuis 1995, un accord de libre-échange lie la Tunisie et l’Union européenne dans le cadre du dénommé « Processus de Barcelone », qui vise à créer une région euro-méditerranéenne hautement intégrée. La Tunisie n’est pas une exception. Cinq autres pays de la région ont signé un traité similaire (Maroc, Liban, Algérie, Égypte et Jordanie), ainsi qu’Israël et l’Autorité palestinienne. Fin 2015, la Commission européenne a lancé des négociations en vue d’une nouvelle étape d’intégration économique avec la Tunisie dans le cadre de l’ALECA, ou Accord de libre-échange complet et approfondi. Bruxelles espérait que celui-ci serait le prochain d’une longue série d’accords de libre-échange dispersés de par le monde. Cependant, contre toute attente, le projet a provoqué une levée de boucliers en Tunisie.

« Sur le plan politique, l’ALECA se trouve depuis des années au point mort, ayant suscité de vives résistances au sein de la société civile tunisienne, mais aussi de l’opinion publique », explique Aymen Harbawy, journaliste radio spécialiste des affaires économiques. De fait, sur la vingtaine de candidats à l’élection présidentielle de 2019, pas un seul n’a soutenu la conclusion des négociations de l’ALECA, qui est devenu l’un des enjeux majeurs de la campagne. Ce faisant, les candidats se sont alignés sur la position de l’UGTT, le syndicat le plus influent du monde arabe et l’un des protagonistes de la victoire de la révolution de 2011. Le 1er mai 2019, l’UGTT a mené une manifestation très suivie contre l’ALECA, qu’elle dénonce comme un projet « néocolonial ».

Toutefois, peut-être en raison de la pression européenne – l’UE est l’un des principaux contributeurs d’aide financière et d’aide au développement de la Tunisie –, le nouveau gouvernement formé à l’été 2020 sous la direction du technocrate Hichem Mechichi a exprimé son souhait de reprendre les négociations, qui avaient avancé à pas de tortue les années précédentes et qui avaient été suspendues pendant la période électorale. « Le gouvernement d’Hichem Mechichi avait lui-même prévu de poursuivre les négociations en septembre [2020], cependant l’instabilité politique l’en a empêché », a confié à Equal Times une source diplomatique de haut niveau d’un pays européen.

À l’issue d’un coup de force inattendu, le 25 juillet dernier, le président tunisien Kais Saied a adopté une série de « mesures d’exception », dont la destitution du chef du gouvernement, dans le but d’assumer les pleins pouvoirs exécutifs et de suspendre les travaux du parlement. Bien que M. Saied se soit basé sur une lecture tendue d’un article de la Constitution prévu pour les situations de « danger imminent » pour la sécurité nationale, la majorité de la population − près de 90 % selon les sondages – aurait soutenu la décision. Ce consensus peut s’expliquer par le désaveu populaire à l’égard d’une classe politique corrompue et de la stagnation chronique de l’économie du pays, dix ans après le soulèvement qui a entraîné la chute du dictateur Ben Ali et déclenché la vague dite des « Printemps arabes ». Le taux de chômage officiel, qui était de 13 % en 2010, atteint actuellement 18 % et est proche de 40 % chez les jeunes.

Le principal soutien de Kais Saied se concentre au sein du Mouvement du peuple, un parti de gauche panarabiste qui se veut un fervent défenseur de la souveraineté nationale et s’oppose à ALECA, à l’instar du président lui-même. Aussi est-il peu probable que les négociations reprennent tant que M. Saied reste en fonction (pour l’heure, la situation politique demeure fluide).

Atteinte à la souveraineté alimentaire ? Sensibilités renvoyant à l’ère coloniale ?

Alors que l’accord de 1995 levait les droits de douane sur la plupart des produits industriels, le nouvel accord va plus loin et ouvrirait les secteurs de l’agriculture et des services, ainsi que les marchés publics des biens et des services, à une libre concurrence totale. Il prévoit en outre qu’en cas de litige entre les entreprises des pays signataires ou entre un État et un investisseur, les deux parties doivent être soumises à l’arbitrage d’un tribunal international. En d’autres termes, les tribunaux tunisiens ne seraient pas compétents pour trancher d’éventuels litiges liés à l’application de l’ALECA.

« Nous estimons que les conditions ne sont pas réunies pour pouvoir négocier un accord tel que l’ALECA, dont les premiers cycles ont exclu les organisations de la société civile qui y étaient opposées », commente Abdejelil Bedoui, économiste auprès du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES). « Le résultat d’une libre concurrence entre les secteurs de deux économies qui ne se battent pas à armes égales serait désastreux pour la Tunisie. Dans le secteur des services, par exemple, les travailleurs européens peuvent s’installer en Tunisie sans problème, alors que pour les Tunisiens, la procédure d’obtention d’un visa est jonchée d’obstacles. Comment une entreprise tunisienne pourrait-elle remporter un appel d’offres public en Europe ? », demande M. Bedoui.

