Le modèle d’affaires d’Amazon et les risques de la collecte massive de données

Le modèle d'affaires d'Amazon et les risques de la collecte massive de données

L’entreprise Amazon, présidée par Jeff Bezos, contrôle 33 % du marché mondial des infrastructures dématérialisées (ou « cloud »). Cette forte concentration pose un problème de concurrence, de surveillance et de sécurité.

(Graeme Jennings/Pool/AFP)

Ces dernières années, l’entreprise américaine Amazon a été interpellée pour le traitement de ses travailleurs, les obstacles à l’exercice du droit syndical, l’impact environnemental inhérent à son modèle de distribution et l’effet destructeur sur l’économie locale de son implantation sur un territoire. Un aspect a toutefois été moins contesté jusqu’à présent : la position de plus en plus dominante de l’entreprise en tant que plateforme de données et fournisseur de services Web.

L’entreprise fondée par Jeff Bezos, deuxième homme le plus riche de la planète selon Bloomberg, vit une transformation importante, passant d’une société de vente au détail à une plateforme qui partage son modèle commercial avec des entreprises comme Google, Facebook, Apple et Microsoft. Ce sont les « GAFAM » (l’acronyme des cinq entreprises, y compris Amazon), dont les bénéfices ont explosé depuis que la pandémie a obligé des millions de personnes à numériser toutes leurs interactions sociales.

Selon les estimations, les secteurs non-commerciaux représentent désormais plus de 50 % des bénéfices d’Amazon, et ceux-ci ne font que croître. La majeure partie du chiffre d’affaires provient toujours de la vente de produits, mais ces ventes représentent un pourcentage beaucoup plus faible des bénéfices que le commerce de données ou le joyau de la couronne, Amazon Web Services (AWS), la plateforme de services Web qui représente 33 % du marché mondial des infrastructures dématérialisées en nuage (dit cloud), selon le Synergy Research Group.

Cette concentration accélérée des infrastructures de réseau dans les mains de quelques entreprises, Amazon en tête, pose un problème de concurrence et de surveillance, ainsi que de sécurité.

« En matière de cybersécurité, c’est un risque énorme. Lorsque les serveurs d’Amazon Web Services tombent en panne, c’est la moitié du monde qui s’arrête. Si quelqu’un parvenait à voler ou détourner tout son contenu, ce serait catastrophique au niveau individuel, collectif et systémique. Nous mettons tous nos œufs dans le même panier », résume Esther Paniagua, journaliste et auteure du livre Error 404. ¿Preparados para un mundo sin internet ? (NDT « Erreur 404. Prêts pour un monde sans Internet ? ») aux éditions Debate (2021).

Du modèle de réseau pair-à-pair au « modèle Google »

Le paradoxe est que l’invention de l’Internet lui-même, à la fin des années 1960, est issue de l’approche opposée. « Nous soulignons que la robustesse d’un système dépend de son caractère décentralisé : si l’un des chemins par lesquels circulent les paquets d’information tombe en panne, le paquet peut circuler par un autre chemin », explique Pablo « Manolo » Rodríguez, professeur à l’Université de Buenos Aires (UBA) et auteur de Las palabras en las cosas (NDT « Les mots des choses ») aux éditions Cactus (2019).

« AWS ou Google représentent un recul ou une transformation complète du modèle Internet : face au vieux rêve libertaire de décentralisation, les données sont aujourd’hui détenues par un nombre restreint d’acteurs ». Les risques d’une dérive antidémocratique sont manifestes.

« Ces grandes entreprises ont un pouvoir similaire à celui des grands États du monde, mais, contrairement aux États, elles n’ont pas de gouvernement élu, leur pouvoir est donc dictatorial : AWS impose tout bonnement ses intérêts sur un certain nombre de choses qui étaient auparavant réglementées par les États, comme la conception de l’infrastructure de transmission des données ».

