Le harcèlement judiciaire, nouvelle arme contre les défenseurs des droits

Le harcèlement judiciaire, nouvelle arme contre les défenseurs des droits

Cette photographie prise en 2016 montre une partie des 14 travailleurs migrants originaires du Myanmar poursuivis au pénal pour avoir critiqué les conditions de travail relevant de l’exploitation dans l’élevage de volailles de Thammakaset, en Thaïlande, qui fournit le géant de l’industrie alimentaire thaïlandaise Betagro. Leur cas est cité parmi d’autres dans un nouveau rapport sur le harcèlement judiciaire publié par le Centre de Ressources sur les Entreprises et les Droits de l’Homme.

(Migrant Worker Rights Network)

Athit Kong se bat depuis plus de quatre ans pour ne pas aller en prison. Le dirigeant syndical cambodgien est poursuivi au pénal, étant accusé d’avoir commis des violences intentionnelles, entravé le travail d’agents de la fonction publique et obstrué une route publique pour aider à organiser une action revendicative, en 2016, afin d’obtenir la réintégration d’une quarantaine de chauffeurs de bus.

Ces accusations à l’encontre de Athit Kong et de trois autres militants syndicaux viennent de l’entreprise de bus Capitol Bus Company, qui aurait licencié les conducteurs parce qu’ils avaient essayé de créer un syndicat. Kong Athit affirme que sa situation n’est pas un cas isolé.

«  De nombreux autres dirigeants syndicaux, en particulier de syndicats indépendants, sont poursuivis en justice, ce qui entraîne de lourdes conséquences sur leur capacité à s’organiser  », déclare Athit Kong, président du syndicat cambodgien des travailleurs du prêt-à-porter (Coalition of Cambodian Apparel Workers Democratic Union). «  Quand les gens apprennent que de plus en plus de dirigeants syndicaux sont poursuivis, arrêtés et soumis à des pressions, cela les dissuade de participer activement aux activités syndicales.  »

Les poursuites judiciaires engagées par les entreprises à l’encontre des syndicalistes et d’autres défenseurs des droits humains sont en hausse sur l’ensemble du globe, selon un rapport récemment publié par le Centre de Ressources sur les Entreprises et les Droits de l’Homme, établi à Londres (BHRRC, ou Business & Human Rights Resource Centre). Ce rapport, intitulé Défendre les défenseurs  : Contester les actions en justice malveillantes en Asie du Sud-Est, recense également des zones à risque en matière de harcèlement judiciaire en Amérique centrale, en Europe de l’Est et en Russie. Il précise que le nombre de cas signalés a augmenté de 48 % en moyenne par an depuis 2015 à l’échelle planétaire, pour atteindre 84 % l’an passé.

«  Nous avons assisté à une augmentation du harcèlement judiciaire, qui est devenu un outil efficace et pernicieux pour réduire au silence et intimider les voix critiques  », signale Maysa Zorob, en charge de la responsabilité juridique des entreprises pour le BHRRC et auteure du rapport. Elle ajoute que «  la grande majorité des cas reposent sur des accusations de calomnie ou d’autres formes de diffamation.  »

Sur les neuf études de cas présentées dans le rapport, cinq concernent la Thaïlande, où toute condamnation pénale pour diffamation est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement.

Sutharee Wannasiri, chercheuse et consultante sur les droits humains, a elle-même fait l’objet de trois accusations après avoir partagé sur les médias sociaux une vidéo qui avait été réalisée par son employeur d’alors, l’ONG Fortify Rights. Sutharee Wannasiri et d’autres personnes avaient enquêté sur le cas de 14 travailleurs migrants qui avaient publiquement révélé avoir subi de graves violations du droit du travail dans un élevage de volailles de l’entreprise Thammakaset.

«  Les travailleurs avaient utilisé une voie gouvernementale officielle pour présenter leur réclamation et ils avaient obtenu qu’une indemnisation soit versée par l’entreprise  », explique Sutharee Wannasiri. «  Un tribunal a reconnu que leurs droits avaient été bafoués, notamment parce qu’ils avaient été payés au-dessous du salaire minimum, que leurs heures supplémentaires n’avaient pas été comptées et que leurs passeports avaient été confisqués mais, au lieu de verser l’indemnisation prévue aux employés, l’entreprise a commencé à les harceler.   »

Poursuites stratégiques contre la mobilisation publique

Thammakaset a intenté 36 actions en justice au total contre des personnes qui ont essayé d’attirer l’attention sur les violations des droits syndicaux commises par l’entreprise, dont les 14 travailleurs migrants, des défenseurs des droits comme Sutharee Wannasiri, et des journalistes.

Le BHRRC et d’autres observateurs considèrent qu’au moins 17 de ces actions, y compris celle à l’encontre de Sutharee Wannasiri, sont des «  poursuites stratégiques contre la mobilisation publique  », (ou «  SLAPP  » selon l’acronyme anglais).

«  Les SLAPP sont efficaces parce qu’elles ressemblent à des requêtes juridiques légitimes mais, en réalité, elles ne sont qu’une expression du pouvoir qui reflète les déséquilibres des ressources entre les entreprises et les travailleurs ou la population  », précise Maysa Zorob. «  Souvent, les SLAPP impliquent plusieurs années de litiges, non seulement très coûteuses mais aussi très éprouvantes. Elles empêchent essentiellement les défenseurs des droits humains de faire leur travail, parce qu’ils utilisent toutes leurs ressources pour lutter contre ces poursuites.  »

Le militant Andy Hall, un autre défenseur des droits humains pris pour cible par l’entreprise Thammakaset, a fait l’objet de nombreuses poursuites judiciaires en raison de ses activités de soutien aux droits des travailleurs migrants en Thaïlande.