Il souligne en outre que la situation est similaire dans le secteur agricole, où la plupart des exploitations sont de petite taille – 75% d’entre elles font moins de 10 hectares – et ne bénéficient pratiquement d’aucune subvention publique, contrairement à ce qui se passe dans l’UE en vertu de la dénommée politique agricole commune ou PAC.

D’où la crainte que l’ALECA ne porte atteinte à la souveraineté alimentaire du pays. L’Union européenne est fréquemment accusée de vouloir imposer un modèle néocolonial qui sape la souveraineté du pays dans de nombreux domaines.

Les représentants de l’UE en Tunisie offrent une lecture en tout point différente. À leurs yeux, cet accord participe d’un geste généreux qui a pour finalité de contribuer au développement de l’économie tunisienne. « L’ALECA apportera plus d’investissements dans le pays et rendra les entreprises tunisiennes plus compétitives. Elles devront s’adapter aux standards réglementaires et de qualité européens, ce qui leur ouvrira les portes de nouveaux marchés », a expliqué un ancien haut responsable de la mission européenne à Tunis. La Commission européenne attribue le rejet de l’accord par l’opinion publique tunisienne à une méconnaissance de son contenu et à certaines susceptibilités héritées des temps coloniaux. « Ce n’est pas vrai que nous voulons imposer quoi que ce soit. En fait, nous avons dit aux tunisiens que si certains secteurs ne sont pas préparés à la concurrence, ils peuvent les exclure de l’accord. On les propose un menu à la carte », a ajouté le fonctionnaire lors d’une réunion en présence de plusieurs journalistes.

Les milieux d’affaires tunisiens se montrent quant à eux partagés sur cette question. « Le secteur pharmaceutique est contre le rédaction actuelle de l’ALECA, notamment à cause de la réglementation sur les brevets et la propriété intellectuelle. Il favorise les entreprises européennes, nettement plus puissantes dans le domaine de la recherche. Du reste, il ne fait rien pour lever les obstacles que nous rencontrons à l’heure de vouloir accéder au marché européen », explique Sarra Masmoudi, présidente de la chambre de commerce du secteur pharmaceutique. « Nous sommes une exception dans le secteur industriel. Car le reste n’est pas concerné, puisque les tarifs étaient déjà supprimés avec l’accord de 1995. Cependant, dans le secteur des services, il y a des entreprises favorables à l’ALECA, comme celles du secteur de l’informatique », précise-t-elle.

Un autre point de discorde entre la Commission et une grande partie de la société civile tunisienne – les syndicats, la FTDES, les associations féministes comme l’ATFD, et les ONG de développement, entre autres – porte sur le bilan de l’accord de libre-échange de ces 25 dernières années.

L’année dernière, un rapport commandé par la Commission européenne auprès de trois cabinets de conseil européens et portant sur les accords conclus avec six pays de la zone euro-méditerranéenne dressait un bilan extrêmement positif de ces accords. « Selon l’étude, l’élimination des tarifs douaniers a produit et continue de produire des avantages économiques pour les Pays du sud de la Méditerranée [PSM], de même que pour l’UE », peut-on lire dans le texte, qui souligne l’augmentation des exportations de la Tunisie vers l’Europe.

Les détracteurs de l’ALECA remettent, toutefois, en cause cette analyse. « Le rapport est faussé du fait que les cabinets de conseil sont des clients réguliers de la Commission et qu’ils lui rapportent ce qu’elle veut entendre », a expliqué M. Bedoui. Dans un communiqué public, le FTDES dénonce la méthodologie utilisée pour évaluer l’accord, estimant qu’elle s’inscrit dans un « cadre néolibéral », qu’elle ne procède pas à une évaluation complète de l’impact social et que l’examen de chaque pays est, selon lui, superficiel. « Le problème est qu’à ce jour, l’État tunisien n’a pas encore entrepris d’étude détaillée des effets de l’accord de libre-échange, si bien qu’il est difficile de négocier dans de bonnes conditions », explique M. Harbawy. En attendant, plusieurs acteurs sociaux ont procédé à leurs propres évaluations, comme le collectif Block ALECA, qui affirme que le traité de 1995 a entraîné la perte de 300.000 emplois et la fermeture de 3.200 petites et moyennes entreprises.

This article has been translated from Spanish by Salman Yunus