Le Loi britannique sur l’esclavage moderne rend-elle les plus exploités encore plus vulnérables ?

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De prime abord, le Royaume-Uni semble se trouver au premier plan de la lutte internationale contre le travail forcé et la traite des personnes. Avec l’adoption, en mars, d’une Loi sur l’esclavage moderne, le Royaume-Uni devenait le premier pays de l’Union européenne et un des premiers au monde à tenter une riposte – législative - contre les formes contemporaines de l’esclavage, qui touchent près de 13.000 personnes en Grande-Bretagne et jusqu’à 21 millions de personnes à l’échelle mondiale, selon certaines estimations.

D’après le Home Office (ministère de l’Intérieur britannique), la Loi « renforce considérablement le soutien et la protection pour les victimes, fournit aux autorités en charge de veiller au respect du droit les outils nécessaires pour prendre en cible les esclavagistes, garantit que les auteurs d’infractions soient sévèrement punis et inclut une disposition phare au niveau mondial encourageant les entreprises à déployer des mesures visant à rendre leurs chaines d’approvisionnement totalement exemptes d’esclavage ».

Mais entre ce que la loi dit et ce que la loi fait, il y a un pas, avertissent les militants. Selon Sean Bamford, responsable politique de la centrale britannique Trades Union Congress (TUC) en charge du trafic de main-d’œuvre et du travail forcé, la Loi relative à l’esclavage moderne ne présente pas de grandes nouveautés si ce n’est qu’elle « remet de l’ordre » dans la législation existante en la consolidant sous forme d’une loi unique.

« La consolidation peut être une bonne idée quoiqu’il fût parfaitement évident à nos yeux que la législation existante manquait d’assurer une protection et un soutien adéquats aux victimes de la traite et du travail forcé. Or la nouvelle loi en fait totalement abstraction. »

De façon significative, cette loi manque, dans le même temps, de s’harmoniser avec certains aspects de la politique d’immigration de plus en restrictive et punitive de la Grande-Bretagne ; cette incohérence est nulle part plus manifeste que dans le traitement des travailleurs domestiques migrants.

Comme l’explique un rapport produit par la Confédération syndicale internationale (CSI), les tentatives d’examen des dimensions de genre dans la traite des êtres humains tendent à se focaliser sur les femmes et l’exploitation sexuelle, or la main-d’œuvre domestique offre un exemple révélateur de l’interaction entre le genre et la traite des êtres humains à des fins d’exploitation par le travail.

Approximativement 16.000 personnes, pratiquement toutes des femmes, se rendent en Grande-Bretagne chaque année avec des visas pour main-d’œuvre domestique. Largement exclues de la législation sur le travail, elles travaillent dans des ménages privés, le plus souvent en l’absence de conditions d’emploi clairement définies. Aussi sont-elles extrêmement vulnérables à l’exploitation et aux abus, tels que surcharge de travail, salaires impayés, restrictions à la liberté de mouvement, harcèlement sexuel, abus psychologique et violence.

En avril 2012, une réforme des règles d’immigration britanniques a rendu « le statut migratoire le plus défavorable qui soit » encore moins enviable. Désormais, les travailleurs domestiques migrants qui entrent en Grande-Bretagne sont liés à un seul employeur et sont tenus à une durée de séjour de six mois maximum.

Kate Roberts, directrice politique auprès de l’organisation britannique de défense des travailleurs domestiques migrants Kalayaan est l’une des plus ferventes critiques du visa lié. « La politique d’immigration britannique réduit les travailleuses et travailleurs domestiques au statut d’esclaves. Ils sont de fait privés de droits individuels. Ils sont traités comme une charge additionnelle et ne sont autorisés à entrer au Royaume-Uni que pour le bénéfice d’une autre catégorie, plus désirable, de travailleurs. »

Et de confier que depuis l’instauration des nouvelles règles, Kalayaan a vu une augmentation des cas signalés d’abus et d’exploitation et, parallèlement, une nette diminution du nombre de personnes qui font appel à son aide.

Priya fait partie de ces victimes. Arrivée en Grande-Bretagne avec un visa qui la liait à une famille originaire du Moyen-Orient, elle était forcée de travailler de 06h00 à 01h00, sept jours sur sept, à cuisiner, nettoyer et à s’occuper de trois jeunes enfants. Les pauses-repas étant exclues, elle devait se contenter des restes et dormir à même le sol, dans la cuisine.

Priya s’est finalement enfuie mais comme son visa était lié à son employeur, elle s’est retrouvée en situation d’illégalité en Grande-Bretagne. Elle s’est donc vue contrainte d’accepter des boulots mal payés, précaires et dangereux et a été victime d’harcèlements sexuels puis, finalement, de viol. Aujourd’hui, elle reçoit de l’aide de l’organisation Kalayaan, cependant des milliers d’autres personnes dans des situations similaires hésitent à recourir à l’aide par crainte d’être pénalisées.