Outre les litiges avec les entreprises avicoles, il a passé des années à se battre contre les plaintes civiles et pénales pour diffamation déposées par l’entreprise de transformation d’ananas Natural Fruit au sujet d’une étude qu’il a réalisée en 2013 sur les mauvais traitements signalés dans une usine de mise en boîte d’ananas.

«  Dès qu’on est poursuivi, on n’a plus qu’une obsession  : se défendre. Et on pense constamment à la plainte. La peur a vraiment un impact psychologique  », explique Andy Hall. La pression l’a contraint à quitter la Thaïlande en 2016, où il vivait depuis plus d’une décennie, et il a passé une année dans un monastère pour se remettre du stress qu’il avait subi. «  Pendant des années, je n’ai pas arrêté de faire des allers et retours au tribunal, je n’en pouvais plus  », confie Andy Hall. «  Les poursuites ont rendu impossible mon travail en Thaïlande.  »

Andy Hall et Sutharee Wannasiri s’accordent à dire que les poursuites judiciaires à leur encontre ont eu un effet dissuasif sur la volonté d’autres personnes de défendre les droits des travailleurs.

«  Les médias locaux et les organisations de défense des droits humains avec lesquels nous sommes en contact en Thaïlande sont peu disposés à parler du cas de Thammakaset, parce qu’ils craignent d’être poursuivis en justice à leur tour  », déplore Sutharee Wannasiri.

Une fragilisation de l’État de droit

L’utilisation du système judiciaire d’un pays pour cibler les défenseurs des droits a également pour effet de fragiliser la confiance du public à l’égard des institutions, de manière plus générale. C’est ce que pense Carlos Lopez, conseiller juridique principal sur les droits humains et commerciaux pour la Commission internationale de juristes.

«  Plus les entreprises recourent à ces stratégies de SLAPP, et plus les fonctionnaires chargés de faire respecter la loi collaborent avec elles, plus l’État de droit et la gouvernance démocratique s’affaiblissent  », constate Carlos Lopez. «  La société civile et les citoyens ordinaires font moins confiance à la légitimité de la loi quand la justice est perçue comme un outil d’oppression pour ceux qui détiennent le pouvoir économique, et non comme un instrument destiné à protéger les droits et l’intérêt public.  »

D’après Maysa Zorob, aucun pays d’Asie du Sud-Est n’a de définition juridique des SLAPP ou de la défense des droits humains. «  C’est pourquoi les juristes ont plus de mal à demander que ces poursuites soient annulées, et les tribunaux à les dénoncer pour ce qu’elles sont  », note-t-elle. «  Deux des recommandations [que nous avons formulées dans le nouveau rapport] visent à définir les SLAPP et à sanctionner leur utilisation, pour assurer que les frais de justice soient pris en charge par les entreprises.  »

Pour Carlos Lopez, il est important aussi de sensibiliser à ces tactiques juridiques les associations d’avocats, les juristes, les membres du système judiciaire et les personnels chargés de faire respecter la loi. «  Chercher à obtenir une législation peut prendre du temps, avec des résultats incertains, mais il existe des exemples positifs de Cours suprêmes et d’autres instances dotées d’un certain degré d’autonomie qui donnent des orientations sur la protection des droits  », ajoute-t-il.

Une autre stratégie importante consiste à faire appel au pouvoir du consommateur et à tirer parti des principes de responsabilité sociale des entreprises adoptés par les sociétés internationales. «  Il y a une rupture totale de la confiance entre les défenseurs des droits humains et les entreprises, mais nous devons trouver des alliés parmi elles pour faire notre travail le plus efficacement possible  », assure Andy Hall.

Par exemple, S Group, la société coopérative finlandaise de vente au détail, a soutenu Andy Hall dans son combat juridique contre Natural Fruit, en supprimant l’entreprise thaïlandaise de sa chaîne d’approvisionnement parce qu’elle avait refusé de coopérer avec des vérificateurs externes.

Bien qu’Andy Hall ait été très affecté par ces poursuites, il affirme que les actions en justice intentées par Natural Fruit se sont révélées contre-productives, d’une certaine manière. «  Personne ne s’est intéressé au comportement de Natural Fruit jusqu’à ce que je sois poursuivi  », annonce-t-il. «  Le rapport que nous avons réalisé sur l’entreprise n’était qu’un rapport de plus sur l’étagère.  ».

De la même manière, Andy Hall estime que les plaintes déposées par Thammakaset ont sensibilisé à la situation des travailleurs migrants dans l’industrie avicole. Un important client de l’entreprise, le conglomérat de l’industrie alimentaire thaïlandaise Betagro, a annoncé, suite aux révélations concernant les mauvais traitements infligés aux travailleurs, qu’il avait mis un terme à ses relations commerciales avec l’élevage de volailles appartenant à Thammakaset.

«  Les entreprises et les investisseurs doivent faire preuve de diligence raisonnable pour assurer qu’ils ne vont pas continuer à travailler ou à importer des produits à des partenaires établis en Asie – ou ailleurs – s’ils ont des antécédents en matière de harcèlement et d’intimidation à l’encontre des travailleurs et des défenseurs des droits  », dit Carlos Lopez. «  Les entreprises et investisseurs qui ne font pas cet effort génèrent des revenus qui permettent à ces pratiques de perdurer.  »

Cet article a été traduit de l'anglais.