La Turquie ne veut pas entrer dans l’Europe, elle veut juste la fragiliser

Opinions

Le 18 mars 2016, l’Union européenne (UE) a conclu un accord controversé avec la Turquie, dans l’objectif d’endiguer l’afflux de réfugiés qui traversent la mer Égée. Aux termes de cet accord, tout réfugié débarquant sur les rivages grecs peut désormais être renvoyé en Turquie si sa demande d’asile est rejetée.

Pour déterminer la validité des demandes des réfugiés, les autorités des frontières procéderont à un rapide entretien individuel. Pour chaque personne renvoyée en Turquie, l’UE acceptera l’entrée d’un réfugié syrien provenant d’un camp en Turquie. L’idée est d’échanger des migrants soi-disant irréguliers contre des réfugiés syriens, dans le but de décourager les gens d’entreprendre de périlleux voyages en mer.

Alors que l’accord était en cours de finalisation, Recep Tayyip Erdogan, le président turc, a déclaré : « La démocratie, la liberté et l’État de droit n’ont plus aucune valeur », ce qu’Amnesty International a décrit comme « un coup sans précédent à certains droits ». L’UE a néanmoins conclu l’accord, au titre duquel elle offrait de « redynamiser » les négociations sur l’adhésion de la Turquie, apportait une aide de plusieurs milliards d’euros à la Turquie et promettait des séjours en Europe sans visa pour les citoyens turcs à partir du mois de juin de cette année.

Les déclarations d’Erdogan et le comportement cynique du gouvernement turc peu avant la conclusion de l’accord portent à croire que le pays n’est pas aussi désireux d’adhérer à l’Europe que de la dépouiller de son autorité morale.

La Turquie est empêtrée dans un tourbillon de violence et de polémiques : elle lutte à la fois contre les militants kurdes (PKK, TAK) et le groupe État islamique. Elle est accusée de réprimer la liberté de la presse, de s’en prendre violemment aux dissidents, de supprimer les droits des travailleurs et les organisations de la société civile, d’imposer des sanctions généralisées aux civils kurdes, et de mener une désastreuse guerre par procuration en Syrie.

Dans de telles circonstances, l’UE, par sa politique de conciliation à tout prix à l’égard du parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir en Turquie, trahit ses propres valeurs et ouvre la porte à des répercussions d’une portée considérable pour le projet européen.

Lorsque l’AKP est arrivé au pouvoir en 2002, il a fait passer une série de réformes prometteuses qui ont donné un nouvel espoir pour la démocratie en Turquie, et l’ont rapprochée un peu plus de l’adhésion à l’Union européenne. En conséquence, la popularité de l’AKP a pris de l’ampleur dans le pays, et l’UE a encouragé le changement institutionnel en Turquie.

Mais en revenant à l’époque actuelle, le contraste est saisissant. Au lieu de mettre en place un cadre institutionnel assoupli, l’AKP s’est arrangé pour reprendre l’ancien ordre et l’adapter à ses propres fins.

 

Une réputation machiavélique

Aykan Erdemir, ancien membre du Parlement turc, aujourd’hui membre éminent de la Fondation nationale pour la démocratie, à Washington, qualifie l’accord récent de « mascarade » parce que « ni [le président turc] Erdogan ni [le Premier ministre Ahmet] Davutoglu n’a le moindre souhait ou espoir d’adhérer à l’UE ».

Un paradoxe évident règne sur l’ensemble de l’accord : pour renforcer la frontière entre l’UE et la Turquie, cette dernière doit sécuriser ses frontières et empêcher les migrants d’affluer vers l’Europe. Dans ce cas, il est absurde que l’Europe inclue officiellement la Turquie dans son territoire, alors même que la Turquie reçoit tous les migrants que l’Europe veut laisser en dehors de son périmètre. Une telle opération irait à l’encontre de l’objectif de l’accord.

