Les accidents de travail dont on ne parle pas

Les accidents de travail dont on ne parle pas

Last May, 23-year-old Nepalese national Pujan Koirala, a courier for the Spanish company Glovo, was hit by a car and killed while making a delivery. Pujan had no working visa and was working under the account of another rider. Pictured above, people in Barcelona demonstrate in protest at Koirala’s death.

(Isaac Santana)

Une infirmière qui travaille dans un hôpital, un coursier qui livre de la nourriture à domicile, une femme de ménage qui nettoie les chambres d’hôtel, un employé de bureau qui accumule des heures supplémentaires, le barman qui doit cumuler deux ou trois emplois pour joindre les deux bouts. Personne ne qualifierait ces emplois de dangereux en soi et pourtant c’est précisément ce qu’ils sont devenus aujourd’hui.

En 2019, plus besoin de s’accrocher à un échafaudage pour risquer sa vie. La précarité, le stress et le surmenage aussi rendent malade. Ils peuvent même tuer. Et même beaucoup plus que les accidents à proprement parler.

Sur l’ensemble des décès que l’on enregistre chaque jour pour des causes liées au travail (7.500 selon l’OIT), moins de 14 % de ceux-ci se produisent « sur le coup ». La grande majorité de ces décès, à savoir environ 6.500, surviennent lentement à cause d’une longue maladie physique (circulatoire, respiratoire, cancer lié au lieu du travail, etc.) ou mentale.

Les environnements dans lesquels nous travaillons aujourd’hui sont bien plus sûrs que ceux d’il y a 30 ans, et pourtant, la santé physique et émotionnelle des employés reste fragile. Et pour cause. D’une part, on constate que les risques qui existaient déjà auparavant persistent : au sein de l’Union européenne, le nombre des accidents mortels associés au secteur de la construction a connu une forte augmentation ces dernières années. D’autre part, les risques émergents, à savoir ceux associés à l’économie numérique et les risques psychosociaux, augmentent. Il s’agit des risques tels que le stress, la fatigue ou le harcèlement liés à l’organisation du travail, aux horaires, aux exigences ou à l’incertitude.

« Les risques psychosociaux sont le grand mal de ce siècle et découlent des conditions précaires du marché de l’emploi », alerte Ana García de la Torre, secrétaire de la section Santé au travail de l’union syndicale espagnole UGT.

La dernière campagne de prévention de ce syndicat met justement l’accent sur ces menaces « invisibles » telles que la surcharge de travail ou l’hyperconnexion. « Elles ne sont pas neuves ; on en souffrait déjà auparavant, mais il semble évident qu’elles se sont aggravées ».

Au travail, les chutes et les agents infectieux ne représentent plus le danger principal (ces risques sont plus ou moins maîtrisés). C’est désormais l’augmentation de la pression, la précarité des contrats, les horaires incompatibles avec la vie privée qui, peu à peu, continuent à alourdir le bilan des accidents de travail silencieux et dont les médias ne parlent pas qui constituent le danger.

Malades du stress

Sur le marché actuel de l’emploi, tellement frénétique et compétitif, le stress au bureau est devenu pratiquement aussi banal que la machine à café. Il occupe la deuxième position des problèmes de santé les plus fréquents sur les lieux de travail et se dissimule derrière la moitié des cas d’absentéisme.

Il survient le plus fréquemment dans le secteur des services et des soins, des emplois à très forte représentation féminine, où la relation avec les personnes peut être épuisante. « L’idée que le client a toujours raison a constitué une atteinte contre le bien-être de nombreux travailleurs », déclare José Antonio Llosa, docteur en psychologie de l’Université de Gijón. D’après cet expert, l’autre extrême le plus affecté se trouve dans les profils professionnels de faible qualification, « où l’on rencontre des niveaux d’exigence et d’excellence très graves ».

