Le business des revues spécialisées étouffe la recherche scientifique et pénalise les chercheurs aux ressources limitées

Le business des revues spécialisées étouffe la recherche scientifique et pénalise les chercheurs aux ressources limitées

While the majority of researchers are trained and work at public universities, the results of their work are disseminated by a small number of companies that not only charge for access to articles but also to publish them.

(José-Joaquín Blasco/EC-Audiovisual Service)
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« Publier ou périr ». Cette expression est devenue populaire dans le monde universitaire occidental à la première moitié du XXe siècle et dans les années 80, pratiquement plus personne ne la remettait en question ailleurs dans le monde. Depuis lors, ce précepte a été raffiné et institutionnalisé et se traduit par la pression croissante sur les chercheurs pour qu’ils publient dans des revues scientifiques appartenant à une poignée d’entreprises. Les groupes Reed-Elsevier (aujourd’hui RELX Group, des Pays-Bas), Springer (Allemagne), Taylor & Francis (Royaume-Uni) et les groupes états-uniens Sage et Wiley-Blackwell représentent plus de 50 % des textes de recherche publiés en 2013 et environ 70 % des articles de sciences sociales.

Les chercheurs et les professeurs d’université sont tenus de satisfaire à une série d’exigences chaque année, parmi lesquels se distingue la publication d’articles scientifiques. Les textes sont évalués dans le cadre du système d’évaluation par leurs pairs : deux ou plusieurs spécialistes sont désignés pour juger si l’article peut être publié. Des institutions publiques telles que l’Agence nationale pour l’évaluation de la qualité et l’accréditation (ANECA) en Espagne ou le Conseil national de la recherche scientifique et technique (CONICET) en Argentine contrôlent la reconnaissance de ces mérites, dont dépendent la carrière et le salaire du chercheur.

« Le problème est que l’obligation de publier un certain nombre d’articles par an est incompatible avec le travail de recherche en soi, qui passe par des périodes de productivité plus ou moins élevée. C’est une évaluation au poids, le critère est plus quantitatif que qualitatif, ce qui est pervers », déclare Pilar Pinto, professeure à l’université de Cadix et doctorante en Arts et Lettres. Cette pression à la publication doit par ailleurs être combinée avec un nombre important d’heures d’enseignement.

Le système d’évaluation interfère avec les thèmes mêmes qui sont choisis : « Les revues proposent des sujets pour leurs dossiers, ce qui finit par conditionner ce sur quoi nous décidons de faire des recherches et d’écrire », déclare Mme Pinto.

Qui plus est, l’inertie du système contraint les chercheurs à éviter les questions les plus compliquées — et aussi les plus intéressantes — qui ne peuvent être résolues sous la forme d’un article scientifique dans un délai de quelques mois. Ce phénomène est particulièrement grave dans certains domaines de la connaissance, notamment les mathématiques ou la philosophie.

« En mathématiques, le travail d’ensemencement est long et vous ne savez pas quand vous allez récolter quoi que ce soit. Plus le problème est complexe, moins vous êtes certain qu’il aboutira à quelque chose que vous pourrez publier. Le système pousse donc les jeunes chercheurs à abandonner les thématiques profondes pour se concentrer sur des sujets qui peuvent être résolus facilement. Par exemple : prendre ce qui est déjà publié et améliorer certains calculs », explique Mattia Perrone, docteur en mathématiques. « On ne valorise pas les chercheurs qui ont des capacités, mais plutôt ceux qui ont compris le fonctionnement du système », ajoute Mme Pinto.

Le business des publications scientifiques

Les points que récolte un chercheur en publiant un article dépendent de la classification de la revue, et ce, en fonction de l’indice ou « facteur d’impact » de chacune. Cet indice est calculé sur la base du nombre de fois qu’une revue a été citée par rapport à ses revues concurrentes. Ce qui survient dès lors est que, si les revues les mieux positionnées dans le classement obtiennent un score plus élevé, les chercheurs s’efforceront d’y publier, ce qui alimente une inertie qui renforce certains types de revues et de sujets. Les revues les plus prisées, celles qui donnent le plus de points, demandent parfois jusqu’à 1.500 euros (1.813 dollars US) pour évaluer un article en vue de sa publication, un montant qui est généralement payé par le département universitaire.

« Seuls ceux qui peuvent se le payer peuvent faire partie de l’élite universitaire. Et ce système est conçu dans l’intérêt des États-Unis et de l’Europe, car en Argentine, il est impensable de payer ces montants », déclare Alexandre Roig, professeur à l’université San Martín (UNSAM) de Buenos Aires, secrétaire académique et ancien doyen de l’Institut des hautes études sociales. De plus, les revues les mieux classées sont en anglais, ce qui exclut de nombreux chercheurs qui ne parlent pas couramment cette langue.

Le « facteur d’impact » a été conçu pour guider les bibliothécaires quant aux publications à acquérir, mais il a été assimilé à un indice de qualité scientifique. L’inertie du système transforme les principales publications en un business bien huilé.

Ces revues font payer les auteurs pour la révision d’une publication et ils ne paient pas non plus les réviseurs qui doivent se contenter d’une ligne supplémentaire dans leur CV pour toute compensation. En somme, même si la plupart des chercheurs ont été formés dans des universités publiques et travaillent également dans des institutions publiques, leurs travaux doivent nécessairement passer par ce type de revues privées qui imposent leurs règles.

