Les armes et les tirs ne suffiront à étouffer la lutte pour le salaire minimum au Cambodge

Les armes et les tirs ne suffiront à étouffer la lutte pour le salaire minimum au Cambodge

Nget Khun, a land rights activist from the Boeng Kak lake community in Phnom Penh, Cambodia, is pushed aside by police on the first day of a trial against 23 unionists and garment workers, some of whom can be seen on her t-shirt, outside the city’s municipal court on Friday 25 April, 2014.

(Lauren Crothers)

Un arc qui s’étend sur les dix dernières années retrace dans le sang la lutte pour un salaire minimum vital pour les 600.000 travailleurs de l’habillement du Cambodge.

À un bout se trouve l’assassinat, en 2004, du dirigeant du Free Trade Union of Workers of the Kingdom of Cambodia (FTUWKC), Chea Vichea, instigateur de la campagne pour une augmentation du salaire minimum. Il fut abattu en plein jour par un assassin casqué, le jeudi 22 janvier 2004, alors qu’il achetait son journal dans la capitale cambodgienne, Phnom-Penh.

Une décennie plus tard, le vendredi 3 janvier 2014, cinq personnes ont été abattues par la police militaire sur une route poussiéreuse bordée de fabriques de vêtementsfournisseuses des grandes enseignes de prêt-à-porter.

L’incident est survenu au cours de la deuxième journée du mouvement de grève des travailleurs de l’habillement, qui revendiquait une augmentation du salaire minimum de 60 à 100 USD.

À l’issue de ces manifestations, 23 syndicalistes et travailleurs ont été arrêtés et sommairement incarcérés dans une prison isolée à proximité de la frontière vietnamienne en attendant leur procès pour des chefs d’inculpation qui incluent l’incitation, la violence intentionnelle grave et la destruction de propriété publique. Deux d’entre eux ont été libérés sous caution.

Après cinq mois durant lesquels les autres prévenus ont croupi derrière les barreaux, les procès ont commencé. Devant un tribunal barricadé, des partisans arboraient des étendards sur lesquels on pouvait lire : « Le monde entier vous regarde », pendant que d’autres étaient pris dans des échauffourées avec la police. Le vendredi 30 mai, les 23 hommes ont été déclarés coupables mais ont néanmoins été relâchés moyennant des sentences avec sursis.

Parmi eux, le président de l’Independent Democracy of Informal Economic Association (IDEA), Vorn Pao, est devenu une figure emblématique du mouvement pour le salaire minimum – cause pour laquelle il reste résolument engagé malgré ses problèmes de santé, les violences physiques subies durant son arrestation et la sentence avec sursis qui pèse sur lui.

« Malgré l’énorme violence qu’ont subie les militants syndicaux et les travailleurs, nous épuiserons tous les efforts possibles pour exiger un meilleur salaire attendu que les marques ont tiré de gros profits du dur labeur de travailleurs et travailleuses qui touchent des salaires de misère », a dit Pao durant une interview avec Equal Times.

Durant des mois, des militants, ainsi que des amis et proches des syndicalistes ont lancé de multiples appels pour leur libération et ont organisé des rassemblements devant le palais royal, le ministère de la Justice et les tribunaux municipaux, la cour de cassation et la cour suprême.

Leur arrestation a aussi braqué l’attention des médias internationaux sur la situation des travailleurs de l’habillement au Cambodge, qui sont responsables de la fabrication des vêtements destinés aux enseignes de prêt-à-porter les plus connues comme Gap, Levi’s et H&M.

Pao a déclaré qu’il se sentait soutenu dans sa cause par la solidarité qu’ont témoignée les syndicats internationaux au lendemain de la répression sanglante et tout au long de l’incarcération et des procès, que les organisations de défense des droits ont décrits comme une parodie de justice.

