Le mouvement social et syndical veut rompre avec le cycle de crises et d’ingérence en Haïti

Le mouvement social et syndical veut rompre avec le cycle de crises et d'ingérence en Haïti

The international trade union meeting of 25 and 26 January 2023 in Ouanaminthe, Haiti led to a statement calling for a “transition of rupture” based on the implementation of the decent work agenda, social justice measures and public policies to ensure access to social services.

(Frédéric Thomas)

Le 7 février 2023 marquait le trente-septième anniversaire de la chute de la dictature duvaliériste (1957-1986) et la deuxième année sans un gouvernement légal en Haïti. L’ex-président Jovenel Moïse, son mandat terminé, avait refusé de quitter le pouvoir, prétendant gouverner un an de plus, le temps d’organiser des élections et un référendum sur la Constitution. Il fut assassiné le 7 juillet 2021, et, depuis, c’est le premier ministre, Ariel Henry, qui gouverne ou qui fait semblant de gouverner le pays. À l’heure actuelle, des communes jusqu’au sommet de l’État, il n’y a plus un seul élu en Haïti.

Le panorama dressé en janvier par le dernier rapport des Nations unies est apocalyptique : l’inflation explose, l’insécurité alimentaire s’accroit, le choléra s’étend et l’impunité règne. Quant à la violence liée aux bandes organisées, elle a atteint des proportions jamais vues « depuis des décennies » : les homicides et enlèvements ont augmenté, respectivement, de plus de 35% et 100% entre 2021 et 2022, et les viols (systématiques) demeurent « une arme stratégique pour terroriser les populations ».

À suivre les informations, à lire les rapports, à écouter les humanitaires, c’est le pays tout entier qui semble s’effondrer ces quatre dernières années. Les termes de « gouffre » et de « chaos » sont d’ailleurs souvent revenus dans les propos des Haïtiens et Haïtiennes intervenant lors de la rencontre syndicale internationale, tenue à Ouanaminthe, sur la frontière dominico-haïtienne, les 25 et 26 janvier 2023.

Mais, à l’encontre du discours médiatique et diplomatique international, teinté de néocolonialisme et complaisamment fataliste, toutes et tous insistaient sur le caractère fabriqué et organisé de ce chaos, voire sur sa dimension « fonctionnelle ». Et sur la part de responsabilité de la communauté internationale dans l’apparition et l’aggravation de la crise actuelle.

À l’initiative de la Confédération des travailleurs haïtiens (CTH) et de la Confédération des travailleurs et travailleuses des secteurs public et privé (CTSP), toutes deux affiliées à la Confédération syndicale internationale (CSI), la rencontre avait un double objectif : (re)lancer une campagne de solidarité internationale avec Haïti, sur base des analyses et revendications des organisations haïtiennes, en général, et de la « feuille de route » de la CTH et CTSP, en particulier, et réaffirmer l’ancrage des syndicats dans le mouvement social haïtien, ainsi que dans le projet porté par celui-ci : une « transition de rupture ».

Un pays pris en otage

Thamara Étienne est une jeune femme d’une vingtaine d’années, veuve et mère d’un petit garçon de trois ans, qui vit chez sa mère, et qu’elle soutient financièrement. Quand on lui demande quels sont ses rêves, cette ouvrière syndiquée, travaillant dans une usine de sous-traitance textile, répond : « terminer mes études et trouver un emploi normal, un emploi décent »*. Mais, comment parler d’emploi, de travail décent, quand plus de 90% des travailleurs et travailleuses s’activent dans le secteur informel, que la production se concentre dans des zones franches, et que l’économie, dominée par quelques familles, est pratiquement réduite à un comptoir d’import-export ?

L’annonce, début février 2023, par la multinationale sud-coréenne, Sae-A, du licenciement de 3.500 ouvriers, constitue (à ce jour) le point culminant de la récente vague de licenciements qui frappe le secteur textile haïtien. Principal employeur du parc industriel de Caracol (PIC), référence emblématique du « Haïti is open for business », Sae-A, par un simple communiqué, démontre la faillite de la stratégie de développement poursuivie au cours de ces dernières décennies.

Si l’idée était antérieure au séisme du 2010, la reconstruction du pays allait lui donner un coup d’accélérateur. À l’encontre de tant de projets mal ficelés, non coordonnés et inaboutis, le PIC devait consacrer le succès du partenariat public-privé, auquel s’était joint l’aide internationale ; Caracol fut le principal projet de la coopération étatsunienne pour reconstruire Haïti, soi-disant « en mieux ».

Symbole de la nouvelle Haïti, le PIC devait créer 65.000 emplois et faire du pays le « Taïwan des Caraïbes ». Au plus fort de sa production, la plus grande zone franche du territoire haïtien, employa 20.000 personnes, à des salaires très bas ; et le secteur de la sous-traitance textile, dans son ensemble, près de 60.000 travailleurs et (surtout) travailleuses. Plutôt que de faciliter l’industrialisation et le développement d’Haïti, il piégea un peu plus le pays au bas de l’échelle de la division internationale du travail, dans une dépendance complète envers les États-Unis, qui fixent les conditions et absorbent la totalité de ses exportations textiles.

« Le mouvement syndical rappelle que ces licenciements ne font qu’aggraver le cycle infernal de la pauvreté dans un pays où la protection sociale est quasi-inexistante », dénoncent les syndicalistes haïtiens.

