« Le Golfe persique a cessé d’être une terre rêvée pour les migrants d’Asie »

« Le Golfe persique a cessé d'être une terre rêvée pour les migrants d'Asie »

Srinivasan, second left, stands with his family outside of their home in Kerala, India on 20 May 2018. He was working in Saudi Arabia until last June when he suffered a heart attack and was forced to return home.

(Syed Mirza)

Animé de grands espoirs, Mohammed Arshad, 28 ans, a émigré en 2015 de Chittagong au Bangladesh vers l’Arabie saoudite.

Il projetait de construire une maison décente pour sa famille, de financer l’éducation de sa sœur et de trouver un meilleur traitement médical pour sa mère atteinte d’un cancer.

À son arrivée dans ce nouveau pays, un recruteur lui a offert une place d’employé dans une petite entreprise de vente au détail, pour un salaire mensuel de 2 000 riyals saoudiens (environ 533 USD). Bien que ce salaire soit inférieur à ce qu’on lui avait promis à Chittagong, Mohammed était prêt à s’en accommoder – surtout après avoir emprunté 300.000 takas (3 500 USD) à des amis et à des banques pour obtenir son visa de travail.

Les choses se présentait plutôt bien, c’est du moins ce que pensait Mohammed. Jusqu’au jour où, en novembre dernier, son patron lui a annoncé qu’il n’allait plus le garder. «Il m’a dit que mon poste de travail avait été nationalisé », raconte Mohammed.

La nouvelle le bouleverse. « Mes prêts n’étaient pas remboursés. Mais, je n’avais pas d’autre choix que de rentrer au pays », explique-t-il en faisant allusion au système de visa par parrainage ou "kafala" pratiqué partout dans le Golfe, et qui lie les travailleurs migrants à un seul employeur.

L’exemple de Mohammed n’est pas un cas isolé. Ces dernières années ont vu des dizaines de milliers de travailleurs migrants prendre le chemin de retour depuis l’Arabie saoudite, Oman et le Koweït, conséquence de la nationalisation intensive de l’emploi et du climat anti-immigrés en résultant.

En Arabie saoudite, dans le cadre du programme de réformes Vision 2030 annoncé par le gouvernement en 2016, le pays a décidé de prendre des dispositions drastiques pour réduire le nombre de ses citoyens au chômage, particulièrement dans le secteur privé. Au troisième trimestre de 2016, le chômage en Arabie saoudite atteignait 12,1%, le taux le plus élevé en quatre ans selon Forbes Magazine.. Vision 2030 articule les ambitions du royaume de réduire ce taux à 7%.

En 2016 et 2017, de nombreux travailleurs migrants, en particulier des travailleurs indiens et bangladeshis, tenanciers de petits commerces dans les villes saoudiennes, ont perdu leur emploi.

Puis en janvier 2018, le ministère saoudien du Travail a émis une directive identifiant 12 catégories d’emplois dans le commerce du détail qui, à compter de septembre 2018, seraient exclusivement réservées aux citoyens saoudiens. Cette restriction porte notamment sur la vente de matériaux de construction, de meubles et de confiseries, de même que sur la vente de pièces détachées, d’automobiles et de motos.

Cinq cents emplois perdus chaque semaine

Dans un entretien avec Equal Times, un travailleur social de la capitale saoudienne Riyadh a indiqué qu’au moins 500 migrants perdaient leur emploi chaque semaine.

«D’aucuns rentrent chez eux au fur et à mesure que leurs postes de travail sont nationalisés », a confié un travailleur social qui a demandé à préserver son anonymat.

D’après les chiffres de l’Autorité générale de statistique de l’Arabie saoudite, le royaume a vu plus de 277.000 travailleurs étrangers quitter leurs postes au cours du quatrième trimestre de 2017.

Les statistiques montrent aussi qu’au cours de la même période, le nombre de Saoudiens exerçant un emploi a augmenté de plus de 100.000, passant de 3,063 à 3,163 millions.

En janvier de cette année, une mesure similaire a été annoncée à Oman, avec une interdiction provisoire (pour une période de six mois) sur la délivrance de cartes de séjour pour les chercheurs d’emploi étrangers dans 87 fonctions et 10 secteurs d’emploi différents, dont les technologies de l’information, les assurances, la comptabilité et les finances, la vente et le marketing et les médias.

