Activistes, syndicats et voix critiques du Cambodge sont-ils poussés vers la clandestinité ?

Activistes, syndicats et voix critiques du Cambodge sont-ils poussés vers la clandestinité ?

Ms Rany, a teacher and politician in the coastal province of Sihanoukville, and 12 other teachers, all involved in politics, learned that they had been fired shortly after the opposition CNRP party was dissolved. “If the CPP continues to rule the country, I don’t think I can go back to work as a teacher,” she says.

(Enric Català)

[Cet article est accompagné d’un reportage vidéo, à regarder ici].

Pourquoi avez-vous décidé de venir ici pour cet entretien avec Equal Times ?
Je cherche de l’aide. Je veux un meilleur traitement, tant de la part du ministère du Travail que des employeurs. [Avec un message :] s’il vous plaît, ne protégez pas uniquement les employeurs. Protégez-nous, aussi. Nous voulons être mieux traités. (...) Au Cambodge, ceux qui ont de l’argent, ont le pouvoir. L’ouvrier n’a pas d’argent pour payer des pots-de-vin, alors comment pourrait-il avoir raison ? (…). L’employeur utilise toujours l’argent pour amadouer ceux qui sont au pouvoir, les autorités.

Celle qui s’exprime ainsi, c’est Lina [nom d’emprunt], une ouvrière avec 7 ans d’expérience dans l’industrie de la confection, originaire de la province de Tbong Khmum, au sud-est du Cambodge. Doek [nom d’emprunt], un de ses collègues du sud, ajoute :

L’atmosphère est tellement méprisante… Parfois, on nous menace en nous disant que quelqu’un va venir nous mater ; on nous dit qu’on peut nous tuer quand bon leur semble.
Les menaces se sont-elles déjà concrétisées ?
Pas récemment, mais en 2017, alors qu’on manifestait [pendant une pause] contre le licenciement d’un membre de notre syndicat [et pour que l’entreprise s’occupe de la question] et l’employeur a engagé des voyous pour nous attaquer. Ils étaient nombreux, entre 20 et 30.

Aujourd’hui au Cambodge, « la situation semble silencieuse, calme, comme si rien ne se passait du côté des travailleurs ou des syndicats, mais cela ne signifie pas que les choses se soient améliorées, car la réalité est que cette situation est le fait de mises en garde, de menaces et d’intimidations de la part du gouvernement », déclare Rong Chhun, président de la Confédération des syndicats du Cambodge (CCU).

Monika Kaing, sous-secrétaire de l’association des producteurs textiles GMAC réfute catégoriquement, car pour elle, le « calme » est principalement dû aux « améliorations continues des conditions de travail, notamment des salaires, des indemnités et des prestations sociales » de ces dernières années, ainsi qu’à la « maturité » des relations industrielles.

Une victoire à la Pyrrhus

La détérioration des conditions de travail dénoncée par les syndicats du pays (indépendants pour la plupart) est telle, que le Cambodge a été désigné comme l’un des 10 pires pays pour les travailleurs, selon l’indice 2018 dressé par la Confédération syndicale internationale.

Le mouvement syndical du Cambodge a organisé l’une de ses plus grandes démonstrations de force à la fin de 2013, notamment sur la question du salaire minimum. Même s’ils ont obtenu certaines augmentations salariales grâce aux mobilisations, chose que l’on pourrait considérer comme une victoire des syndicats et des travailleurs, William Conklin, directeur au Cambodge de l’ONG américaine Solidarity Center estime que le problème est qu’il s’agissait effectivement d’« une victoire à la Pyrrhus ». En effet, bien qu’ils aient obtenu quelques améliorations, « cette mobilisation soudaine a été perçue comme une menace existentielle pour le gouvernement. Et cette menace a été jugée encore plus grande lorsque le parti de l’opposition, le PSNC, a réussi à tirer profit [du mouvement], à le manipuler ou simplement à être opportuniste. Ce qui a signifié que [les autorités ont vu] qu’elles devaient le placer sous leur contrôle. »

Et, pour le placer sous son contrôle, le parti au pouvoir n’a pas lésiné sur les moyens ou les tactiques en s’appuyant sur l’usage de la force ou de la bureaucratie ou encore en faisant peser la loi de tout son poids.

