Les dessous de la campagne antisyndicale du gouvernement Macri en Argentine

Les dessous de la campagne antisyndicale du gouvernement Macri en Argentine

A poster criticising the economic policies of former Argentinian president Mauricio Macri. His business-friendly reforms prompted clashes with unions, who saw them as an attack on workers’ rights and living conditions.

(JSPhoto/Alamy)

En décembre 2021, des employés de l’Agence fédérale du renseignement d’Argentine ont signalé dans le cadre d’une procédure pénale qu’ils avaient découvert une vidéo sur un vieux disque dur. Déformée sur les bords, comme si elle avait été prise avec un objectif Fisheye, la vidéo, vraisemblablement prise par une caméra de sécurité, montre une rencontre qui a eu lieu en juin 2017 entre des responsables politiques de la province de Buenos Aires, des agents du renseignement et des hommes d’affaires dans la salle du conseil d’une banque du centre de Buenos Aires.

Les images montrent les hommes en train de discuter de la manière d’envoyer en prison Juan Pablo Medina, chef de section du syndicat des ouvriers de la construction d’Argentine (UOCRA) dans la ville de La Plata. Un commentaire en particulier a immédiatement défrayé la chronique en Argentine lorsque la vidéo a été rendue publique : « Croyez-moi, si je pouvais – et je démentirais ces propos si quelqu’un me le demandait – si je pouvais faire appel à une Gestapo, à une force de choc pour mettre fin aux syndicats, je le ferais, » déclarait dans la vidéo Marcelo Villegas, alors ministre du Travail de la province de Buenos Aires.

Les tentatives concertées d’incarcération de M. Medina sont loin d’être le seul exemple de collusion présumée entre des responsables politiques et les services de renseignement sous le gouvernement de Mauricio Macri, qui a présidé le pays de 2015 à 2019. De fait, l’agence fédérale du renseignement argentin fait actuellement l’objet d’une enquête de grande envergure après qu’il a été constaté qu’elle a mené une série d’opérations illégales visant un éventail de cibles allant de l’élite politique argentine aux familles de l’équipage du sous-marin perdu ARA San Juan, en passant par des journalistes qui avaient souhaité couvrir la conférence de l’Organisation mondiale du commerce de 2017 à Buenos Aires et le dirigeant du syndicat des camionneurs Pablo Moyano. Deux agents du renseignement qui apparaissent dans la vidéo ont également été impliqués dans certaines de ces affaires. Mauricio Macri lui-même a été mis en examen dans l’affaire du sous-marin, même s’il affirme que les accusations portées contre lui sont politiquement motivées.

Ancien maire de Buenos Aires, politicien de droite, M. Macri s’était positionné comme un modernisateur favorable aux entreprises, promettant d’ouvrir l’Argentine aux affaires et de mettre fin aux éternelles turbulences inflationnistes du pays. Ces politiques lui ont valu des heurts avec les syndicats, qui voyaient dans ses initiatives une offensive néolibérale ouverte contre les droits et les conditions de vie des travailleurs.

Lorsque la vidéo a été rendue publique, les dirigeants des principaux syndicats argentins ont annoncé qu’ils intenteraient une action en justice, soulignant que la rencontre capturée par la caméra n’avait rien d’un cas isolé, mais participait bien au contraire d’une stratégie de persécution antisyndicale systématique, orchestrée par le président Macri et la gouverneure de la province de Buenos Aires, Maria Eugenia Vidal. « Ils n’agissaient pas de leur propre chef », a souligné Hugo Yasky, secrétaire général de la Centrale des travailleurs d’Argentine (Central de Trabajadores de la Argentina), lors d’une conférence de presse tenue le 20 décembre 2021 pour dénoncer les propos de M. Villegas.

Loin d’un incident isolé

Une enquête de grande envergure menée par un juge de La Plata a abouti à la mise en accusation, en avril dernier, de l’ancien ministre du Travail, Marcelo Villegas, ainsi que de plusieurs hauts fonctionnaires et anciens chefs des services de renseignement. Les accusés doivent répondre d’activités de renseignement illégales et de manquement au devoir.