Le stress professionnel est principalement dû à l’excès de travail et à l’augmentation de l’utilisation des technologies. Actuellement selon le dernier rapport sur la santé et la sécurité de l’OIT, 36 % des employés du monde travaillent de trop (plus de 48 heures par semaine) et toutes ces heures excédentaires constituent un danger.

Le rapport avertit de la relation étroite qui existe entre les heures de travail excessives et les accidents du travail : « Une durée du travail excessive engendre une fatigue chronique pouvant entraîner des problèmes de santé comme une maladie cardiovasculaire et des troubles gastro-intestinaux, des problèmes de santé mentale comme des niveaux plus élevés d’anxiété, de dépression et de troubles du sommeil. »

Ana Isabel Mariño, inspectrice du travail et de la sécurité sociale, reconnaît que ces risques psychosociaux sont « les plus graves maintenant », en plus des risques ergonomiques, c’est-à-dire, ceux liés aux mouvements et postures dommageables pour la santé. Pourtant, les mesures de prévention visant à les combattre dans les entreprises restent encore lacunaires. « En situation normale, il n’y a pas de protocole d’action, de la même manière qu’il n’y a pas de protocole pour le harcèlement ou même le harcèlement sexuel », déplore Mme Mariño.

Il convient de sensibiliser les entreprises et d’adapter la législation. Comme le dénonce l’UGT, « les risques psychosociaux ne figurent pas encore dans le catalogue des maladies professionnelles ». C’est pour cette raison que de nombreuses entreprises ne les incluent pas dans leurs analyses des risques ou leurs examens médicaux ; elles les ignorent.

Quelques timides avancées ont eu lieu l’année dernière « comme la reconnaissance du syndrome du travailleur en burn-out », rappelle Dr Llosa, « il faut toutefois rester prudent dans le choix des qualificatifs. La responsabilité n’incombe pas au travailleur qui ne saurait pas gérer le stress », explique le psychologue et on n’y remédie donc pas au moyen d’anxiolytiques, d’exercice ou de méditation, mais au moyen d’une action à la source du problème en modifiant l’organisation du travail.

Travailleurs pauvres, travailleurs en danger

L’insécurité de l’emploi, les contrats précaires et les bas salaires ont créé la nouvelle catégorie des « travailleurs pauvres ». Désormais, en plus d’être pauvres, ils sont aussi davantage susceptibles de se blesser ou de tomber malades.

« Cette flexibilité, cette mobilité, cette obligation extrême et constante de sortir de sa zone de confort sans aucune forme de sécurité génère une forte usure émotionnelle et physique. Cette incertitude professionnelle est liée à des indicateurs moins bons en matière de santé mentale, de dépression, d’anxiété et de découragement. Elle a également un impact sur la façon dont la vie des gens est organisée et les parcours de vie en sont frustrés », déclare Dr Llosa.

Le psychologue, qui participe à un projet de recherche sur la précarité et la santé mentale, met également en garde contre l’existence d’une relation directe entre l’insécurité de l’emploi et la consommation de drogue, entre l’incertitude perpétuelle et l’idée du suicide. « Bien entendu, l’idéation suicidaire ne peut être assimilée à une tentative, mais elle est le signe d’un malaise très profond. »

Simultanément, la précarité entraîne des séquelles physiques. « Ce n’est qu’à partir de 2013 que le nombre d’accidents a augmenté en termes absolus et en gravité, ce qui coïncide avec les mesures visant à flexibiliser le travail », fait remarquer l’inspectrice du travail, Mme Mariño, en évoquant les données relatives aux accidents de travail en Espagne.

Les travailleurs les plus vulnérables sont ceux qui sont embauchés à titre temporaire, ceux qui sont sous-traités par l’intermédiaire d’une agence et les faux indépendants. Les données de l’OIT montrent que la fréquence des accidents de ces travailleurs est beaucoup plus élevée que celle des autres travailleurs.

