Lanceurs d’alerte : les pays européens font face au défi d’offrir protection et nouveaux outils de signalement

Lanceurs d'alerte : les pays européens font face au défi d'offrir protection et nouveaux outils de signalement

Exposing illegal acts discovered in the course of one’s work can have dramatic repercussions on the lives of people referred to as ‘whistleblowers’. And yet there has been a spike in the number of those whistling in the face of danger since the mid-2000s.

(Stock Adobe/freshidea)

En 2009, Ana Garrido Ramos était une simple employée d’une mairie de la banlieue de Madrid, lorsqu’elle a dénoncé un système de corruption à l’œuvre au sein du Parti Populaire espagnol. En Espagne, le scandale est sans précédent. Par peur des représailles, elle a préféré partir, sans rien, en exil au Costa Rica. Rentrée depuis au pays, elle vivote aujourd’hui de la vente de bijoux fantaisie. Karim Ben Ali, un chauffeur intérimaire, raconte lui aussi avoir tout perdu, après avoir dénoncé publiquement, en 2017, les agissements de l’entreprise Arcelor Mittal, pour laquelle il travaillait comme sous-traitant dans l’est de la France et qui l’enjoignait de déverser des liquides toxiques directement dans le sol, au mépris de l’environnement.

Révéler des faits délictueux dont on a connaissance dans le cadre de son travail peut avoir des répercussions dramatiques sur la vie de celles et ceux qu’on appelle « lanceurs d’alerte ». Perte d’emploi, chômage, menaces et parfois même procès. Ce fut le cas pour Antoine Deltour, un auditeur fiscal français qui travaillait pour le cabinet PricewaterhouseCoopers (PwC) au Luxembourg. À l’origine de la révélation du scandale financier international dit LuxLeaks, il a d’abord été condamné à 12 mois de prison, avant d’être finalement relaxé par la justice de ce pays, qui a reconnu à son action un caractère d’« intérêt général ».

En l’absence de protection juridique accessible, jouer au justicier peut donc s’avérer risqué et les conséquences auxquelles il faut s’attendre peuvent encore en dissuader plus d’un. Pourtant, depuis le milieu des années 2000, il y a eu une inflation du nombre de « whistleblowers », ceux qui sifflent le danger.

« La multiplication des lanceurs d’alerte s’explique par le mouvement de financiarisation des entreprises. Il y a alors divorce entre les directions et les cadres, qui se retrouvent à appliquer les décisions de directions avec lesquelles ils sont en désaccord, estimant qu’elles vont contre l’intérêt de leur organisation à long terme et contre l’intérêt général. On appelle cela un conflit éthique », explique Sophie Binet, responsable de l’UGICT, l’organisation française des cadres de la Confédération Générale du Travail.

En 2014, seuls six pays, sur les 28 que comptait alors l’Union, disposaient d’un arsenal juridique, pour protéger les lanceurs d’alerte dans leur droit national. En 2019, on en comptait 10. Mais ces dispositifs étaient souvent sectoriels, difficilement accessibles, et surtout, très variable d’un pays à l’autre. C’est justement à la suite des conséquences du Luxleaks que les eurodéputés ont tenté de remédier à ces disparités. « Le président de la Commission européenne nouvellement élu était Jean-Claude Juncker, l’ancien ministre des Finances du Luxembourg. Alors qu’il reçoit le prix du citoyen européen en 2015, Deltour se retrouve sur les bancs de la justice à la fin de l’année. Cet effet de dissonance a eu un gros retentissement médiatique en Europe », se souvient l’eurodéputée Virginie Rozière. Au même moment, la Commission européenne enclenche de son côté le vote d’une directive portant sur la protection du « secret des affaires », alors fortement poussée par des lobbies économiques. « Le Parlement s’est saisi de cette opportunité pour mettre la question des lanceurs d’alerte à l’ordre du jour », explique la députée, qui a été co-rapporteuse sur ce dossier.

