Les droits socio-économiques doivent guider les réponses des gouvernements au coronavirus

[Cet article a été publié pour la première fois le 04.06.2020.]

C’est à Amartya Sen que l’on doit cette célèbre citation : « Les famines ne sont pas des catastrophes naturelles, mais sont causées par l’homme». Aujourd’hui, force est de constater qu’il en va de même pour les pandémies. Le monde grouille de vilains microbes, comme l’a récemment fait remarquer le spécialiste du changement social Dave Algoso, mais il a fallu un concours particulier d’échecs institutionnels pour en arriver là où nous sommes aujourd’hui : plus de 6 millions de personnes atteintes du coronavirus et près de 380.000 décès à ce jour, outre des dizaines de millions de personnes déplacées, sans emploi et appauvries. L’examen de ces échecs à travers le prisme des droits humains nous livre une nouvelle perspective quant aux réponses dont nous avons besoin, tant dans le contexte de la pandémie qu’à l’avenir.

Les droits humains n’ont pas figuré au premier plan dans les innombrables débats sur le coronavirus et son impact. Et lorsque cela a été le cas, l’accent a généralement été mis sur les droits civils et politiques. Les gouvernements sont exhortés à s’abstenir ou à cesser de prendre des mesures coercitives qui restreignent nos droits de manière injustifiée. Ainsi, les Nations Unies ont récemment sonné l’alarme concernant la dérive « autoritaire » et « très militaire » dans les mesures de distanciation sociale imposées dans nombre de pays. Elle cite notamment le cas des Philippines, où 120.000 personnes ont été arrêtées pour avoir enfreint le couvre-feu.

Cependant, les retombées du coronavirus font également peser une lourde menace sur nos droits socio-économiques. Partout dans le monde, la pandémie a mis en évidence des failles institutionnelles qui ont longtemps miné ces droits. Aujourd’hui, les menaces à ces droits s’intensifient en conséquence. Notamment en ce qui concerne les droits à la santé, au travail et à la protection sociale de milliards de citoyens dans le monde.

Pays après pays, nous mesurons le coût – en termes de vies humaines et de moyens de subsistance – de la détérioration des infrastructures de santé publique, de la précarisation des marchés du travail, de la sous-évaluation du travail de soins, de la réduction de la protection sociale et des problèmes liés aux chaînes d’approvisionnement mondiales. Autant de facteurs qui ont contribué à accélérer la propagation de la pandémie, en rendant un virus mortel encore plus meurtrier.

S’il est facile d’affirmer ce que les gouvernements ne devraient pas faire au plan des droits humains, on semble être nettement moins clair sur ce qu’ils devraient faire. C’est l’une des raisons pour lesquelles – malgré l’attention portée à tant d’aspects de la pandémie par les médias, les décideurs politiques, les militants et les citoyens – une attention nettement moindre a été accordée aux droits socio-économiques. Il est grand temps que cela change, dans notre intérêt à tous, mais surtout dans celui des plus vulnérables.

Le plein respect des droits humains dans un contexte de pandémie reste une obligation – et est inscrit dans la loi

Les gouvernements disposent d’un ensemble d’instruments pour répondre à la pandémie, ainsi que de pouvoirs discrétionnaires quant à la manière de les déployer. Ces pouvoirs ne sont, toutefois, pas absolus. En vertu du droit international en matière de droits humains, les gouvernements sont tenus de prendre des mesures ciblées aussi clairement que possible sur la protection des droits. Dans le contexte du coronavirus, ces mesures comprennent : la coordination de la production et de la distribution pour pallier les pénuries de fournitures indispensables pour les tests et les traitements ; l’orientation des investissements publics pour faciliter le développement de médicaments et de vaccins sûrs, efficaces et à prix abordable ; la régulation visant à prévenir l’accumulation de stocks et les hausses de prix ; la garantie d’un revenu adéquat ; l’interdiction des expulsions ; et l’atténuation d’autres préjudices susceptibles de surgir ou d’être exacerbés par les mesures de confinement. Avant tout, la priorité doit être accordée aux personnes dont la vie et les moyens de subsistance sont les plus menacés.

Pour des centaines de millions de personnes dans le monde, la faim est aujourd’hui une préoccupation bien plus grave que le virus lui-même. Ce constat glaçant souligne l’attention insuffisante portée aux droits socio-économiques dans la majorité des mesures de riposte.

Aux États-Unis, par exemple, la demande d’aide alimentaire a été sans précédent. Ainsi, des photos aériennes ont permis d’observer des files d’attente interminables devant les banques alimentaires aux quatre coins du pays le plus riche du monde. En Inde et au Népal, l’exode des travailleurs migrants a levé le voile sur l’échec des systèmes de protection sociale dans ces deux pays.

