Le droit d’association et de syndicalisation, toujours plus sous pression en Turquie

Le droit d'association et de syndicalisation, toujours plus sous pression en Turquie

On 25 November 2018, thousands of women tried to march down the busy Istiklal Street in the centre of Istanbul, on the International Day for the Elimination of Violence Against Women. This march, like many others, had not been given permission by the authorities, and the police stopped the women from gathering by using tear gas.

(Marie Tihon)

Leurs visages enveloppés dans des foulards blancs traditionnels, elles passent des heures, en silence, devant les prisons du pays : plus de 45 jours de mobilisation devant la prison de Maltepe à Istanbul, 25 devant celle de Bakırköy à la périphérie de la ville. Ces rassemblements pacifiques ont cependant rapidement tourné, ces derniers mois, au face-à-face violent avec la police et sont devenus le dernier exemple en date d’une répression accrue envers les actions collectives et les militants en Turquie. « La police les a menacées d’arracher leurs voiles et de les piétiner. Elles ont commencé leur sit-in devant les prisons, sans slogans », raconte l’avocat Sinan Zincir, à Equal Times.

Toujours une cigarette à la main, il passe désormais ses journées entre le Palais de Justice et ces établissements pénitenciers. L’avocat reste aux côtés de ces femmes, les mères des prisonniers politiques d’origine kurde, qui soutenaient une grève de la faim entreprise par quelque 3.000 détenus ce printemps. Ceux-ci s’étaient joints par solidarité au combat de la députée pro-kurde Leyla Güven qui dénonçait les conditions de détention d’Abdullah Öcalan, chef historique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

La grève de la faim s’est terminée le 26 mai. Mais durant des semaines, barrages des rues adjacentes, jets de lacrymogènes et coups de bâtons étaient devenus récurrents, le tout dans un large silence médiatique. « Il s’agit de la violation d’un droit le plus élémentaire de la Constitution de la République de Turquie ! L’ Article 34 dit que chacun a le droit d’organiser des réunions et des manifestations, pacifiques et non armées », rappelle M. Zincir.

Autorisation de rassemblement supprimée

Le gouverneur de la ville de Kocaeli, à une centaine de kilomètres à l’est d’Istanbul, a officiellement interdit tous types de rassemblements devant la prison. La même décision a été prise pour la prison de Bakırköy. « Nous avons proposé de le faire sur une autre place publique du quartier, mais le chef de la police nous a clairement répondu qu’ils avaient reçu l’ordre de nous stopper et de nous attaquer peu importe l’endroit où nous nous rassemblerions », explique encore M. Zincir, à Equal Times.

Depuis plus de deux décennies, un autre rassemblement avait lieu tous les samedis, sans heurts, en plein cœur d’Istanbul, sur la place Galatasaray, épicentre de la longue avenue piétonne Istiklal. « Les Mères du samedi » réclament depuis des années que la lumière soit faite sur les disparitions de leurs enfants, suite à des gardes-à-vue et des arrestations, ayant eu lieu dans les années 1980 et 1990. Regroupées chaque samedi depuis le 27 mai 1995, elles tiennent toujours à la main un œillet rouge et les portraits de leurs disparus.

Mais en août dernier, elles ont été violemment attaquées par la police. Le sous-préfet de la ville s’était alors justifié dans un communiqué que « la manifestation avait été promue sur les réseaux sociaux par des comptes liés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), illégal en Turquie et aucune autorisation n’avait été demandée pour la manifestation ».

Depuis, les veillées du samedi n’ont pas été réautorisées, mais le groupe continue de se rassembler, dans une petite rue non loin de la place Galatasaray et toujours sous la surveillance de dizaines de policiers.

C’est de là que résonne la voix fragile, d’Emine Ocak, devenue malgré elle le symbole de cette répression. La photo de l’arrestation de l’octogénaire avait fait le tour des médias. « Cela fait 24 ans que je m’assois sur la place de Galatasaray. J’implore votre aide [pour obtenir justice] ». La mère de famille a découvert la mort d’Hasan, son fils, disparu après son arrestation en 1995, en menant elle-même ses recherches pour découvrir la vérité, et elle veut aujourd’hui que les coupables soient retrouvés.

Atteintes à la sécurité nationale et à l’ordre public

Ces évènements s’inscrivent, comme tant d’autres, dans un contexte de durcissement sécuritaire depuis la tentative de coup d’État en juillet 2016 et l’instauration d’un « état d’urgence ». « Les rassemblements pour manifester ont soudainement été interdits, il y a eu de graves violations contre la liberté d’expression. Des milliers de personnes ont été condamnées à des peines en raison de messages qu’ils ont publiés sur les réseaux sociaux, accusées d’appartenance ou de propagande d’organisations terroristes. Il y a plus de 260.000 personnes en détention aujourd’hui en Turquie, dont 100.000 qui ont été arrêtées après la tentative de coup d’État », dénonce Gülseren Yoleri, avocate et présidente du bureau stambouliote de l’Association des Droits de l’Homme, (İnsan Hakları Derneği ou IHD), qui a publié un rapport récemment sur la situation des violations de droits en Turquie.