Dans un premier temps, la Commission européenne refuse d’examiner cette proposition. Au Parlement, un groupe d’élus s’accroche et organise des commissions de travail, tandis que les ONG, qui s’étaient coordonnées pour lutter contre la directive sur le « secret des affaires », remobilisent leurs troupes, cette fois-ci, en faveur de l’adoption de la directive lanceurs d’alerte. « Comme les élections approchaient, que la Commission n’avait pas un bon bilan en matière de libertés, elle a fini par accepter, en mars 2018, la proposition de directive du Parlement européen », poursuit la parlementaire. En un temps record d’une année, la directive sur la « protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union » est élaborée et adoptée par l’exécutif européen et tous les ministres de la Justice des pays-membres.

Une définition proprement européenne de l’alerte

Le texte s’est inspiré de la loi française dite « Sapin II », (du nom de l’ancien ministre socialiste Michel Sapin, ndlr), qui était alors la plus avancée des législations ayant cours dans l’Union. Mais il est plus restrictif par son champ, puisque la loi Sapin II considérait comme une « alerte » toute information constituant une « menace pour l’intérêt général », alors que la nouvelle directive ne prend en compte, elle, que les atteintes au droit de l’Union européenne. En revanche, la directive est plus avantageuse en cela qu’elle protège, en plus du lanceur d’alerte lui-même, une personne ou institution facilitatrice, et exige la seule bonne foi, alors que la loi Sapin exigeait le désintéressement du lanceur d’alerte.

Mais la bataille menée par le Parlement a surtout concerné le processus auquel le lanceur d’alerte devait se soumettre pour obtenir la protection du statut. La loi Sapin exigeait que l’informateur signale d’abord son information par un canal interne - au sein de l’entreprise ou l’organisation où avait lieu l’infraction - puis, si celle-ci ne donnait pas suite, en passant par le canal « externe » - l’institution judiciaire, par exemple. Et c’est seulement s’il n’avait pas de réponse de ce canal externe qu’il pouvait rendre l’alerte publique en la médiatisant.

Un processus très contraignant, qui excluait de fait les représentants du personnel : « Si, en tant que salarié, vous confiiez votre secret à un syndicaliste, vous perdiez votre statut de lanceur d’alerte, car vous n’aviez pas respecté le processus », explique Sophie Binet, de la CGT.

Cette « hiérarchie des paliers » posait d’autres problèmes. « Que le recueil de l’alerte se fasse par un déontologue salarié par l’entreprise, ou même par une entité extérieure prestataire de l’entreprise, le lien de subordination induit par ce canal interne posait problème. Surtout pour les alertes systémiques, qui mettent en danger l’organisation elle-même... et donc la rémunération des personnes recueillant l’alerte », détaille Virginie Rozière. Par ailleurs, « les hiérarchies des entreprises sont souvent très conscientes de ce qu’il se passe sous leur toit. Les informer tôt leur permet potentiellement d’étouffer l’alerte », indique Eric Alt, président d’Anticor, l’association française de lutte contre la corruption.

Cette question de la hiérarchie des paliers a constitué le principal point d’achoppement pendant les négociations entre la Commission, le Conseil et le Parlement. Le Parlement était pour faire sauter ces conditions, contre le Conseil. La mobilisation menée par le cartel d’ONG et de syndicats – dont Anticor, Transparency International, Eurocadres – a poussé une partie des élus à faire sauter la hiérarchie des paliers. Ainsi, la directive autorise in fine à passer outre les canaux internes et externes, « s’il y a des motifs raisonnables de croire à l’urgence, à des risques de représailles ou d’inertie ».

La directive prévoit aussi que ceux que la justice européenne reconnaît comme « lanceurs d’alerte » voient leur anonymat protégé et que quiconque dévoilerait leur identité devra être sanctionné. Elle ordonne aux États de créer des institutions capables de leur délivrer une aide juridique, voire une assistance financière. Elle immunise le lanceur d’alerte quant aux illégalités qu’il aurait pu commettre pour se procurer les preuves de l’infraction au droit de l’Union (violation du droit d’auteur, des règles en matière de protection des données, de divulgation de secrets d’affaires, etc.), et le protège contre les attaques en diffamation. Si l’organisation mise en accusation par le lanceur d’alerte l’attaque en justice, c’est à elle de faire la démonstration qu’il ne s’agit pas de représailles, et non au lanceur d’alerte lui-même. Enfin, la directive prévoit que le lanceur d’alerte bénéficie de « réparations intégrales », si toutefois son action lui causait préjudice.