« Dans la plupart des pays, l’armée est utilisée pour le contrôle des frontières ou pour les catastrophes naturelles. Au Cambodge, l’armée est utilisée pour protéger les intérêts des entreprises : comme dans les concessions de terrains ou les usines. Par ailleurs, l’armée est déployée pour aider le gouvernement à contrôler la situation — manifestants, travalleurs de la confection, ONG, communautés —. C’est le meilleur moyen de courir à la catastrophe. Cela se solde par des blessés et, dans certains cas, des morts », explique Naly Pilorge, directrice de la Ligue cambodgienne pour la promotion et la défense des droits humains, LICADHO.

Bora, qui, comme ses camarades, utilise un nom d’emprunt pour des raisons de sécurité, est le membre le plus âgé du groupe d’employés du secteur de la confection à avoir accepté de participer à une interview d’Equal Times. Celle-ci se déroule dans les locaux d’un petit syndicat indépendant de Phnom Penh, la capitale du Cambodge. A 37 ans, il a passé les sept dernières années dans l’usine de vêtements où il est également organisateur syndical.

À l’instar de ses collègues, lui non plus n’est pas originaire de la capitale, mais d’une province du sud du pays, à la frontière avec le Vietnam.

Aurez-vous de nouveau recours à la grève pour améliorer votre situation ?
Nous allons mettre les manifestations de côté. Désormais, ce que nous allons tenter de faire, c’est d’obtenir une aide juridique. Utiliser des instruments juridiques [pour faire avancer nos revendications]... Même si, [nous en sommes conscients], ce n’est pas efficace.
Faites-vous confiance au système judiciaire ?
Nous n’avons pas encore lutté devant les tribunaux [mais nous savons, grâce à nos réseaux et aux actualités], que la Cour travaille dans l’intérêt des employeurs, car elle reçoit de l’argent de ces derniers.

Corruption, clientélisme, kleptocratie, népotisme et… développement durable ?

Le Cambodge est l’un des pays les plus corrompus de la planète. Selon l’indice 2017 publié par Transparency International, ce pays se classe à la 161e position sur 180 pays, malgré la loi anticorruption « relativement bonne » qui est entrée en vigueur dans le pays en 2011. À cela s’ajoute le fait que la séparation des pouvoirs est plus théorique que pratique, ou encore qu’il n’y a pas de « séparation entre le parti, l’État et le gouvernement », signale l’opposant politique leader du GDP (Parti démocratique populaire), Yang Saing Koma.

La corruption galopante, le clientélisme, la kleptocratie et le népotisme qui caractérisent le gouvernement de Hun Sen (Premier ministre depuis 1985 et dont le parti, le KPK, le Parti du peuple cambodgien, est l’unique parti au Parlement depuis le mois de juillet) font des émules à travers tout le tissu social.

Le développement économique à tout prix que pratique le Premier ministre, dissocié d’un quelconque respect des droits de l’homme, finit par profiter à quelques-uns et affecter le reste de la population.

Pour Mme Pilorge, cet élément est crucial : « Le Cambodge est aujourd’hui considéré comme le pays le plus corrompu de l’ASEAN. Nous sommes également le pays qui connaît la déforestation la plus rapide et, en ce qui concerne l’État de droit et la liberté d’expression, nous nous positionnons toujours au bas du classement. C’est révélateur. Tous les problèmes qui frappent le Cambodge et les Cambodgiens sont liés entre eux. Pourquoi les gens doivent-ils venir travailler comme des esclaves dans les usines ? Est-ce parce qu’ils sont malades ou parce qu’ils ont perdu leurs terres ? Pourquoi doivent-ils aller chercher du travail dans des pays où ils sont victimes de maltraitance ? Encore une fois, c’est parce qu’ils ont perdu leurs terres, leurs moyens de subsistance, l’usage de la forêt… tout cela entraîne la migration, les trafics, les abus. »

L’accaparement (expulsion) des terres à des fins d’exploitation économique (principalement forestière, minière, agricole et touristique) a touché pas moins de 600.000 familles, selon les données de l’ONG LICADHO, une organisation qui a rendu publique une base de données contenant les concessions gouvernementales faites à des investisseurs locaux et étrangers.

« Il est difficile de savoir si le phénomène d’accaparement des terres a diminué ou si ce sont les dénonciations de ce type de spoliations des terres qui ont diminué. Ce dont nous sommes certains, c’est que le phénomène se poursuit. »

Et cela se produit dans un pays fondamentalement agricole, où traditionnellement les paysans dépendent de la terre pour leur subsistance et où les communautés indigènes « sont en train de disparaître » précisément à cause de l’impossibilité d’utiliser la forêt comme elles l’ont toujours fait, explique Mme Pilorge.