« Ces travailleuses ne disposent d’aucun recours concret face à la maltraitance et aux abus », explique Roberts. « Si, pour quelque raison que ce soit, elles venaient à quitter leur employeur, elles se mettraient en infraction devant les lois d’immigration. »

Suite aux critiques, des modifications mineures ont été apportées, en septembre, aux règles d’immigration britanniques concernant les travailleurs domestiques migrants. Les travailleurs domestiques identifiés dans le cadre du National Referral Mechanism (Mécanisme national d’orientation) comme ayant fait l’objet d’une traite des personnes se verront désormais accorder un visa de six mois.

Toutefois, les amendements ne renferment pas la moindre référence à la prévention de la traite des êtres humains et du travail forcé et ne prévoient toujours aucun recours aux aides publiques ni la moindre protection pour les domestiques.

Colin Yeo, avocat spécialiste de l’immigration en Grande-Bretagne et auteur du blog Free Movement a affirmé à propos des changements qu’il était « difficile d’imaginer qu’ils puissent être plus timorés au vu de tout ce que la victime aura enduré ».

 

Rétablissement

Ce que les militants demandent c’est le rétablissement des protections d’avant-2012 pour les travailleurs domestiques et la ratification de la Convention 189 de l’Organisation internationale des travailleurs sur le travail domestique.

Sous sa forme originelle, le visa pour travailleurs domestiques étrangers, introduit en 1998, garantissait aux domestiques migrants des droits fondamentaux en matière d’emploi et ne les liait pas à un seul employeur. En 2009, une commission spéciale du Home Office en charge du dossier de la traite des êtres humains décrivait ce visa comme « le facteur le plus important dans la prévention de l’asservissement et de la traite de ces travailleurs », indique Roberts.

Pourquoi, dès lors, le gouvernement l’a-t-il abrogé en 2012 ? En définitive, les préoccupations concernant l’immigration ont pris le dessus sur le souci de faire respecter les droits humains. « Les décisions sont motivées non pas par une préoccupation profonde vis-à-vis des travailleurs vulnérables en situation difficile ; elles sont motivées par la politique », affirme Bamford.

« À présent, nous avons une majorité conservatrice au gouvernement et s’agissant des Conservateurs, le frein à l’immigration occupe une place absolument fondamentale », dit-il, malgré toutes les preuves qui attestent de l’effet adverse prévisible sur l’économie britannique de la pénurie de compétences résultante.

« Incroyablement, l’une des raisons avancées [pour mettre fin au visa en 2012] était que cette voie se prêtait aux abus », explique Roberts. « Mais nous n’avons aucune preuve de cela. Il est absolument déconcertant d’entendre dire qu’une voie d’immigration se prête aux abus alors que des êtres humains en chair et en os sont en train de subir des abus, comme un résultat d’être lié par les règles de l’immigration à leur employeur. »

C’est pourquoi la ratification et la mise en œuvre du Protocole de l’OIT sur le travail forcé sont considérées à ce point urgentes ; et c’est aussi pourquoi les actions novatrices menées dans le cadre de programmes comme le projet à financement européen Fine Tune [alliance de syndicats, ONG et organisations confessionnelles œuvrant conjointement à l’amélioration des réponses à la traite des êtres humains] sont si importantes. Pour les militants, la traite des êtres humains et le travail forcé ont trop longtemps été envisagés sous le prisme de la criminalité – or, selon eux, le moment est venu de les envisager comme un enjeu relevant, avant toute chose, des droits humains et des travailleurs.

L’OIT se trouve en ce moment aux devants d’une campagne mondiale ayant pour objectif de persuader 50 pays de ratifier le Protocole d’ici 2018. Jusqu’à présent, seul le Niger y a souscrit mais Bamford garde l’espoir de voir le Royaume-Uni figurer au nombre des signataires. Obtenir du gouvernement britannique qu’il ratifie la Convention 189 ne sera, toutefois, pas aussi facile.

« On nous a dit que ce serait trop difficile dès lors que les travailleurs domestiques sont exclus, à la fois, de la directive européenne sur le temps de travail et de la directive-cadre européenne relative à la sécurité et à la santé au travail. Ce dont il s’agit en définitive c’est du droit d’inspection de l’exécutif chargé de la sécurité et de la santé. Or une plus grande importance est accordée aux droits du propriétaire et employeur qu’à un quelconque droit du travailleur. »

Tout espoir n’est, cependant, pas perdu pour les travailleurs domestiques en Grande-Bretagne. Theresa May, ministre de l’Intérieur britannique, a commandé un examen indépendant sur le visa lié, dont les conclusions sont attendues dans le courant du mois. Pour Roberts, il n’y a pas de doute possible quant à ce qui doit advenir par la suite. « Le système qui lie les travailleurs à leurs employeurs est si manifestement inique et si largement condamné qu’il devra changer tôt ou tard. La question est simplement de savoir combien d’années cela va prendre et combien de travailleurs domestiques devront souffrir entre temps. »