Par ailleurs, les revues trouvent un public captif dans les universités. Les départements universitaires se voient contraints de consacrer une part non négligeable de leur budget aux abonnements à certaines publications afin de se tenir au courant de la littérature scientifique : si la lecture d’un seul article sur le Web peut coûter entre 20 et 50 euros (entre 24 et 60 dollars US), un abonnement annuel à une revue coûte entre 2.000 et 20.000 euros (entre 2.415 et 24.152 dollars US). Et, dans de nombreux cas, les éditeurs exigent que les abonnements soient pris pour plusieurs années et incluent plusieurs revues. Les abus ont été tels qu’en 2018, des institutions universitaires suédoises et allemandes ont décidé d’annuler leurs abonnements aux publications d’Elsevier faute d’être parvenues à un accord qu’elles jugeaient équitable.

En vertu de ce modèle, l’argent public investi dans la recherche est transféré à certaines maisons d’édition. « On limite l’accès à la connaissance », affirme M. Perrone, qui explique avoir dû payer 30 euros pour accéder à un article qu’il avait lui-même rédigé. Une autre conséquence est que les universitaires ont tendance à diviser les résultats de leurs recherches en un maximum d’articles ; une pratique connue sous le nom de « saucissonnage » (ou « salami slicing » en anglais). Résultat : le nombre d’articles publiés se multiplie, mais ceux-ci présentent de moins en moins d’intérêt. Et les revues font payer l’évaluation de chacun d’entre eux.

En 2018, le Plan S (avec un « s » pour « Shock ») a vu le jour en Europe. Il s’agit d’une initiative de cOAlition S, un consortium lancé par le Conseil européen de la recherche (CER) en collaboration avec des organismes de financement nationaux de onze pays de l’UE, de la Jordanie, de la Zambie, du Royaume-Uni et des États-Unis, qui oblige les chercheurs à publier leurs travaux dans des revues et des archives en libre accès. Initialement, le Plan S devait entrer en vigueur en 2020 ; il est maintenant prévu qu’il entre en vigueur en 2021.

Les conséquences de cette initiative ne sont toutefois pas claires. Les revues les plus influentes ont déjà commencé à se tailler une place et certaines, comme Nature, ont lancé un système de libre accès pour publier — tout en restant compatible avec le Plan S — une partie de leur contenu. Or, pour y publier, il faudra s’acquitter de tarifs beaucoup plus élevés, qui peuvent avoisiner les 9.500 euros (11.472 dollars US).

Créativité et discipline

Une autre conséquence, surtout pour les pays en développement, est la déconnexion de la recherche des réalités locales : « Ce qui est valorisé, c’est la publication dans des revues indexées, et non la possibilité d’appliquer les connaissances dans le pays. En Argentine, la professionnalisation de la recherche s’est produite en tournant le dos aux possibilités d’application des avancées scientifiques », explique Bruno Fornillo, docteur en sciences politiques, chercheur au CONICET et professeur à l’université de Buenos Aires. Il conclut que « les critères d’évaluation auxquels sont soumis les scientifiques ne sont pas raisonnables, car leur idée de l’excellence est mesurée à l’aune de la publication dans des revues mondiales sans rapport avec la réalité du territoire ».

Selon Alexandre Roig, c’est là que réside l’une des raisons de ce qu’il définit comme la crise de légitimité des sciences sociales : « L’évaluation par les pairs est utile, car elle garantit la rigueur de la recherche. Mais si elle devient la seule forme de validation, elle exclut la validation sociale et, donc, la science se construit en tournant le dos à la société ». M. Roig propose d’autres formes de validation des connaissances scientifiques : « exposer les résultats aux acteurs sur lesquels on travaille, participer à des débats publics, communiquer les résultats non seulement par l’écriture, mais aussi par le dessin, l’audiovisuel et l’art ».

Toutefois, le système actuel est loin d’encourager les formes créatives de recherche et de communication : « Il est courant d’entendre les jeunes chercheurs affirmer que le monde universitaire n’est pas le leur, mais l’université devrait être un lieu de réflexion critique et de créativité, et non de reproduction », ajoute M. Roig.

Dans les années 60 et 70, la figure de l’intellectuel qui enseignait à l’université et était profondément impliqué dans les problèmes sociaux de son temps était visible. Mai 68 et les penseurs français de l’époque en sont un cas paradigmatique. Quelques décennies plus tard, dans le contexte de l’expansion du modèle néolibéral, un système s’est installé dans les universités qui génère des profits importants pour un groupe restreint d’entreprises.

Mais peut-être ne s’agit-il pas uniquement de profits : « J’ai l’impression que le modèle est conçu pour que les intellectuels ne “dérangent” plus », explique M. Fornillo. « C’est un système disciplinaire et, en tant que tel, il s’oppose à la connaissance : il s’agit de renforcer une certaine hiérarchie », ajoute M. Perrone.

Pendant ce temps, les chercheurs, plongés dans cette logique de productivité, perdent la capacité de réflexion critique sur leurs propres pratiques. Alexandre Roig ironise : « aujourd’hui, le livre de Pierre Bourdieu ne s’appellerait pas “Le métier de sociologue”, mais bien “Le métier d’un spécialiste de l’écriture d’articles scientifiques” ».

This article has been translated from Spanish.