Récemment, Oman a aussi décidé de s’attaquer au problème du chômage croissant parmi ses citoyens (à l’heure actuelle, le taux de chômage officiel s’élève à 17,5%). D’après un haut responsable du ministère de la Main-d’œuvre à Oman, le gouvernement s’est fixé pour objectif de création de 25.000 emplois dans le privé exclusivement pour les ressortissants omanais, et ce entre janvier et juin ; d’après lui, cet objectif aurait d’ores et déjà été dépassé à raison de 3 000 emplois supplémentaires.

« La nationalisation ne signifie pas que le gouvernement vole leurs emplois aux migrants. Il s’agit simplement de réserver aux ressortissants du pays les nouveaux emplois qui sont créés  », explique Sulaiman Khalili, directeur adjoint au Département d’information du ministère de la Main-d’œuvre d’Oman.

Il a ajouté que l’interdiction provisoire de six mois serait probablement prorogée.

D’autre part, le gouvernement omanais supervise de près le processus de nationalisation dans le secteur privé. « Les entreprises qui manquent d’atteindre les objectifs d’"omanisation " fixés par le gouvernement seront interdites », a ajouté Khalili.

Les causes profondes d’une politique hautement controversée

Les économies des six pays membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont toutes été mises à l’épreuve par la baisse des prix du pétrole estimée à 43% au cours des quatre dernières années.

D’après un rapport du FMI publié en décembre 2017, malgré les emprunts extérieurs, les réserves des banques centrales pour les économies du CCG se sont considérablement contractées, passant d’environ 903 milliards USD en 2014 à 705 milliards USD en 2016.

Quand les entreprises locales se sont vues confrontées à des problèmes de liquidité, les travailleurs migrants ont été les premières victimes des restructurations. D’après Nilambar Badal, un activiste des droits des migrants au Népal, « le Golfe a cessé d’être une terre rêvée pour les migrants d’Asie  ».

Badal, qui est directeur de programme du Forum asiatique sur les droits humains et le développement culturel, a déclaré à Equal Times  : « Les entreprises à Oman, en Arabie saoudite et au Qatar sont à court d’argent. Et à cause de ce manque de liquidité, les travailleurs perdent leurs emplois. Chaque jour, nous entendons parler d’au moins une demi-douzaine de cas en moyenne de travailleurs qui restent sur le carreau sans salaire ni nourriture. »

En attendant, alors que le nombre de travailleurs qui prennent le chemin du retour au pays ne cesse de grimper, aucun véritable programme de réintégration ou de réhabilitation n’a été prévu par les principaux pays émetteurs comme l’Inde et le Bangladesh.

En juin dernier, par exemple, Srinivasan, 47 ans, est retourné en Inde en chaise roulante après avoir été victime d’un AVC en Arabie saoudite, qui a laissé tout le côté gauche de son corps paralysé.

Srinivasan, originaire de l’État du Kerala, dans le sud de l’Inde, a payé approximativement 250.000 roupies indiennes (environ 3 670 USD) à un agent pour les formalités de visa qui devaient lui permettre de trouver du travail en tant que charpentier. Cependant, en tant que migrant, il ne bénéficiait d’absolument aucune protection au travail.

« Quand je suis tombé malade, il n’y avait personne pour m’aider. Ne pouvant pas obtenir de traitement adéquat, je suis retourné chez moi  », a confié Srinivasan.

Srinivasan touchait environ 3 000 riyals saoudiens (approximativement 800 USD), montant dont son kafeel (sponsor ou employeur) déduisait une partie pour les frais de nourriture, de logement, l’eau, l’électricité et les frais de visa.

À présent de retour en Inde, Srinivasan vend de la nourriture au bord de la route. Il doit toujours approximativement 200.000 roupies (environ 3 000 USD) sur son emprunt et souffre des effets secondaires de sa maladie mais n’a pas suffisamment de force pour trouver un emploi mieux rémunéré.

« Ma vie est entrée dans une impasse », déplore-t-il.

Arul Antony, chercheur au sein du National Domestic Workers Movement en Inde, a déclaré à Equal Times : « L’Arabie saoudite intensifie son processus de nationalisation. Oman réserve ses emplois à ses ressortissants. Le Koweït projette même d’imposer les envois d’argent à l’étranger. Le Qatar est politiquement isolé. Les perspectives d’emploi sont de plus en plus réduites dans ces pays et quand bien même nous y accédons, c’est pire que du travail forcé », confie-t-il.

Antony appelle les pays asiatiques à ratifier les conventions de l’Organisation internationale du travail qui visent à garantir des conditions de travail décent. Il a aussi fait remarquer que des négociations étaient en cours aux Nations unies concernant un Pacte mondial sur les migrations qui, s’il est appliqué, pourrait contribuer à assurer une migration sure, ordonnée et régulière.