Spéculation boursière sur l’eau : le dernier champ de bataille pour la défense du droit fondamental à l’eau

Spéculation boursière sur l'eau : le dernier champ de bataille pour la défense du droit fondamental à l'eau

According to the United Nations, water use has increased sixfold over the past century and is rising by about 1 per cent a year. For stock market traders in the United States, water futures offer an opportunity to lock-in water prices, but human rights campaigners say, “it is a serious mistake to consider water a commodity”.

(AFP/Paul J. Richards)

Ces dernières semaines, grâce à la frénésie entourant un distributeur de jeux vidéo américain, la volatilité des transactions boursières a fait les gros titres de la presse du monde entier. C’est l’histoire incroyable de justiciers du réseau social Reddit qui ont décidé d’agir ensemble pour pousser à la faillite des fonds spéculatifs qui s’étaient lancés dans la vente à découvert des actions de GameStop, provoquant une envolée des cours, des restrictions sur les transactions boursières et des audiences au Congrès des États-Unis. C’est un exemple frappant de l’absurdité du marché boursier et pourtant, au début du mois de décembre 2020, l’État de Californie a décidé de faire de l’eau un produit négociable en bourse.

Les transactions à terme permettent aux spéculateurs de parier sur le prix futur d’un instrument financier ou d’une marchandise, comme le pétrole ou l’or, et depuis décembre 2020, la bourse de Chicago (Chicago Mercantile Exchange, CME) permet la négociation de contrats pour le marché de l’eau de Californie. Les phénomènes météorologiques extrêmes et les catastrophes liées au changement climatique qui s’abattent sur la Californie, l’État le plus riche des États-Unis, l’ont poussée à chercher des moyens de verrouiller les prix de l’eau à l’avenir. Si les négociations commerciales autour de l’eau ne datent pas d’hier (en Chine, par exemple, le gouvernement encourage les villes à prendre part au commerce de l’eau, en précisant la quantité et la qualité dans des contrats), la CME a fait de l’eau un produit financier et d’autres pays suivent la situation avec la plus grande attention. Alors que sur le marché, agriculteurs, municipalités et fonds spéculatifs sont placés sur un pied d’égalité, les observateurs du marché conseillent sans détour aux investisseurs d’inclure l’eau dans leur portefeuille de matières premières en 2021.

La communauté des droits humains ne partage pas cet enthousiasme. « Je pense que c’est une grave erreur de considérer l’eau comme une marchandise », met en garde le rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme à l’eau potable et à l’assainissement, Pedro Arrojo-Agudo.

Dans une déclaration (en anglais) publiée quelques jours après l’entrée en bourse de l’eau, cet environnementaliste, physicien, professeur d’économie et ancien député espagnol a écrit qu’un « tel marché à terme pourrait aussi inciter les spéculateurs, tels que les fonds spéculatifs et les banques, à miser sur les prix, reproduisant ainsi la bulle spéculative de 2008 sur le marché des produits alimentaires », alors que les prix mondiaux du blé, du riz et d’autres céréales atteignaient des niveaux inégalés en 30 ans, déclenchant ainsi des vagues de manifestations et des troubles généralisés.

Plus spécifiquement, Pedro Arrojo-Agudo redoute que de grandes entreprises agricoles et industrielles s’emparent des ressources limitées en eau de la planète au détriment des petits agriculteurs.

Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), plus de 1,2 milliard de personnes vivent dans des régions agricoles qui souffrent de la rareté de l’eau ou de pénuries hydriques. Les Nations Unies recommandent l’instauration de droits et de quotas relatifs à l’eau, et Pedro Arrojo-Agudo a confié à Equal Times qu’une approche commerciale ne se prête pas à la répartition des besoins les plus fondamentaux des êtres humains. « Comme on dit en espagnol, “on ne peut pas réclamer des poires à un orme”, on ne peut pas demander l’impossible. Ici, on ne peut pas attendre du marché qu’il gère correctement l’eau en tant que droit humain. »

Lorsque l’eau est considérée comme une marchandise, rien ne permet de distinguer son utilisation pour remplir une piscine de son usage pour des services d’assainissement de base. Or, du point de vue des droits humains, la priorité est accordée à ce dernier. « La logique que nous impose la financiarisation de la vie – souvent présentée comme inévitable – suppose non seulement que tout peut être acheté et vendu, mais aussi que tout doit être acheté et vendu », ajoute-t-il. En Californie, sachant que les ressources hydriques s’amenuiseront de plus en plus, mais que les municipalités devront à tout prix continuer de fournir de l’eau à leurs habitants, des sociétés financières pourraient être tentées d’acheter de grandes réserves d’eau et de faire grimper les prix, exactement comme sur le marché de l’immobilier.