Assise derrière son bureau recouvert de dossiers, Gülseren Yoleri n’a, ces derniers temps, pas une minute de répit. Créée en 1986, l’organisation non-gouvernementale IHD ne revendique aucune affiliation politique. C’est notamment grâce au soutien de l’ONG que les Mères du samedi poursuivent leurs rassemblements.

Les scènes de répression policière se multiplient, lors d’événements aussi divers que la marche pour la Journée mondiale du droit des femmes, le 8 mars dernier, les marches des fierté d’Istanbul ou encore les ruptures de jeûne (politisés) organisés par les Musulmans Anticapitalistes (Anti-kapitalist Müslümanlar, une organisation politique de gauche) durant le ramadan.

« Les fans de football peuvent se rassembler, les organisations religieuses peuvent faire des conférences de presse devant le Palais de justice, mais lorsqu’il s’agit des Kurdes, des socialistes, des femmes, des mères de prisonniers, de n’importe quelle personne de l’opposition, l’État envoie la police, fait arrêter les citoyens en invoquant des atteintes à la sécurité nationale ou à l’ordre public », résume Sinan Zincir.

Les ONG et les organisations politiques ne sont pas les seules à éprouver des difficultés à faire entendre leurs revendications et à exercer leurs droits démocratiques.

La Turquie a beau être signataire de conventions internationales, notamment celles de l’Organisation Internationale du travail, comme la Convention (n° 98) sur le droit d’organisation et de négociation collective, et la Convention (n° 87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, « il y a différents leviers juridiques pour contrecarrer toutes formes d’organisation collective ou de grèves, que ce soit via le code pénal ou la Constitution », explique la chercheuse Işıl Erdinç, docteure en Science politique et auteure de l’ouvrage Syndicats et politique en Turquie : les ressorts sociaux du pouvoir de l’AKP (2002-2015).

Les syndicats et les travailleurs, victimes de restrictions de leurs droits

Dans les années 2000, la vie politique, économique et sociale, mais aussi les réglementations juridiques ont été marquées par les recommandations exigées par le processus d’adhésion à l’Union européenne.

En 2004, la Turquie s’engage dans un processus de réforme du droit du travail. Celle-ci a finalement vu le jour qu’en 2012. Pour la chercheuse, cette réforme a été insuffisante : « elle a le même esprit de restriction des droits syndicaux que la précédente loi ».

C’est pourquoi le pays fera l’objet d’une étude d’évaluation par l’Organisation internationale du travail (OIT), qui considère que la Turquie ne respecte pas les standards internationaux en la matière. Une série de recommandations seront publiées à la suite de la Conférence annuelle de l’OIT, qui se tiendra à partir de la semaine prochaine à Genève.

Il n’y a pas, par exemple, d’élections professionnelles. Il faut que les syndicats justifient d’un certain seuil de représentation (en étant majoritaires dans l’entreprise) pour pouvoir être compétents pour signer des conventions collectives au niveau de l’entreprise.

Mais il faut aussi, pour le syndicat, atteindre un seuil de représentativité dans le secteur au niveau national. « Ce seuil de représentativité a été modifié par le gouvernement en 2012. Il est passé de 10 % en 1983 à 3 %. Ça pourrait être une avancée, mais en pratique, il y a une exonération de ce seuil pour certains syndicats, sous certaines conditions », explique Işıl Erdinç à Equal Times.

Le système fait que les syndicats indépendants sont désavantagés. Entre autres conditions, figure la participation au Conseil économique et social. « Ce conseil est une instance tripartite largement dominée par des représentants étatiques. Les syndicats participant à ces réunions sont dispensés du seuil de 3 %, ils obtiennent de fait la représentativité et sont donc capables de signer des conventions collectives. Mais lorsque l’on regarde quels syndicats sont membres du Conseil, ce sont surtout les confédérations Hak-Iş [proche de l’AKP, nda] et la Türk-Iş [tendance nationalistes, nda]. La Disk, la confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie, de gauche, n’a pas pu bénéficier de cette exonération ».

Il est, par ailleurs, désormais officiellement inscrit dans la loi qu’une grève n’est légale qu’en cas de litige dans l’entreprise. Des grèves de solidarité, ou pour des raisons politiques, sont directement considérées comme illégales. Autre levier : l’invocation d’intérêts « supérieurs ». C’est ainsi qu’en 2014, la grève des ouvriers de Şişecam, du secteur verrier, a été suspendue par les autorités prétextant le motif qu’elle « nuisait à la santé publique », à cause d’un risque de pénurie de médicaments, ceux dont les contenants sont en verre.

Plus récemment, en septembre 2018, 600 ouvriers du chantier du troisième aéroport d’Istanbul ont été arrêtés, d’après un rapport de la Confédération syndicale internationale, alors qu’une grève spectaculaire était lancée pour dénoncer les mauvaises conditions de travail et sanitaires sur place [selon les chiffres officiels 52 ouvriers sont morts sur le chantier].

Près de 10.000 ouvriers avaient bloqué les routes d’accès au site, en brûlant des pneus et en déposant des blocs de béton.