Compte tenu de la réputation machiavélique de l’AKP, il est permis de penser que la Turquie est parfaitement consciente du fait que l’adhésion à l’Europe n’est pas à l’ordre du jour pour l’instant. Cependant, le pays n’a pas hésité à utiliser les réfugiés syriens comme monnaie politique dans ses négociations avec l’UE.

Le 4 mars, deux jours avant le premier sommet entre l’UE et la Turquie, le journal Zaman, le plus gros tirage de Turquie, a fait l’objet d’une perquisition de la police, qui a ensuite pris le contrôle de son fonctionnement et a installé un nouveau conseil d’administration – nommé par les tribunaux et censé être fidèle au gouvernement de l’AKP.

L’attaque de l’AKP contre la liberté de la presse porte la marque du stratagème cynique et habilement mené, révélateur de la volonté d’Erdogan de fragiliser l’UE pour légitimer son pouvoir dans son pays.

En novembre dernier, Erdem Gul, le directeur du journal Cumhuriyet du bureau d’Ankara, a été incarcéré pendant trois mois avec son rédacteur en chef, Can Dundar, au motif qu’ils avaient révélé des secrets d’État et « aidé une organisation terroriste », alors qu’ils affirmaient dans un rapport que la Turquie fournissait des armes aux islamistes en Syrie.

Comme le souligne Erdemir, « le moment choisi par Erdogan pour réprimer les médias n’est pas une coïncidence ». En programmant deux vagues de répression juste avant les sommets UE-Turquie de novembre 2015 et mars 2016, « il a obligé l’UE à suivre une politique de conciliation à tout prix face aux monumentales violations des droits et des libertés, ce qui a encore renforcé son image, son pouvoir et sa popularité en Turquie ».

Par inadvertance, l’UE a surestimé son capital de négociation et apporté son assistance au programme anti-européen d’Erdogan en trahissant non seulement ses propres valeurs mais aussi la confiance de ses alliés pro-européens en Turquie.

 

De lourdes conséquences

Cet accord risque d’avoir de très lourdes conséquences. D’après Gul, plus Erdogan réussit à renforcer son pouvoir, plus la vie devient difficile pour les personnes « en faveur de la liberté de pensée et de la diversité ».

Face à un appareil d’État nationaliste si oppressif, auquel l’AKP fait régulièrement appel pour empêcher l’intégration politique des minorités turques telles que les Kurdes, rien ne garantit que la Turquie sera un lieu sûr et un havre de liberté pour les réfugiés syriens.

Au cours de ces derniers mois, le pays a assisté à une montée du radicalisme dans laquelle les civils sont régulièrement pris pour cible. La situation va sûrement s’aggraver si les objectifs régionaux de la Turquie ne changent pas et si le pays maintient sa politique à l’égard des civils kurdes avec la même intensité.

Étant donné que la Turquie ne manifeste pas la moindre intention de résoudre son manque de démocratie et qu’elle se montre systématiquement incapable d’assurer la sécurité de ses propres citoyens, la question de l’intégration et de la sécurité des réfugiés ne peut pas être réglée par la seule aide européenne.

D’autre part, la « répression du terrorisme d’une main de fer », comme l’avait promis Erdogan, entraîne des conséquences d’une grande ampleur, qui risquent de faire de la Turquie un fardeau pour l’Europe.

Depuis plusieurs mois, Erdogan cherche absolument une définition plus large du mot « terroriste » dans le droit turc. Des critiques, des journalistes et des universitaires, comme Noam Chomsky, ont été qualifiés de terroristes ou de sympathisants de terroristes par le gouvernement turc. Des défenseurs des droits ont été calomniés et harcelés sur de fausses accusations.

À long terme, si ces politiques perdurent, les réfugiés syriens ne considéreront plus la Turquie comme une destination souhaitable, et ils viendront se joindre à l’afflux de réfugiés turcs et kurdes en Europe.