Une financiarisation à la source

Depuis les années 1980, différents bailleurs de fonds et structures de gouvernance mondiale ont activement sollicité le secteur financier pour qu’il participe à la gestion et à l’acquisition de services publics. La distinction entre les produits financiers et matériels s’est estompée à mesure que des institutions comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) prônaient l’idée que l’intervention d’acteurs transnationaux améliorerait des services de base, tels que les infrastructures de distribution de l’eau, et les rendrait plus efficaces.

Comme le décrit Daniel Gallagher, candidat au doctorat en urbanisme du Massachusetts Institute of Technology (MIT), dans le quotidien britannique The Guardian, l’un des exemples les plus éloquents de la privatisation de l’eau est celui du Chili, où le Code des eaux de 1981 du général Pinochet « a mis en place un modèle de gestion de l’eau qui a consolidé des droits privés sur l’eau, créé un système de répartition des ressources fondé sur le marché et réduit le contrôle de l’État ».

Cette nouvelle donne a ouvert la voie à la privatisation des services d’approvisionnement en eau ou d’assainissement dans d’autres pays, surtout dans l’hémisphère sud, dans le cadre de réformes néolibérales vantées par la Banque mondiale et le FMI.

De telles réformes ont encouragé des projets d’infrastructure en tant que supports idéaux pour les investisseurs et les fonds de pension. C’est ce que les experts appellent la financiarisation de la nature – l’utilisation de ressources naturelles pour accumuler du capital.

La privatisation des infrastructures constitue souvent une invitation au secteur financier de participer à la distribution de l’eau. Plusieurs pays ont testé différents modèles de propriété, le plus courant étant celui d’un partenariat public-privé, mais certains pays, comme le Chili et le Royaume-Uni, ont opté pour une privatisation totale. Quoi qu’il en soit, il en résulte souvent des gains colossaux pour les investisseurs et une augmentation du prix de l’eau pour les citoyens.

L’un des exemples les plus notoires s’est produit en 2003 à Dar es-Salaam, la capitale de la Tanzanie, où des bailleurs de fonds ont fait peser une pression énorme sur le gouvernement pour qu’il transfère la responsabilité du système de distribution de l’eau de la ville à City Water, une co-entreprise de sociétés britannique, allemande et tanzanienne, soutenue par un prêt de 145 millions de dollars des États-Unis de la Banque mondiale, de la Banque africaine de développement et de la Banque européenne d’investissement. Cette décision, prise sans consultation publique, a provoqué une flambée des prix de l’eau et de fréquentes interruptions du service sans aucune amélioration des services de distribution pour les consommateurs. Le gouvernement a mis fin prématurément au contrat en mai 2005 et un tribunal international a condamné City Water à payer des millions en dommages et intérêts.

En Europe, la directive-cadre sur l’eau de 2000 précise que « l’eau n’est pas un bien marchand comme les autres mais un patrimoine qu’il faut protéger, défendre et traiter comme tel ». Toutefois, elle n’empêche pas les acteurs commerciaux d’intervenir dans l’approvisionnement en eau. Cette ambiguïté politique a donné l’occasion à la Commission européenne de participer à des campagnes de privatisation en réponse à la crise financière de 2008 ; différentes organisations de base et de la société civile, comme l’initiative citoyenne européenne, Right2Water, s’y sont opposées.

Lentement, la tendance à la privatisation commence à s’inverser. Dans un rapport publié en 2014, le Transnational Institute (TNI) a noté qu’entre 2000 et 2014, les autorités publiques de 180 municipalités de 35 pays du monde entier, dont les villes de Berlin, de Budapest et de Paris, ont repris le contrôle des services d’approvisionnement en eau et d’assainissement. Dans la plupart des cas, les contrats avec des fournisseurs privés se sont révélés si peu viables que les municipalités ont choisi de les annuler, même lorsque cela impliquait un dédommagement.

En 2014, la société civile grecque a réussi à empêcher la privatisation de l’approvisionnement en eau à Athènes et à Thessalonique. Le TNI note que le scénario s’est également produit en France, « le pays qui a la plus longue histoire de privatisation de l’eau et héberge les principales multinationales de l’eau », comme Veolia et Suez, qui ont été parmi les premières à exporter le modèle de privatisation dans le monde entier.