« Ce qu’il s’est passé sur le chantier de l’aéroport est en fait un tableau qui résume la Turquie de 2019. Pas seulement la situation des ouvriers, mais aussi, depuis le début du projet, le choix de la localisation qui signifie de massacrer une forêt, le choix des compagnies de construction proches du gouvernement et les réactions face aux demandes les plus basiques des ouvriers sur place comme le fait d’avoir suffisamment de nourriture. Il y avait également des punaises dans les dortoirs, des retards de paiements », explique Arzu Çerkezoğlu, la présidente de la confédération DISK.

« Le message envoyé par la réponse du pouvoir était en fait pour toute la classe ouvrière : si vous résistez, vous ferez face aux mêmes réponses. Même le président de notre syndicat [Ozgur Karabulut] a été arrêté ».

Être syndiqué, c’est prendre le risque d’être licencié

« Le problème principal en Turquie, c’est la discrimination syndicale, qui existe dans beaucoup d’entreprises. Des ouvriers sont régulièrement licenciés suite à leur affiliation syndicale. Certains sont menacés par leurs employeurs et forcés de quitter leur syndicat ou de choisir un autre syndicat progouvernemental, pour pouvoir bénéficier d’une convention collective par exemple », explique Işıl Erdinç.

Pourtant l’article 25 de la Loi n°6356 sur les syndicats et les conventions collectives des ouvriers, entrée en vigueur en 2012, stipule que « l’embauche des ouvriers ne peut pas être conditionnée à l’adhésion ou à la démission d’un syndicat. L’employeur ne peut pas faire de discrimination entre les ouvriers syndiqués et non-syndiqués ».

Or, la discrimination syndicale existe bel et bien, et a été mise en lumière par l’affaire des ouvrières de Flormar, une filiale turque de l’entreprise de cosmétiques qui détient la marque Yves Rocher.

En 2018, 132 ouvrières ont manifesté quotidiennement devant l’entrée de leur usine pendant plus de 300 jours. Elles avaient été licenciées abusivement pour avoir adhéré à un syndicat. Certaines, celles qui ont renoncé à rejoindre le syndicat, ont finalement retrouvé leurs emplois. Les autres ont reçu des indemnités, suite à une décision rendue par une cour de justice.

« Nos amis de Flormar ont vraiment résisté du mieux possible. Leur résistance est exemplaire » confie Arzu Çerkezoğlu dans son bureau d’Istanbul avant de poursuivre, « tout est fait pour empêcher les syndicats d’exister, du comportement des employeurs au comportement de l’État, en passant par des décrets et des décisions judiciaires ». Selon les chiffres communiqués par la confédération, aujourd’hui, seuls 10 % des travailleurs sont syndiqués dans le pays. Et lorsqu’il s’agit de concertation collective, leurs données font état de 7 % de participant pour les travailleurs du public et 5 % dans le secteur privé.

Peur de représailles

Nombreuses sont les forces syndicales touchées par la perte des adhérents. Le syndicat des travailleurs de l’éducation et des sciences, Eğitim-Sen, a perdu plus d’un tiers de ses membres depuis la tentative de coup d’État de l’été 2016. « Nous comptions plus de 100.000 syndiqués, nous ne sommes plus qu’à 70.000 », calcule Yılmaz Yılancı, le président de la branche d’Eğitim-Sen de Kadıköy, à Istanbul. Des purges dans le secteur public ont été menées dans tout le pays depuis 2016, avec près de 150.000 fonctionnaires et militaires, limogés ou suspendus, souvent pour les mêmes raisons que les militants d’« atteintes à la sécurité nationale ».

Parmi eux figurent 4.218 membres de la confédération KESK, la confédération des syndicats de fonctionnaires. « D’un simple décret-loi, ils ont le droit de suspendre tous vos droits. Nos membres ne peuvent plus enseigner, ils n’ont plus accès à la sécurité sociale. C’est une mort civile ».

Les activités syndicales sont désormais suspectes aux yeux des autorités, et peuvent même mener à des arrestations, comme celle récemment d’une membre du comité exécutif de la KESK, voire des condamnations judiciaires, comme dans le cas des ouvriers d’une usine Renault, à Bursa, qui avaient participé à une manifestation non-autorisée.

Yılmaz Yılancı parle ainsi longuement des investigations en interne, des convocations au sein du Conseil de discipline du Ministère de l’éducation. Les membres du syndicat essaient tant bien que mal de poursuivre leurs actions, non sans peine. « Dès que nos revendications deviennent visibles aux yeux de la société, l’État durcit le ton contre nous. La police nous attaque pendant les rassemblements. Nos leaders sont placés en garde à vue ».

Résultat : les membres quittent le syndicat par peur des représailles politiques et sociales. « La société est réduite au silence », soupire Yılmaz Yılancı. Pas lui. Quand il rencontre Equal Times, en mai, il s’apprête à prendre le train en direction d’Ankara où une marche est organisée par les syndicats d’enseignants devant le Ministère de l’Éducation. « Nous allons sans doute nous faire attaquer par la police. Mais nous tenterons quand même », explique-t-il d’un sourire forcé.

This article has been translated from French.