De plus, ces travailleurs sont embauchés pour accomplir les tâches les plus dangereuses, ont moins accès à la formation, sont plus susceptibles de faire l’objet de harcèlement et, en général, rencontrent plus de difficultés pour faire respecter leurs droits. Il leur faut choisir en permanence entre la santé ou le travail, entre supporter la douleur ou prendre le risque de ne plus être appelés.

Le cas le plus significatif est celui des travailleurs des plates-formes numériques et en particulier les livreurs et les messagers contraints par des entreprises multinationales à travailler à leur compte pour obtenir un salaire. C’est pour cette raison qu’ils perdent la plupart de leurs droits, y compris la prévention de leur santé, dans un secteur qui, précisément, les expose à de nombreux dangers.

« Tous les jours, nous recevons des photos d’accidents. Nous roulons par quarts de trois, quatre et cinq heures de suite et la probabilité d’un accident est donc élevée, mais l’entreprise nous met constamment la pression pour arriver à l’heure. En plus, nous ne recevons aucune formation en matière de prévention des risques », déplore Nuria Soto, porte-parole du syndicat Riders por derechos (Des droits pour les Riders) qui réunit le collectif des livreurs de Barcelone.

Au mois de mai dernier, l’un de ces coursiers, Pujan Koirala, citoyen népalais âgé de 23 ans, a perdu la vie alors qu’il effectuait une livraison. M. Koirala était en situation irrégulière et utilisait le compte d’un autre coursier pour travailler. C’est assez habituel, déclare M. Soto. « Un grand nombre de migrants sans papiers utilisent des comptes loués ou cédés. L’entreprise le sait, mais ça l’arrange. Et ce ne sont sûrement pas ces travailleurs qui vont revendiquer leurs droits. »

Selon le syndicat, depuis la mort de M. Koirala, six autres livreurs sont morts en Europe et en Amérique latine. « Et les entreprises n’ont assumé la responsabilité dans aucun cas », dénoncent-ils. Raison pour laquelle ils exigent qu’ils soient reconnus comme salariés — plusieurs décisions judiciaires en Espagne leur ont déjà donné raison — afin de ne pas devoir continuer à risquer leur vie dans un modèle de travail à la pièce plus typique du XIXe siècle que du XXIe.

Une faille dans le système

Les accidents du travail n’affectent pas uniquement les travailleurs, mais aussi les entreprises elles-mêmes et la société dans son ensemble. Chaque année, les mauvaises pratiques en matière de santé et de sécurité représentent environ 3,94 % du Produit intérieur brut mondial. « Il faut donc placer la prévention au cœur de l’activité des entreprises », affirme Alejandro Pérez, professeur en risques professionnels à l’École de commerce ICADE.

« J’enseigne à mes étudiants à évaluer les risques, à informer leurs travailleurs, à les former et à surveiller leur santé. Il faut d’emblée lutter contre les affections ainsi que le stress, et ce, afin que celui qui en souffre soit protégé de la même manière que celui qui se tord la cheville. Le problème, c’est que nous sommes encore davantage réactifs que préventifs », ajoute-t-il.

L’Organisation internationale du Travail reconnaît que des efforts supplémentaires doivent être consentis pour anticiper les risques et renforcer les normes internationales.

Au cours des prochaines décennies, le monde devra faire face à des défis majeurs en matière de sécurité au travail. Il s’agit notamment du vieillissement de la population, des risques technologiques, de l’utilisation des nanomatériaux et de leur toxicité potentielle, des changements climatiques, mais aussi de l’organisation du travail elle-même.

Il ne sert donc à rien que nous concevions des algorithmes visant à prédire les accidents alors que le marché du travail lui-même est devenu le principal facteur de risque.

Comme le souligne Mme Mariño, l’inspectrice du travail, « pour améliorer la prévention, il est essentiel de ralentir les processus, de mieux réguler les temps, d’arrêter cette folie de la compétitivité. » Il est en effet impossible de protéger le travailleur au beau milieu d’un marché débridé et incertain par définition.

This article has been translated from Spanish.