Comment gérer la rareté d’un bien commun ?

Pour Tom Middendorp, président du Conseil militaire international sur le climat et la sécurité (International Military Council on Climate and Security, IMCCS) de La Haye, le manque d’accès à l’eau peut devenir un enjeu de sécurité nationale. « L’eau devient “l’or bleu” et c’est inquiétant d’un point de vue sécuritaire », a-t-il déclaré aux participants du Forum européen d’Alpbach de 2020, une plateforme interdisciplinaire mêlant sciences, politique, commerce et culture. Il a également souligné que, indépendamment des ressources sur le terrain, il incombe aux gouvernements de prévenir toute pénurie. Toutefois, la financiarisation fragilise les infrastructures aussi bien dans les pays riches que dans les pays pauvres. « Tous les usagers de l’eau doivent participer aux négociations », a déclaré Chitra Nagarajan, une militante nigériane des droits humains, « certaines personnes ont toujours connu une insécurité hydrique, [mais] ce n’est pas inévitable. »

Lorsque l’eau s’échange comme une marchandise, vient s’ajouter l’inquiétude que les spéculateurs qui ont misé sur sa rareté aient tout intérêt à limiter l’accès aux ressources en eau pour maintenir des prix élevés. « L’eau est un marché très rentable, parce que les gens paient tous les mois pour y accéder », explique Pablo Sánchez Centellas de la Fédération syndicale européenne des services publics (FSESP). Pour le syndicaliste espagnol, coordinateur de l’initiative Right2Water, « c’est pour cela que lorsque [des entreprises] tentent de commercialiser une ressource comme l’eau, l’idée est rejetée. »

« Ces entreprises ne sont intéressées que par le gain, mais lorsqu’un vrai problème surgit, elles prennent leurs jambes à leur cou et laissent les autorités publiques s’en occuper. Vous ne pouvez pas vous contenter de n’être présent que lorsqu’il y a des profits à engranger. »

Au niveau de l’Union européenne, l’initiative Right2Water a poussé le Parlement européen à adopter une résolution en 2015 dans laquelle il affirme que « la prétendue neutralité de la Commission [européenne] au sujet de la propriété et de la gestion de l’eau est en contradiction avec les programmes de privatisation imposés à certains États membres » et appelle la Commission à « repenser la gouvernance de la politique de l’eau et à la refonder sur la base d’une participation active ».

Quant à savoir si les multinationales européennes de l’eau, qui doivent de plus en plus rendre des comptes et qui sont de moins en moins les bienvenues sur le sol européen, afflueront vers les États-Unis et d’autres marchés potentiellement financiarisés, Pablo Sánchez Centellas affirme que c’est déjà le cas. Par exemple, la multinationale française de gestion de l’eau et des déchets, Veolia, est arrivée dans la ville américaine de Flint, au Michigan, à qui elle a conseillé d’utiliser une rivière locale, polluée par des toxines industrielles, comme source d’eau potable. Ce changement de source d’approvisionnement à Flint est à l’origine de l’une des pires catastrophes de santé publique de l’histoire américaine moderne et Veolia est depuis plusieurs années piégée dans une bataille juridique avec l’État du Michigan.

Même si l’approvisionnement en eau est un monopole naturel et malgré une forte volonté de maintenir cette ressource sous contrôle démocratique, son extraction et sa distribution sont exposées au mercantilisme. Qu’il y ait ou pas un contrôle démocratique, la surexploitation peut aggraver la pénurie d’eau dans des écosystèmes interconnectés. Alors qu’un nombre croissant de communautés sont confrontées à une précarité hydrique aux États-Unis, Kelsey Leonard, une militante des droits à l’eau et juriste autochtone, a suggéré une solution qui pourrait fonctionner à l’échelle mondiale : accorder une personnalité juridique à l’eau. Lors d’un débat télévisé en 2020 sur NPR, elle a déclaré que cette solution donnerait à l’eau une visibilité en justice. « S’il est possible d’accorder une personnalité juridique à une société, pourquoi pas aux Grands Lacs ? Pourquoi pas au fleuve Mississippi ? Pourquoi pas aux nombreux cours d’eau de notre planète dont notre survie à tous dépend  ? »

La participation de l’auteur au Forum européen d’Alpbach de 2020 a été parrainée par la Thomson Reuters Foundation.