« Notre esprit n’est pas près de faiblir ; nous devenons plus forts », a-t-il affirmé, « parce que ces forces armées ne peuvent se servir de leurs armes et de leurs tirs pour nous réduire au silence. »

« Aujourd’hui comme demain, nous revendiquerons un salaire minimum de 160 USD pour les travailleurs. »

Les leaders syndicaux ont maintenu depuis plusieurs mois que leurs demandes pour un salaire de 160 dollars partent de propositions émanant d’un groupe de travail du gouvernement mis sur pied l’année dernière.

Malgré ces conclusions, le salaire minimum s’élève actuellement à 100 USD – un taux arrêté par le ministère du Travail l’année dernière, mais seulement à la suite d’une succession de grèves contre une décision antérieure de la Commission consultative tripartite sur le travail (Labour Advisory Committee, LAC) – instance chargée de fixer le salaire minimum au Cambodge – qui prévoyait une augmentation de 80 à 95 USD.

La LAC est composée de représentants du gouvernement, du mouvement syndical et de l’Association des fabricants de vêtements du Cambodge (Garment Manufacturers’ Association of Cambodia, GMAC), qui représente les employeurs.

The Clean Clothes Campaign, une alliance internationale de syndicats, d’ONG et autres groupes de défense des droits, a déclaré qu’elle soutenait ses partenaires de la campagne Asia Floor Wage en considérant que 100 USD ne représente que 21% de ce qui constituerait un salaire vital décent.

L’industrie de l’habillement est la principale industrie du Cambodge et est sustentée principalement grâce aux commandes émanant des États-Unis et de l’Union européenne.

En décembre, le ministre du Commerce du Cambodge a rapporté que la valeur des exportations de vêtements pour les 11 premiers mois de 2013 s’élevait à plus de 5 milliards USD – soit une augmentation de 22% par rapport à la même période en 2012.

Mais les travailleurs ne récoltent pas le fruit de ces bénéfices.

 

« Ce salaire ne me permet pas de gagner ma vie »

Les 23 syndicalistes symbolisent désormais une industrie où 90% des effectifs sont féminins.

Le secteur a été en proie aux grèves, au mécontentement et aux évanouissements en série.

La vue de groupes entiers de travailleuses parées d’uniformes aux couleurs voyantes, transbahutées comme du bétail dans des camions sans toit vers les fabriques de vêtements fait partie du spectacle quotidien sur les routes nationales poussiéreuses du Cambodge.

Pour tout logement, l’immense majorité de ces travailleuses doit se contenter d’une pièce étriquée s’apparentant davantage à une cellule. Les complexes où elles sont logées ressemblent plus à des centres pénitentiaires et jouxtent généralement les usines où elles travaillent.

Les installations comme les sanitaires ou les pompes à eau pour se laver sont rudimentaires et collectives.

Ces femmes originaires des provinces doivent quitter leurs familles et leurs enfants pour venir vivre et travailler dans des endroits comme celui-ci, sept jours sur sept. Et la plupart du temps, elles sont obligées de faire des heures supplémentaires pour compléter leurs maigres revenus.

Une réalité que Sin Phanny, une travailleuse de la confection de 23 ans, originaire de la province centrale de Kompong Speu, ne connait que trop bien. Selon elle, les travailleuses veulent désespérément gagner de l’argent « pas pour devenir riches mais pour pouvoir subvenir à leurs besoins vitaux ».

Elle travaille depuis cinq ans pour l’usine de chaussures Sky Nice International. Le jeudi 2 janvier, ne pouvant plus supporter la hausse du coût de la vie, Phanny a décidé de rejoindre le mouvement de grève et a été battue par la police militaire alors qu’elle se trouvait à proximité de l’usine sud-coréenne Yak Jin où travaillait son mari.

Son mari, Lon San, 21 ans, fait partie des 23 accusés et n’avait plus de travail lorsqu’il a été relâché.

« J’ai manifesté car je n’arrive pas à gagner ma vie avec ces salaires de misère », a-t-elle confié à Equal Times.