Diviser pour mieux régner

Il n’est pas difficile pour une ONG comme LICADHO et les syndicats indépendants de travailler ensemble sur des questions qui affectent les communautés, comme l’accaparement des terres, car dans certains cas, les travailleurs du secteur informel de ces communautés figurent parmi les personnes affectées. Ces alliances, déclare Mme Pilorge, ne sont pas appréciées par les autorités ; elles les considèrent « comme un problème », car elles pourraient notamment profiter à l’opposition.

« Une des raisons, voire la raison principale, pour l’introduction de cette législation — [LANGO] —, pour le renforcement de l’armée et la police et pour l’accroîssement la vigilance, ne consiste pas uniquement à viser ces groupes et individus, mais aussi à diviser pour mieux régner. L’une des tactiques les plus efficaces lorsque l’on souhaite attaquer un groupe consiste à ne pas attaquer tout le monde — tous les médias, tous les syndicats et toutes les ONG —, mais à en cibler un et cela aura aussi un impact sur les autres. Dès qu’une ONG est accusée d’un crime spécifique, la première chose qui arrive, c’est que les personnes des autres ONG, les partenaires financiers, les ambassades... vont l’éviter. Elles seront méfiantes, surtout s’il n’y a pas de médias indépendants. Cela va les isoler et aura un effet sur les autres. En d’autres termes, cela affaiblit non seulement les organisations qui défient les dirigeants [du pays], mais a aussi un impact sur d’autres. Au Cambodge, cela fonctionne particulièrement bien en raison de son histoire récente et du niveau élevé de peur dans le pays [N.D.L.R. Entre 1975 et 1979, le régime génocidaire des Khmers rouges a exterminé entre 1,7 et 2 millions de Cambodgiens, environ un quart de la population de l’époque] », explique Mme Pilorge. Et le problème est « plus préoccupant », souligne-t-elle, lorsque tout cela survient dans des zones rurales et à des individus, des syndicats, des groupes locaux et de petites ONG.

Ainsi, la Loi de 2015 sur les associations et les ONG (mieux connue sous son acronyme anglais, LANGO, qui veille à l’unité et à la sécurité nationales, « la paix, la stabilité et l’ordre public », notamment la culture cambodgienne, contre la diffamation et la dégradation de l’image du pays) viserait à « contrôler, affaiblir et diviser les ONG et les syndicats indépendants », affirme Mme Pilorge. À cela s’ajoutent d’autres lois régressives, toujours en vigueur : une clause de lèse-majesté dans le Code pénal, la loi sur les syndicats et la loi sur les partis politiques.

Le poids des lois et de la bureaucratie… empêche de remplir ses obligations

Dans le cas des attaques contre les syndicats indépendants (pour les distinguer des syndicats dits « jaunes » ou pro-KPK, qui privilégient l’agenda gouvernemental ou celui des employeurs au détriment de celui des travailleurs), bien qu’elles ne soient pas neuves, elles fragilisent leur activité de manière extrêmement forte et mettent leur existence en péril.

Le recours à la force et la tentative de cooptation des dirigeants, les nouvelles réglementations ou les amendements à la législation du travail — sans consultation ni participation des représentants des travailleurs — attaquent de plein fouet l’autonomie et la reconnaissance des syndicats. C’est le cas de la loi sur les « syndicats au statut le plus représentatif » (en anglais, Unions with Most Representative Status – MRS) qui définit à la fois le nombre de membres nécessaires pour être reconnus et leur capacité ou non à négocier avec l’employeur. Les employeurs et l’administration, déclare M. Conklin, « peuvent profiter du MRS et éviter de résoudre un problème ou de négocier avec un simple : “si vous n’avez pas le MRS, je ne dois pas traiter avec vous”. »

« La liberté d’association étant liée à la situation politique, la liberté syndicale actuelle est très restreinte : il est très difficile d’enregistrer un syndicat, surtout dans des cas comme le nôtre, du fait que nous sommes un syndicat indépendant. Et, en comparaison avec la période d’avant 2014, la mobilisation des travailleurs est devenue compliquée, car il y a toujours des “forces spéciales”, que nous ne pouvons pas identifier, qui suivent tous nos faits et gestes dans l’usine. Par ailleurs, les dirigeants syndicaux doivent être très prudents lorsqu’ils s’adressent aux médias, car le gouvernement de Hun Sen contrôle l’appareil judiciaire et peut demander aux tribunaux de s’occuper du dirigeant syndical », explique M. Chhun.