Quelle application concrète ?

Comment tout ceci va pouvoir se matérialiser dans la pratique ? Le texte prévoit que les entreprises de plus de 50 salariés, et les municipalités de plus de 10.000 habitants, se dotent d’un système de recueil de l’alerte garantissant l’impartialité, la confidentialité et le traitement diligent de l’alerte. De même, les États-membres devront créer des institutions dont l’indépendance et l’autonomie devront être garanties en guise de canal externe. « La directive européenne insiste plus que la loi Sapin sur le suivi de l’alerte », commente Nicole-Marie Meyer, de l’association Transparency International. Elle précise les délais dans lesquels les autorités ad hoc devront répondre aux signalements envoyés par les salariés et les citoyens : accusé de réception sous sept jours et réponse dans les trois mois, pour les canaux internes et externes.

Depuis l’adoption de la directive, il y a près de 7 mois, les observateurs et parties prenantes essaient de résoudre la question de son application de manière concrète, car des flous subsistent. Comment le canal interne va-t-il s’exprimer dans les entreprises de plus de 50 salariés et dans les municipalités de plus de 10.000 habitants ? Qui sera en charge de ce canal et garantira son bon fonctionnement ? Nicole-Marie Meyer, de Transparency International, rappelle que « la loi Sapin, sur laquelle est calquée la directive, enjoignait les employeurs de la fonction publique territoriale à se doter d’un référent alerte éthique, à compter du 1er janvier 2018. En 2020, seulement 30 % d’entre eux l’ont mis en place ».

« Il y a une vraie question d’opérabilité », admet Virginie Rozière. « La mise en place de la directive est compliquée, d’autant que nous ne savons pas du tout quel pourra être le volume d’alertes qui devra être traité. Mais le principal, c’était de poser en droit que le fait de lancer une alerte, divulguer une information, ne soit plus considéré comme une infraction, et que le lanceur d’alerte soit immunisé », poursuit l’eurodéputée.

Eric Alt, président d’Anticor, est du même avis. « La directive donne un cadre. C’est peut-être une arme émoussée, mais c’est une arme quand même. L’essentiel est de fonder la légitimité du lanceur d’alerte, de faire reculer la culture de l’impunité et de la rétorsion, car nous avons cruellement besoin de ces personnes qui défendent l’intérêt général ». L’existence même de ce texte est une victoire, notamment pour la France, où le lanceur d’alerte est souvent assimilé par ses détracteurs au délateur, sombre figure de la Seconde Guerre mondiale.

Mais les ONG, réunies en coalition durant la bataille parlementaire européenne, ne comptent pas en rester là. Pour la France, elles ont publié une lettre ouverte au président Emmanuel Macron, le 7 novembre 2019, exigeant de préserver les avancées contenues dans la loi Sapin II, notamment en ce qui concerne le champ plus large de l’alerte, et de les combiner à celles gagnées avec la directive qui venait d’être adoptée. La lettre propose également d’intégrer les préconisations du Conseil de l’Europe : « Nous proposons notamment que le statut de lanceur d’alerte soit élargi aux personnes morales, de façon à favoriser le « portage d’alerte », dans le but d’éviter d’exposer des individus fragilisés et isolés. Il nous semble également nécessaire que la définition du facilitateur soit étendue aux ONG ». Dans chacun des 27 pays, la mise en œuvre et en pratique sera donc aussi un enjeu de bataille politique, pied à pied, pour les ONG et les syndicats d’ici 2021. « Pour obtenir un haut niveau de transposition dans le droit national, contenant le plus d’avancées possible, nous devrons rester vigilants et mobilisés », conclut Sophie Binet.

This article has been translated from French.