« Je dépense environ 40 dollars pour le loyer et les factures et tous les mois je dois envoyer de l’argent – entre 40 et 50 dollars – à mes parents dans la province. Je dois donc limiter ce que je dépense sur la nourriture. »

Comme tant d’autres travailleuses dans cette industrie, Phanny doit combler ce manque à gagner en travaillant de 7h00 à 21h00, sept jours sur sept.

C’est alors seulement qu’elle parvient à gagner entre 160 et 170 USD par mois.

Et à ses propres problèmes sont venus s’ajouter ceux de son mari, l’épreuve qu’il a dû subir et la privation de salaire durant son incarcération et depuis sa libération, qui a plongé leur petite famille dans une « terrible crise économique », comme l’a décrite Phanny.

 

« Même 160 USD ne suffisent pas »

Un autre aspect invariable des verdicts de culpabilité rendus le mois dernier est le lien direct qu’ils ont avec les activités syndicales des accusés.

Depuis mars, le gouvernement cambodgien exige aux dirigeants syndicaux de présenter des preuves d’un casier judiciaire vierge comme condition pour l’enregistrement de nouvelles sections de leurs organisations.

Également en mars, le ministère du Travail a momentanément suspendu le droit de syndicalisation, un droit reconnu par la constitution nationale, dans l’attente de l’adoption d’une proposition controversée de réforme de la législation du travail au sujet de laquelle des grandes enseignes comme H&M, Gap, Adidas et Nike, de même que des organisation syndicales comme IndustriALL Global Union, UNI Global Union et la Confédération syndicale internationale (CSI) ont, toutes, soulevé des inquiétudes.

Selon Kong Athit, vice-président de la Coalition of Cambodian Apparel Workers Democratic Union (CCAWDU), la principale organisation syndicale indépendante du pays, les 23 verdicts de culpabilité ont permis au gouvernement de s’affirmer et de maintenir le contrôle, tout en évitant de contrarier la communauté internationale davantage.

« C’est bon pour le gouvernement », a-t-il indiqué à Equal Times.

« S’ils agissent de la sorte, c’est pour mieux contrôler et intimider ces militants. S’ils les avaient maintenus en prison, ils auraient suscité l’ire de la communauté internationale des droits humains et l’image du Cambodge [en aurait souffert] et c’est dans ce dessein qu’ils agissent comme ils le font. »

Selon Moeun Tola, directeur des programmes Travail au Community Legal Education Centre (CLEC), une ONG spécialisée dans les des droits juridiques au Cambodge, la répression violente contre la lutte pour un salaire vital s’est convertie en « un cancer pour l’industrie de l’habillement au Cambodge ».

Et même dans ces circonstances, d’après lui, un salaire de 160 USD ne permet pas aux travailleuses de soutenir leur famille. À ce propos, il attire l’attention sur un article de la législation du travail qui stipule que c’est là une condition que doit remplir le salaire minimum.

« L’article 107 de la législation stipule que le salaire minimum doit permettre à un travailleur de subvenir à ses besoins propres ainsi qu’à ceux des personnes à sa charge or 160 USD suffisent à peine pour une seule personne », a-t-il affirmé.

D’après lui, si les grandes marques prennent au sérieux le respect des législations nationales, cette disposition devrait figurer au cœur de leur participation aux négociations en cours.

Pour Vorn Pao, même si la lutte semble trainer en longueur, elle est loin d’être terminée.

« Les travailleurs de l’habillement ont tout sacrifié pour l’essor du secteur de l’habillement mais le gouvernement a fait la sourde oreille lorsqu’il a été appelé à venir en aide aux travailleurs ou à leur assurer des salaires adéquats leur permettant de vivre dignement », a-t-il déclaré.

« Au cours de mes quatre mois et 28 jours d’incarcération, j’ai gagné en force car la prison n’est pas un obstacle qui puisse nous empêcher de revendiquer 160 dollars pour les travailleuses de l’habillement », a-t-il déclaré.

Il a été impossible d’obtenir des commentaires des fonctionnaires du GMAC et du ministère du Travail.