Le fait de se réunir avec des tiers pour planifier une action en justice contre une personne ne constitue pas une infraction pénale en Argentine. Cependant, les agents des renseignements ne sont autorisés à procéder à des surveillances que dans des cas relevant de la défense et de la sécurité nationales, ou s’ils sont munis d’un mandat judiciaire. Aussi, la présence de hauts responsables des services de renseignement lors d’une réunion portant sur un conflit du travail local pointerait une possible activité illégale des services de renseignement, selon une source judiciaire qui s’est confiée à Equal Times.

Selon l’acte de poursuite du juge, dont Equal Times a pris connaissance, les chefs des services de renseignement avaient obtenu des informations sur Juan Pablo Medina, qui allaient s’avérer essentielles dans le cadre d’un procès intenté ultérieurement contre lui, et ce en consultant des bases de données sans mandat judiciaire.

La décision du juge indique en outre que la réunion ne constituait pas un incident isolé, mais s’inscrivait plutôt dans le cadre d’une décision prise aux « échelons supérieurs du gouvernement national et provincial » visant à promouvoir une « stratégie visant à impliquer les dirigeants de la section du syndicat UOCRA de La Plata dans des affaires pénales ». Cette décision a vraisemblablement eu pour point de départ une réunion tenue en mai 2017 dans le palais présidentiel argentin, la Casa Rosada, à laquelle le président de l’époque, Mauricio Macri, a participé, selon l’enquête du juge.

Le 16 juin, soit le lendemain de la réunion tenue dans la salle du conseil, des plaintes concernant M. Medina ont commencé à parvenir au ministère du Travail de la province. Le président d’une association professionnelle d’ingénieurs a adressé une lettre à M. Villegas dans laquelle il faisait part de ses « préoccupations » concernant les coûts de main-d’œuvre excessifs dans un certain nombre de contrats de travaux publics et privés, selon les médias locaux. Deux mois plus tard, une association de patrons d’entreprises a informé le ministre du Travail de la province de Buenos Aires que le syndicat des travailleurs de la construction demandait à ses membres de payer les travailleurs plus que le taux convenu au niveau national.

En septembre 2017, M. Medina a été accusé de blanchiment d’argent, d’extorsion et d’association criminelle à la suite d’un incident au cours duquel un groupe lié à la section UOCRA de La Plata aurait violemment affronté un groupe d’une autre section de l’UOCRA sur un chantier ferroviaire situé non loin de La Plata. Ayant eu vent de son arrestation imminente, le chef du syndicat s’est barricadé dans les bureaux de l’UOCRA. Durant ce temps, il a accordé une interview télévisée dans laquelle il a déclaré que les accusations portées contre lui avaient été orchestrées par le chef de l’État de l’époque, M. Macri. « Je pense qu’il y a une ligne politique qui émane, malheureusement, du président de la nation », a déclaré M. Medina, précisant qu’une réunion avait eu lieu pour coordonner les accusations. Il a été arrêté le 26 septembre et a passé deux ans et demi en prison avant de se voir accorder l’assignation à résidence en raison de son âge et de son état de santé.

Hostilité de l’État à l’égard des syndicats

En décembre de l’année dernière, l’UOCRA a déposé plainte contre l’État argentin auprès de l’Organisation internationale du travail (OIT) pour violation du droit de liberté syndicale. « Les déclarations de l’ex-ministre Villegas impliquent l’orchestration d’une opération visant à persécuter le syndicalisme et à intenter des poursuites judiciaires », a écrit dans la plainte le secrétaire général de l’UOCRA, Gerardo Martinez. « Cette nouvelle preuve vient confirmer ce que le mouvement syndicaliste argentin soupçonnait en partie déjà : le gouvernement précédent a mis en place des antennes d’espionnage illégales dans le but de persécuter les dirigeants syndicaux et d’engager des poursuites judiciaires à leur encontre. » Si la plainte est retenue, l’OIT peut formuler des recommandations pour remédier aux violations du droit de liberté syndicale et demander à l’État argentin de mettre en œuvre lesdites recommandations. Il n’est pas encore clair si l’OIT donnera suite à la plainte.

Les appels à commentaires adressés à l’UOCRA sont restés sans réponse. Après l’arrestation de M. Medina, le secrétariat national de l’UOCRA a cherché à prendre ses distances avec le dirigeant de la section locale du syndicat, et a publié une déclaration affirmant qu’il n’approuvait pas les activités illégales ou la violence. Il a ensuite nommé un nouveau dirigeant pour normaliser les activités de la section locale du syndicat à La Plata.