« En outre, dans 80 % des cas, les contrats sont de courte durée ou à durée déterminée (conçus pour des emplois saisonniers), ce qui complique la création de syndicats dans les usines et fait que le travailleur est plus exposé à des représailles (s’il se plaint ou s’il rejoint un syndicat) », ajoute le président du CCU.

Dans ce contexte de précarité syndicale, les devoirs des syndicalistes n’avancent pas ou alors très difficilement. L’ajustement des salaires est l’un de ces dossiers en suspens et urgents, puisque, dans ce pays, le coût de la vie augmente à un rythme vertigineux, et ce, alors que les salaires ne suivent pas, dénoncent les travailleurs. Selon M. Conklin, cet ajustement est une question de volonté politique : « Les marques s’intéressent à la productivité, pas aux coûts de la main-d’œuvre. Malgré ce que tout le monde dit, le coût de la main-d’œuvre n’est pas le facteur déterminant. La stabilité, la prévisibilité et l’infrastructure sont plus importantes. Par exemple, il y a deux coûts fixes beaucoup plus importants au Cambodge : l’énergie et l’expédition (transport) ; et personne ne cherche à les ajuster. »

Une autre dossier en suspens, dans un pays en plein boom de la construction, où les accidents du travail sont fréquents (selon les données du syndicat de la construction BWTUC, 19 % des travailleurs en ont été victimes), où aucun salaire minimum n’a été convenu pour ce secteur (contrairement à ce qui se passe dans l’industrie du vêtement) et où la majorité des ouvriers ont connu des retards de paiement de leurs salaires, consiste à les inclure « dans le Fonds de sécurité nationale et d’obtenir un salaire minimum “juste” », ne devrait pas être retardé sine die, insiste Sok Kin, président du Syndicat des travailleurs du bâtiment et du bois du Cambodge (plus connu sous son acronyme anglais : BWTUC).

Pour ce qui est de l’avenir du travail, le problème de la corruption expose le pays à une incertitude encore plus grande. D’une part, l’absence de réforme de l’éducation (dans un secteur accablé, entre autres, par un bourbier de menue corruption, dénonce les organisations telles que l’Association des enseignants indépendants du Cambodge [Cambodian Independent Teachers Association – CITA]), privera ce pays d’une génération disposant de la formation nécessaire pour relever de défis liés aux technologies de l’automatisation. D’autre part, la corruption « pourrait également dissuader les entreprises disposant de technologies de pointe et extrêmement coûteuses » d’apporter leur technologie dans le pays, affirme M. Chhun.

Quel espace reste-t-il pour l’information, la critique et l’opposition ?

Même si toutes les personnes interviewées dans le cadre de cet article conviennent qu’il existe encore un espace, limité et de plus en plus restreint, dans lequel les organisations de la société civile peuvent opérer, il se trouve que, dans le cas particulier de ces organisations qui se spécialisent dans le respect des droits de l’homme et du travail, dans la liberté d’expression, la démocratie, la justice et la lutte pour les ressources naturelles, elles agissent dans un contexte de « guerre psychologique ».

« Nous passons tellement de temps à créer tous ces niveaux de sécurité qu’à la fin, [tout cela] affecte non seulement notre travail, mais aussi [notre santé] physique et psychologique. Nous plaisantons tous sur le fait que nous sommes un peu fous. Mais c’est comme ça que nous nous sentons et c’est à cause de cette guerre psychologique, qui est tellement efficace… que tout devient si difficile. Dans le même temps, cela nous rend plus forts ; ce qui est difficile vous rend plus fort », déclare Mme Pilorge.

Les médias sont également en première ligne et, comme c’est aussi le cas avec les syndicats et les ONG, les tactiques visant à museler leurs voix antagoniques consistent en « des accusations de trahison ; des factures fiscales exorbitantes — à motivation politique, selon l’opinion générale — non négociables et, comme cela s’est déjà passé dans notre cas, des raisons financières », résume Erin Handley qui était journaliste pour le Phnom Penh Post avant qu’il ne soit vendu (juste avant les élections de juillet) à un entrepreneur travaillant pour une entreprise qui avait entretenu des relations avec Hun Sen auparavant. Le fait que le Cambodge ait perdu 10 places dans l’indice 2018 dressé par Reporters sans frontières (142e position sur 180) est significatif.

Les conséquences pour le public sont évidentes : « L’inquiétude est désormais que les lecteurs cambodgiens seront davantage exposés à de la propagande plutôt qu’à du journalisme véritable », résume Mme Handley.