Le droit renferme également des dispositions concernant les modalités de financement des mesures de riposte. En vertu du droit international, les gouvernements ont des obligations envers les citoyens dans trois domaines : la manière dont ils lèvent les fonds, la manière dont ils les affectent et la manière dont ils les dépensent. Les enjeux du financement devraient également faire partie des discussions sur la manière dont les droits humains sont protégés dans le cadre de la riposte à la pandémie de coronavirus. Les droits des personnes sont menacés dès lors que les gouvernements ne lèvent pas assez de fonds ou si ces levées de fonds sont régressives, autrement dit si les personnes les plus pauvres portent un fardeau plus lourd que les plus riches, si les budgets gouvernementaux ne privilégient pas la protection des droits socio-économiques, des groupes défavorisés notamment, et si l’argent est dépensé de manière inefficace et gaspillé.

Face à la spirale des inégalités, un débat mondial s’impose plus que jamais

Prenons le cas de l’Afrique du Sud. Des mesures de confinement draconiennes étaient en place depuis près d’un mois avant que le gouvernement ne dévoile son plan d’aide économique le 21 avril. Le plan convenu à la suite d’une campagne menée d’arrache-pied par une vaste coalition d’organisations de la société civile prévoyait un « complément » provisoire de 500 rands (28,60 USD) à l’allocation pour enfant à charge. Il s’agit d’un programme de transfert en espèces dont bénéficient quelque 13 millions de personnes. Le complément en question était toutefois calculé par tuteur et non par enfant à charge, comme cela avait été demandé. Ce détail technique apparemment anodin n’est certainement pas anodin aux yeux des deux millions de Sud-Africains supplémentaires qui se retrouveront sous le seuil de pauvreté alimentaire.

Une telle décision est difficile à justifier lorsque le programme d’aide laisse les sources potentielles de financement intérieur largement inexploitées. Un impôt sur la fortune, par exemple, pourrait permettre de réunir au moins 143 milliards de rands (environ 8,2 milliards de dollars), selon certaines estimations. Soit plus de dix fois le coût additionnel que supposerait l’extension du complément à tous les enfants.

Dans une économie mondialisée fortement inégalitaire, certains pays sont mieux dotés que d’autres dans la lutte contre le coronavirus. Le monde est livré à une course vers le bas pour l’accès aux fournitures essentielles. Il en résulte des hausses de prix et des ruptures de stock – qui vont bien au-delà du simple papier toilette. Ainsi, au Brésil, les laboratoires publics n’ont pas été en mesure de s’approvisionner en réactifs chimiques pour les tests, car les commandes passées par des pays plus riches ont accaparé plusieurs mois de fournitures. Plus grave encore, la pandémie s’est accompagnée d’une série de chocs budgétaires, dont la récession économique, la chute des prix des matières premières, la dévaluation de la monnaie, une importante fuite des capitaux et une augmentation des coûts d’emprunt. Les pays de l’hémisphère sud sont parmi les plus durement touchés.

En vertu du droit international en matières de droits humains, les gouvernements ont également des obligations extraterritoriales. En d’autres termes, leurs actions ne doivent pas causer de dommages prévisibles au-delà de leurs frontières ou empêcher d’autres gouvernements de remplir leurs obligations.

À titre individuel, et en tant que membres d’institutions internationales, les gouvernements sont également tenus de coopérer au niveau international pour sauvegarder les droits des personnes les plus vulnérables. Dans le contexte du coronavirus, les institutions financières internationales, en particulier, doivent être adaptées à leurs objectifs initiaux. Comme l’a fait valoir l’économiste indien Jayati Ghosh, cela sous-entend qu’elles renoncent enfin à des conditions qui relèvent d’un « fondamentalisme de marché » – telles que la libéralisation et la déréglementation – qui font passer les intérêts de la finance mondiale avant les droits des personnes.

Si nous voulons mettre en œuvre des mesures effectives pour sauvegarder les droits socio-économiques, le débat doit inclure plus que des avocats et autres experts. Il s’agit de traduire les obligations juridiques en instruments utiles pour la formulation des demandes citoyennes. Partout dans le monde, lorsque les peuples réclament la justice, il n’est pas rare d’entendre des slogans tels que « les soins de santé sont un droit humain » ou « les droits du travail sont des droits humains ». En revanche, il est beaucoup plus rare d’entendre des explications claires et convaincantes sur la signification de ces slogans, en termes de qui doit faire quoi pour réaliser ces droits.

Lorsque nous affirmons qu’un enjeu relève des droits humains, nous voulons dire qu’il est à ce point essentiel pour chacune et chacun d’entre nous qu’il doit être garanti. Ce que la pandémie de coronavirus nous a montré c’est que les marchés ne sont tout simplement pas à la hauteur. Une foi aveugle dans les marchés équivaut à un manquement délibéré aux obligations en matière de droits humains dans l’arène économique. Si une lueur d’espoir jaillit dans les ténèbres de cet événement mondial sans précédent, c’est la conviction croissante qui anime d’innombrables personnes et communautés de par le monde entier que nous pouvons – que nous devons – construire un avenir meilleur lorsque nous sortirons de la pandémie. À mesure que nous voyons poindre la perspective d’un changement de discours sur le rôle du gouvernement dans des sociétés résilientes, il devient clair que les droits socio-économiques peuvent jouer un rôle fondamental dans la formulation d’un tel discours.