Chemin faisant, les fondateurs et les PDG des GAFAM sont devenus les hommes les plus riches du monde : M. Bezos occupe la deuxième place, le fondateur de Microsoft, Bill Gates, la quatrième, les créateurs de Google, Larry Page et Sergey Brin, les cinquième et septième respectivement, le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, la sixième, et l’ancien PDG de Microsoft, Steve Ballmer, la huitième, selon les données de Bloomberg pour 2022.

Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Un instant bien précis permet de comprendre ce qui s’est passé : la bataille qui a opposé Napster et le groupe de rock Metallica en 2000. Napster fonctionnait sur le principe d’un réseau P2P (peer-to-peer, c.-à-d. de pair-à-pair). Grâce à cette technologie, utilisée par Torrent, les internautes pouvaient partager des albums de musique ou des films dès lors que de nombreux serveurs étaient connectés. Pour avoir permis l’échange de leurs chansons, Metallica a entamé une bataille juridique contre Napster, qui a fait faillite peu après. Le modèle P2P fonctionne toujours sur le Web, mais il a été battu par le modèle inauguré par Google : toute la culture est numérisée gratuitement et l’internaute accède à toutes ces informations en utilisant simplement le moteur de recherche ou, depuis l’arrivée des smartphones, le système Android, qui appartient également à Google.

Dans les faits, cependant, l’accès à cette énorme quantité d’informations et de produits culturels n’est pas gratuit : nous le « payons » avec nos données. Lorsque nous surfons sur le Web, nous laissons derrière nous une énorme quantité de données que des plateformes telles qu’Amazon, Google ou Facebook systématisent et monétiser. Elles peuvent ainsi établir des profils d’utilisateurs qui leur permettent de cibler la publicité ; elles peuvent également vendre ces ensembles de données à des tiers.

« Les revenus sont perçus en échange d’un accès exclusif aux enregistrements des données de navigation des utilisateurs. Pour ce faire, l’activité en ligne de chaque personne est suivie à la recherche de modèles qui correspondent aux intérêts des annonceurs (ou d’autres tiers) et qui peuvent nous inciter à acheter ou à agir comme ils le souhaitent », explique Mme Paniagua

« Ce pistage inclut la collecte d’informations privées, personnelles et intimes : notre historique de recherche (même si nous le supprimons) ; ce que nous voyons, regardons ou écoutons ; notre géolocalisation, nos déplacements et nos lieux de prédilection et même, dans certains cas, notre adresse IP, un identifiant unique qui peut être lié à notre nom et à notre prénom », ajoute la journaliste.

Les données ainsi obtenues sont ensuite vendues à des milliers de tiers par le biais d’enchères en ligne en temps réel. Elles sont envoyées à un serveur publicitaire, arrivent à un système d’enchères pour l’espace publicitaire et les impressions, puis à un autre système d’échange d’annonces qui relie les données de la demande de l’annonceur aux données de l’espace publicitaire. Enfin, l’une de ces demandes de publicité personnalisée sera sélectionnée et affichée à l’individu. Le cycle ne s’arrête pas là cependant : le système obtiendra de lui de nouvelles données pour compléter les informations qu’il possède déjà à son sujet, et ainsi de suite.

Un modèle délibérément addictif

Le modèle d’affaires incarné par Google et Amazon est devenu dominant sur l’Internet. Le modèle P2P continue à exister en ligne, mais le modèle basé sur la collecte et la monétisation des données des utilisateurs est prédominant, et ce, même si les risques associés sont de plus en plus visibles. « Ils savent ce que nous recherchons, ce qui nous intéresse, avec qui nous sommes en relation et nous l’acceptons parce que nous sommes accros et aussi parce que, en retour, ils nous offrent la facilité et des produits et services améliorés », ajoute Mme Paniagua. En effet, il est plus facile de se connecter à YouTube que d’attendre le téléchargement d’un fichier sur Torrent.