Et pour les médias qui sont encore en activité, l’autocensure, de la part des rédacteurs ou des journalistes, pourrait influencer le contenu de leurs articles et la façon d’informer. « Bien que tout le monde soit très courageux, lorsque la menace est proférée à l’encontre d’un journaliste local, elle semble plus réelle (car, contrairement à un journaliste étranger, et hormis dans quelques cas, il leur est moins facile de quitter le pays) », conclut la journaliste.

Lam Chantha, épouse d’Yeang Sothearin, un reporter de la radio étasunienne Radio Free Asia (jusqu’à sa fermeture imposée en septembre 2017) accusé d’espionnage par les autorités cambodgiennes, en est consciente : son mari a été arrêté le 14 novembre 2017, placé en détention provisoire et libéré à la fin du mois d’août de cette année sans toutefois que les accusations portées contre lui n’aient été abandonnées. Au-delà de l’agitation suscitée par les accusations portées contre lui (espionnage et production de pornographie), le sentiment d’impuissance, le manque d’information et la peur, cette détention a entraîné des ennuis économiques graves pour le couple et leurs deux jeunes enfants.

Le problème de la liberté d’expression ne se limite pas aux médias : il se pose également dans les écoles, où les enseignants sont contraints d’éviter d’enseigner certains sujets à la prochaine vague de futurs électeurs, estime la professeure Ouk Chhayavy. Si un enseignant est affilié à un syndicat, celui-ci doit faire preuve d’encore plus de circonspection, car il est exposé à la discrimination (distanciation physique, freins à la formation), au fait de devoir enseigner dans une ville éloignée de son domicile voire au licenciement lorsqu’il franchit le pas et devient politiquement actif (selon les rapports du syndicat CITA).

C’est le cas de Mme Rany, enseignante et femme politique à Sihanoukville, une province sur la côte. Elle et 12 autres professeurs, tous engagés en politique, ont appris qu’ils avaient été licenciés peu après la dissolution du parti de l’opposition PSNC (CNRP en anglais). « Si le KPK continue à gouverner le pays, je ne pense pas pouvoir retourner travailler comme enseignante. Je dois trouver un autre travail pour gagner ma vie. Pour le moment, le Cambodge n’est pas un pays démocratique », déclare-t-elle.

Les utilisateurs des réseaux sociaux ne sont pas non plus à l’abri du contrôle des autorités. En effet, peu avant les élections de juillet, les ministères de l’Intérieur, des Télécommunications et de l’Information ont publié une directive commune visant à criminaliser tout commentaire ou information qui porterait atteinte à « la sécurité nationale, à l’ordre public ou à l’ordre social. »

Sanctions internationales

Le « changement radical ; l’utilisation de tactiques contre les ONG, les médias, la communauté internationale, le parti de l’opposition, les citoyens, les militants » a été observé « dès les élections générales de 2013, mais plus particulièrement depuis les élections aux Conseils communaux de juin 2017 », se rappelle Mme Pilorge.

Au cours de ce scrutin, le parti de l’opposition PSNC s’est fortement rapproché du KPK en remportant 44 % des voix. Quelques mois après ce tournant, en novembre, la Cour suprême prononçait la dissolution du parti PSNC. Son leader, Kem Sokha, accusé de trahison, a été envoyé en prison provisoire, jusqu’à sa libération sous caution avec assignation à résidence pour raisons de santé (le 10 septembre dernier). Les autres députés de cette formation ont été déchus de leurs droits politiques (avec des affaires judiciaires encore en suspens) ou ont dû s’exiler.

Et nous arrivons aux dernières élections générales qui se sont tenues le 29 juillet. Le KPK y a remporté les 125 sièges du Parlement. Le parti gouvernera sans opposition, dans le cadre d’un parti unique. Une victoire écrasante qui doit certainement beaucoup au soutien inconditionnel d’une partie de la population, mais dans une mesure égale ou supérieure au fait que ce parti a utilisé tout l’appareil de l’État pour rester au pouvoir : il n’a pas fait marche arrière pour autoriser la liste du PSNC, et ce, malgré les appels internes et internationaux, empêchant ainsi la participation d’une véritable opposition, il a supprimé les médias critiques, il a créé un climat de peur (de s’exprimer ou d’afficher son désaccord) et, qu’il s’agisse d’enseignants dans des villages isolés ou desmilitaires ou des gendarmes et policiers, tous ont œuvré pour la victoire du KPK ou contre la trahison du Cambodge. Et c’est ainsi qu’entre en scène la « révolution de couleur » dénoncée par le KPK, qui comprend le supposé complot des États-Unis, de l’UE et d’autres pays et organisations pour renverser le gouvernement de Hun Sen. Et critiquer Hun Sen, son gouvernement ou le KPK constitue une forme de trahison.

