Le Chili s’insurge contre le système de pension privé hérité des années Pinochet

Les Chiliens se sont insurgés contre le système privé de pensions en vigueur depuis la dictature militaire d’Augusto Pinochet. Depuis l’année passée, des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues à l’appel du mouvement citoyen « No más AFP » qui souhaite mettre fin aux entreprises « Administratrices de fonds de pension » (AFP) et établir un système de sécurité sociale assurant des retraites dignes.

Au Chili, aucun système de sécurité sociale administré par l’État ne permet d’assurer une pension aux travailleurs qui prennent leur retraite. En lieu et place, les employés sont tenus de cotiser auprès de sociétés Administratrices de fonds de pension (AFP), six sociétés privées, dont plusieurs sont contrôlées par des multinationales américaines.

Les AFP prélèvent 10 % du salaire des employés et l’investissent dans des instruments financiers chiliens et étrangers. L’argent s’accumule dans des comptes de capitalisation individuelle qui augmentent au fur et à mesure des contributions mensuelles des travailleurs et de la rentabilité des investissements réalisés par les AFP.

Celles-ci perçoivent une commission pour la gestion et l’administration des fonds qui varie dépend de chacune des six sociétés qui composent le système. Les plus basses tournent autour de 0,5 % et les plus élevées atteignent 1,5 %.

Ainsi, les AFP administrent environ US$190 milliards (près de €166 milliards), ce qui leur permet notamment d’être actionnaires des principales entreprises chiliennes, comme l’entreprise de distribution Falabella, la compagnie électrique Enersis ou la compagnie aérienne Latam.

Le problème de ce système entré en vigueur en 1981 est qu’il n’a pas réussi à procurer des pensions permettant aux personnes qui prennent leur retraite de vivre avec dignité. Selon la Fondation Sol, les AFP versent près de 1,2 million de pensions d’une valeur moyenne de US$320 (environ €280), ce qui est inférieur au salaire minimum chilien.

L’Association des AFP, à savoir l’organisation professionnelle qui les regroupe, considère que les pensions sont peu élevées parce que le taux de cotisation est insuffisant et à cause de « manque de prévision  » de la part de nombreux travailleurs, c’est-à-dire des périodes durant lesquelles ces derniers n’ont pas cotisé.

Pour Marco Kremerman, économiste à la Fondation Sol, le problème est que l’argent que les AFP reçoivent tous les mois ne sert pas à payer les retraites. «  Tout cet argent est investi dans des banques et des groupes économiques nationaux et internationaux. Elles reçoivent de l’argent frais à des taux d’intérêt très faibles et c’est ainsi que les entreprises croissent. Elles utilisent un capital presque gratuit, » explique Kremerman à Equal Times.

L’étincelle qui a allumé les mobilisations

Historiquement, les AFP et le système privé des pensions ont toujours reçu peu de soutien citoyen, mais au fil des années, ils se sont intégrés au paysage des Chiliens et, en règle générale, presque personne n’avait osé sérieusement remettre le modèle en question.

Jusqu’au 24 juillet 2016 en tout cas. Ce jour-là, plus d’un million de personnes manifestaient dans les rues de Santiago et d’autres villes en réponse à l’appel lancé par le mouvement citoyen « No más AFP » (À bas les AFP).

Que s’est-il passé pour que les citoyens décident d’exprimer dans la rue leur indignation à l’égard d’un système qu’ils estiment injuste ? Une information locale qui, en quelques jours, est devenue un scandale national a été l’étincelle qui a mis le feu à la mèche. La protagoniste du scandale est Myriam Olate, une femme qui était jusqu’alors totalement inconnue de l’opinion publique.

Olate est l’ex-épouse du député socialiste Osvaldo Andrade, un homme politique très connu au Chili. Jusque-là, rien qui ne sorte de l’ordinaire. Cependant, il a été révélé que celle-ci avait pris sa retraite de son poste de sous-directrice de la gendarmerie (gardiens de prison) avec une pension de US$7800 par mois (environ €6800).