Il n’est pas certain que les poursuites engagées contre Marcelo Villegas et les autres accusés aient une incidence sur les procédures judiciaires engagées contre M. Medina. Cela montre toutefois que les plaintes déposées contre lui étaient, au moins en partie, le résultat d’une action délibérément coordonnée par des fonctionnaires de haut niveau, en concertation avec les milieux d’affaires, et avec un recours à des documents obtenus illégalement auprès des services de renseignement.

L’hostilité de l’État à l’égard des syndicats sous la présidence de Mauricio Macri a également été ressentie par le syndicat d’enseignants SUTEBA, selon Roberto Baradel, son secrétaire général, ainsi que par le secrétaire général de la section de la centrale syndicale des travailleurs d’Argentine (CTA) de la province de Buenos Aires.

En 2018, M. Baradel a reçu des courriels anonymes menaçant de tuer ses enfants s’il ne mettait pas fin aux négociations salariales qu’il menait. Il a signalé les menaces à la police. « Les courriers électroniques provenaient d’un compte au Panama, mais [la police] n’a pas donné suite à l’enquête ; je ne pense pas qu’il y ait eu la volonté politique de la poursuivre », a-t-il confié à Equal Times.

Bien que leurs auteurs n’aient jamais été identifiés, ces menaces étaient étroitement liées aux tactiques antisyndicales de l’État. En 2017, à l’annonce d’une grève du personnel enseignant concernant les salaires, la gouverneure Maria Eugenia Vidal a déclaré qu’elle recruterait des bénévoles pour enseigner aux enfants. En amont des négociations salariales annuelles de 2018, le gouvernement de la province de Buenos Aires a posté sur son site Internet des messages et des bannières suggérant aux enseignants de quitter leur syndicat. En mars 2018, un tribunal local a ordonné à l’administration de Mme Vidal de retirer les contenus en question de son site au motif qu’ils portaient atteinte à la liberté syndicale. Malgré ces tactiques, plus de 50 % des salariés de l’éducation de la province de Buenos Aires sont syndiqués, selon M. Baradel.

Imposition de réformes par le haut aux travailleurs

Bien qu’il soit rare que des casseurs de syndicats soient pris en flagrant délit comme dans la vidéo, les propos et les chefs d’accusation utilisés répondent aux méthodes de persécution communément utilisées contre les organisateurs, selon le Dr Joaquin Aldao, un sociologue qui étudie le mouvement ouvrier argentin auprès du Conseil national de la recherche scientifique et technologique d’Argentine. Cela consiste le plus souvent à associer les tactiques de protestation traditionnelles des syndicalistes, comme les barrages routiers et les piquets de grève, à des activités illégales, et les organisateurs syndicaux eux-mêmes à des actes de violence.

« Les pratiques syndicales sont ainsi récusées a priori », dit-il. « On crée un imaginaire social qui associe le syndicalisme à des pratiques qui confinent à l’illégalité et au manque d’éthique – qu’ils sont des mafieux, qu’ils portent des armes, qu’ils extorquent les employeurs. »

Pour Baradel, la procédure coordonnée contre M. Medina, les tactiques antisyndicales auxquelles son organisation a été confrontée et la surveillance illégale de dirigeants tels que Pablo Moyano, chef du syndicat des camionneurs, reflètent la volonté néolibérale d’imposer des réformes du haut vers le bas aux travailleurs. « [L’objectif étant] d’ôter aux syndicats le pouvoir de défendre les droits », dit-il, ajoutant qu’ils cherchaient à « imposer la flexibilisation du travail, la réduction des salaires et, dans le cas de l’enseignement, à préparer le terrain pour la privatisation de l’éducation en Argentine ».

À l’heure d’écrire ces lignes, les responsables politiques et les agents du renseignement étaient sur le point de faire appel et aucune date n’avait été fixée pour le procès. Quoi qu’il en soit, indépendamment de l’issue de la procédure judiciaire, dans un pays où la dictature a touché à sa fin en 1983, le fait qu’un responsable politique puisse déclarer qu’il aimerait disposer d’une Gestapo vient souligner le lien qui peut être fait entre une politique farouchement « favorable aux entreprises » et la violation du droit de liberté syndicale. « La figure qu’il invoque n’a rien à voir avec la démocratie », a conclu le Dr Aldao.