En raison du mépris du gouvernement de Hun Sen pour les droits humains et l’État de droit (auxquels les Accords de Paris de 1991 et la Constitution de 1993 sont dus notamment), le Cambodge pourrait perdre son accès préférentiel au marché européen s’il ne met pas en œuvre des mesures « crédibles et satisfaisantes ».

Le 5 octobre, la commissaire européenne au commerce, Cecilia Malmström, a annoncé que l’UE pourrait suspendre le programme Tout sauf les armes (TSA) pour le Cambodge. Cette initiative, dont l’objectif est de contribuer au développement économique, sous la forme de création d’emplois, des « pays les moins développés », permet aux exportations de ce pays d’Asie d’accéder au marché communautaire en franchise de droits. La suppression de cette initiative pourrait coûter au Cambodge environ 676 millions d’USD par an, soit environ 594 millions d’euros (selon les données qui ont filtré à la fin 2017). Il ne faut pas oublier que l’UE est le principal marché vers lequel le Cambodge exporte (bien que la Chine soit l’un des plus gros investisseurs dans le pays, mais que cette dernière n’exige pas le respect des droits de l’homme). De plus, le secteur de la confection représente 75 % de toutes les exportations vers l’Union.

Selon des sources de la Commission européenne consultées par Equal Times, l’institution dispose d’un peu moins de 12 mois pour prendre la décision finale concernant le retrait du traitement préférentiel, tout en conservant pour le moment tel que cela a été le cas jusqu’à présent, un canal de dialogue ouvert, puisque « l’objectif consiste à améliorer la situation des gens sur le terrain ».

Le secteur de la confection représente un chiffre d’affaires de 5 milliards de dollars US (environ 4.393 milliards d’euros) pour le Cambodge et emploie quelque 750.000 personnes (dans un pays comptant un peu plus de 16 millions d’habitants), principalement des femmes.

En août, les États-Unis ont annoncé le renforcement des restrictions en matière de visas (lancées en décembre 2017) contre toutes les personnes qui nuisent à la démocratie au Cambodge.

Dans le pays, certains soutiennent la pression internationale : « Pour que le gouvernement de Hun Sen respecte les droits de l’homme et la démocratie, des sanctions sont nécessaires. Dans les faits, celles-ci finiront par affecter le travailleur, mais seulement pendant une courte période de temps. Toutefois, cela permettra d’améliorer la condition des travailleurs sur le long terme. Je pense qu’il vaut mieux souffrir pendant une courte période et avoir de meilleures conditions pour nos travailleurs, le respect des droits de l’homme et de la démocratie, plutôt que, par crainte de perdre un emploi dans des conditions pénibles, laisser les choses continuer comme avant », déclare M. Chhun.

Ceux qui en ressentent les conséquences finales dans leur portefeuille sont plus prudents. Bora, l’un des travailleurs en faveur d’une intervention de l’UE « pour que le gouvernement cambodgien écoute » leurs problèmes « et les résolve », comprend que, si cela signifie perdre son emploi, la situation « sera très difficile ».

« Nous ne pouvons pas perdre nos emplois. Nous ne pouvons pas arrêter de travailler, nous devons gagner de l’argent. Je dois élever mes enfants, soutenir ma femme, aider mes parents… »

C’est le va-tout joué par Hun Sen : faire avancer son programme de développement à court terme en ignorant les lignes rouges, persuadé que les partenaires occidentaux ne prendraient aucune mesure qui pourrait nuire au maillon le plus fragile de la chaîne : le travailleur. Ces mesures auront-elles cependant un impact favorable sur le respect des droits humains et de l’État de droit ? L’impression générale est que, à tout le moins, tout restera pareil (avec de possibles annonces, superficielles et pleines de bravades, comme celles de ces derniers jours, sans toutefois entrer dans le détail) et que la situation empirera si le Premier ministre a le sentiment qu’il pourrait perdre le pouvoir.

This article has been translated from Spanish.

Danielle Keeton-Olsen a participé à la recherche pour ce reportage. Interprétation et assistance : Leng Len.

Ce reportage et la vidéo qui l’accompagne ont pu être réalisés grâce au financement d’Union to Union — une initiative des syndicats suédois — et au soutien de la Confédération syndicale internationale.