En 2020, le documentaire Derrière nos écrans de fumée de Netflix exposait les risques associés aux médias sociaux et ce qui se passe en coulisses. Paradoxalement, il a été diffusé sur une plateforme de vidéo à la demande (streaming) dont le modèle économique s’inspire de celui des GAFAM. Des experts en sociologie, en sciences du comportement et en neurologie conçoivent pour ces entreprises des mécanismes qui génèrent une dépendance très similaire à celle des machines à sous :

« Elles vous plongent dans des cercles vicieux qui vous incitent à rester accroché ; ce sont des boucles ludiques qui renforcent les comportements impulsifs, qui font que notre cerveau libère de la dopamine et nous incitent à vouloir les répéter constamment », explique Mme Paniagua. C’est pour cette raison que nous perdons la notion du temps sur Instagram lorsque nous faisons défiler le contenu à l’infini, souvent de manière beaucoup plus impulsive que consciente.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’un réseau social, Amazon fonctionne de manière très similaire, tout comme Mercado Libre, qui en Argentine occupe actuellement la place d’Amazon : « Ce sont des entreprises qui ont commencé comme des plateformes de e-commerce, mais qui sont passées à la construction d’un environnement. Les gens font passer le temps sur Amazon ou Mercado Libre comme s’ils étaient dans un bar : ils naviguent, cherchent des choses, s’occupent en regardant ce qui est disponible. Cela permet de maximiser l’interaction des données, car pendant que je navigue sur Amazon sans rien acheter, WhatsApp et mon courriel sont ouverts, et des données sont échangées sans mon consentement », analyse Pablo Rodríguez.

La querelle autour de la souveraineté technologique

L’auteure d’Error 404 explique que la conséquence est que « nous sommes en présence d’un panoptique qui voit tout, entend tout, lit tout et couvre tout : le mécanisme de manipulation parfait, doublé d’une machine à gagner de l’argent ». C’est pourquoi sociologue américaine Soshana Zuboff le qualifie de « capitalisme de la surveillance. » D’autres auteurs parlent d’une « économie de l’attention », les entreprises se disputant notre attention, comme l’a clairement indiqué Reed Hastings, PDG de Netflix, en déclarant que son concurrent est le sommeil.

Comme le souligne Pablo Rodríguez, le problème réside dans le fait que « les processus de “profilage” et de personnalisation, la manière dont les algorithmes fonctionnent pour construire ces profils, ne sont pas transparents ». Il existe un problème d’opacité, qui devient critique à une époque où « pratiquement tout est virtuellement enregistrable ».

D’où l’importance croissante d’un débat sur la souveraineté numérique ou, comme cela a été proposé en Amérique latine, la souveraineté technologique, c’est-à-dire la nécessité d’un cadre juridique et institutionnel garantissant que les avancées technologiques seront orientées en faveur des citoyens et non d’intérêts fallacieux et opaques.

Dans le cas de l’Union européenne, les 27 pays-membres progressent sur une loi sur les marchés numériques (ou « DMA » pour Digital Markets Act), un règlement qui vise à limiter le contrôle exercé par les grandes plateformes technologiques.

En 1987, dans son essai La baleine et le réacteur, Langdon Winner posait une question provocante : « Les artefacts font-ils de la politique ? » Sa conclusion était que oui : la technologie n’est pas politiquement neutre. C’est également l’avis de Pablo Rodríguez : « La technologie n’est pas seulement un support, elle représente l’installation d’un monde ; tout système technologique qui se développe court un risque totalitaire ».

La querelle autour de la souveraineté numérique et technologique, en partant d’une conception de la souveraineté qui repose sur les citoyens, implique de retrouver cette conception originelle d’Internet comme réseau de pair-à-pair et de rebrousser chemin sur un cheminement oligopolistique qui a engendré une poignée de milliardaires au prix non seulement de la surveillance de masse et de la promotion de l’addiction aux plateformes, mais aussi de la mise en péril de la stabilité même de cet Internet dont nous sommes toujours plus dépendants.

Cet article a été traduit de l'espagnol par Charles Katsidonis