Ce montant s’explique du fait qu’elle ne cotisait pas auprès des AFP, mais qu’elle était affiliée à un système de prévoyance spécial qui profite au personnel du corps des carabiniers, du service de la sûreté et de la gendarmerie.

Après plusieurs semaines, le Bureau du Contrôleur général a estimé qu’Olate ne remplissait pas les conditions requises pour cotiser à ce système, mais la polémique avait déjà éclaté et mis en lumière par la manifestation du 24 juillet.

« La pension de Myriam Olate a fait un bruit spectaculaire sur les réseaux sociaux. Profitant de l’actualité, nous avons appelé à une mobilisation massive, mais son ampleur a dépassé toutes nos espérances, » déclare Luis Mesina, le porte-parole du mouvement « No más AFP », à Equal Times.

Depuis lors, de nouvelles marches sporadiques ont été organisées. Bien qu’elles n’aient pas été aussi massives que celle du mois de juillet 2016, elles ont rassemblé suffisamment de monde que pour amener les retraites au centre du débat politique et ont obligé la Présidente Michelle Bachelet à intervenir.

Bachelet a annoncé une augmentation de 5 % du taux de cotisation à la charge de l’employeur. Qui gérera ces fonds, et de quelle façon, n’a pas encore été défini. Le Gouvernement a cependant précisé qu’ils ne seront pas entre les mains des AFP.

Mesina estime que cette proposition est un « pas important », fruit des mobilisations dans la rue, mais regrette que le gouvernement de Bachelet ne propose pas une transformation en profondeur afin de retirer les AFP du système.

Pour Kremerman, ceci n’est qu’une « petite rustine » dont l’impact sera minimum étant donné le montant extrêmement faible des retraites dans le pays. « Pour que les retraites suffisent à vivre au Chili, elles devraient augmenter d’au moins 100 % et s’élever à US$675 (environ €590), » affirme-t-il.

Le mouvement « No más AFP », soutenu par la Fondation Sol et d’autres organisations, a présenté une proposition visant à remplacer le système des AFP par un système de répartition solidaire financé par trois parties : les travailleurs, les entreprises et l’État.

AFP pour tous… sauf pour les militaires

En mai 1981, la junte militaire au pouvoir au Chili depuis le coup d’État du 11 septembre 1973, mené par le général Augusto Pinochet, décidait de privatiser le système des retraites. Le ministre du Travail de l’époque, José Piñera, frère de l’ancien président et actuel candidat à la présidence Sebastián Piñera, entama un processus qui aboutit à la création des entreprises Administratrices de fonds de pension (les «  AFP  »).

Mais le nouveau système n’était pas destiné à tous les travailleurs. Paradoxalement, les militaires et les policiers restèrent en marge de ce système et maintinrent un régime de répartition. Pour le calcul de la pension, celui-ci prend en compte la totalité du dernier salaire imposable avant le départ en retraite.

Par conséquent, les militaires peuvent prendre leur retraite avec une pension égale ou presque aux rémunérations perçues au cours de leurs années de service, une situation très différente de celle du reste des travailleurs.

Les idéologues du système et les AFP défendent la viabilité du modèle et la rentabilité qu’il propose aux cotisants. Un argument qui revient souvent pour justifier son succès est que de nombreux pays ont mis en œuvre des systèmes de capitalisation individuelle semblables au système chilien.

Selonl’Association de l’AFP, c’est notamment le cas du Pérou, de la Colombie, de l’Uruguay, du Mexique, de la Suède, de la Pologne, du Panama, etc. pour un total de 27 nations.

La Fondation Sol nuance ces chiffres et affirme que le modèle chilien, totalement privatisé, ne fonctionne que dans une dizaine de pays : Chili, Hong-kong, Maldives, Malawi, Kosovo, Israël, Australie, Mexique, République dominicaine et El Salvador. Kremerman souligne pour sa part qu’en Uruguay et en Suède, par exemple, un cinquième des cotisations va vers les comptes individuels et le reste vers un modèle de répartition solidaire.

Cet article a été traduit de l'espagnol.