Et cela, alors que la misère, le manque de politiques publiques et l’absence de perspectives pour les jeunes constituent le terrain de recrutement des gangs. « Il est plus facile pour un Haïtien d’avoir une arme que du pain », déplore amèrement Jean Bonald G. Fatal, président de la CTSP. « Les Haïtiens, l’économie sont pris en otage ».

Le gouvernement haïtien, cependant, indifférent et passif dès qu’il s’agit du sort de la population, n’a, jusqu’à présent, pas réagi à l’annonce de Sae-A. Pas plus d’ailleurs que Washington et les institutions financières internationales, qui n’ont eu de cesse, pourtant, de vanter, soutenir et financer le PIC et, au-delà, la stratégie basée sur les zones franches. Loin de ces préoccupations triviales, les ambassades occidentales et le premier ministre haïtien, Ariel Henry, communiaient dans la mise en place d’un nouveau Haut Conseil de Transition ; énième tentative de passage en force, sous couvert de « consensus national », en évacuant toute idée de transition et, plus encore, de rupture, afin d’organiser au plus vite des élections.

« Nous, nous sommes pour des élections », affirme Jacques Belzin, président de la CTH. « Mais pas n’importe quelles élections : des élections qui se font dans de bonnes conditions, où le peuple pourra librement exprimer sa volonté. Et actuellement, il n’est pas possible d’organiser des élections en Haïti. Il y a trop de problèmes : les bandits armés, financés par des politiciens, par le secteur économique corrompu, occupent actuellement plus de 60% du territoire. Si on organise des élections dans ces conditions, on aura un parlement rempli de bandits légaux, des ministres et un président nommés par des bandits ».

À l’instar du pari fait sur les zones franches, la dernière manœuvre du gouvernement haïtien est vouée à l’échec. Tournés vers l’extérieur, pilotés par l’international, ignorant la situation locale et méprisant les demandes du mouvement social, elles composent les conditions économiques et politiques du statu quo, dont les Haïtiens et Haïtiennes ne veulent plus.

Malheureusement, il est d’autant plus tentant d’ignorer son bilan catastrophique et de ne pas tirer les leçons de ses échecs, qu’on n’en subit pas les conséquences, et que c’est la population haïtienne qui en paie le prix fort.

Construire la nouvelle Haïti

La force des choses, dont parlait le révolutionnaire français Saint-Just, pousse les syndicats haïtiens à déborder le cadre classique de leur combat. Comment promouvoir la protection sociale alors que les services sociaux, quasi inaccessibles, ont été sous-traités aux ONG internationales, privatisés ou, simplement, sacrifiés aux intérêts particuliers ? Comment mettre en avant le dialogue social avec un État corrompu et capturé par une oligarchie qui a la main sur l’essentiel des échanges commerciaux ? Comment, enfin, défendre le travail décent dans le pays le plus inégalitaire du continent le plus inégalitaire du monde ?

Impossible de soulever ces questions sans revoir de fond en comble le modèle économique et refonder les institutions publiques au prisme de la souveraineté populaire. Tous les problèmes auxquels les syndicats haïtiens sont confrontés plongent leurs racines dans une série de chocs, parmi lesquels : l’occupation militaire nord-américaine (1915-1934), la dictature duvaliériste, la libéralisation de l’économie à partir de 1983, l’arrivée au pouvoir, en 2011, de Michel Martelly (aujourd’hui ciblé par les sanctions canadiennes pour son soutien aux bandes armées) et dont Jovenel Moïse était le dauphin. L’explosion de violence actuelle est le dernier choc de cette série qui parachève la capture de l’État et la dépendance du pays envers la communauté internationale, en général, et Washington, en particulier.

Les syndicats ont été parties prenantes du soulèvement populaire de 2018-2019 et de la convergence des acteurs de la société civile au sein de l’Accord de Montana, signé le 30 août 2021, consacrant le consensus autour du socle de la souveraineté nationale et du projet d’une transition de rupture.

La déclaration de Ouanaminthe qui clôture la rencontre syndicale internationale des 25 et 26 janvier 2023 réaffirme cette convergence et ce projet, en en déclinant le versant social : mise en place de l’agenda du travail décent, de mesures de justice sociale et de politiques publiques, portant une attention particulière aux droits des femmes et assurant l’accès aux services sociaux.

Lutter contre l’insécurité et la corruption implique de défaire toute la chaîne du chaos, depuis les membres des bandes armées jusqu’à l’oligarchie qui les finance et les instrumentalise, en passant par l’État en voie accélérée de gangstérisation, et les acteurs internationaux qui imposent leurs « solutions ».

La crise en Haïti est structurelle. Sa résolution passe nécessairement par une transition et une rupture « avec le cycle historique de crises, de chocs et d’ingérence ». Et elle passe aussi par une solidarité internationale à même de renverser les politiques onusiennes et occidentales qui enferment les Haïtiens et Haïtiennes dans une crise sans issue, hypothéquant, comme le dit la déclaration, « la construction de cette nouvelle Haïti à laquelle le peuple aspire ».

This article has been translated from French.

* Toutes les citations proviennent d’entretiens réalisés à Ouanaminthe les 25 et 26 janvier 2023.