Les fonds d’investissement voient désormais les terres agricoles comme des actifs rentables, mais sans travailleurs ni considération pour les écosystèmes

Les fonds d'investissement voient désormais les terres agricoles comme des actifs rentables, mais sans travailleurs ni considération pour les écosystèmes

In times of economic uncertainty, land and the agricultural sector in general is becoming a safe haven for many investors.

(Manuel Cohen/AFP)

« Achetez de la terre, on n’en fabrique plus. » Cette citation attribuée à Mark Twain est le slogan choisi par Cocampo, une entreprise qui se définit comme une « startup de l’économie rurale », pour encourager les investissements dans les terres rurales. « Le secteur agroalimentaire est devenu un objet de convoitise pour les fonds de capital-investissement et les grands patrimoines, tant pour sa rentabilité que comme valeur refuge face à la volatilité des marchés financiers », explique Cocampo sur son site Internet.

Si la tendance n’est pas nouvelle, la ferveur avec laquelle les fonds d’investissement se lancent dans le secteur agricole dans des pays tels que l’Espagne (notamment dans les régions d’Estrémadure et d’Andalousie) et le Portugal (dans l’Algarve et l’Alentejo) est sans précédent. Selon les données du cabinet de conseil CBRE spécialisé dans les services immobiliers, rien qu’au premier trimestre 2022, plus de 200 fonds d’investissement sont entrés sur ce marché dans la péninsule ibérique.

Ils cherchent à acquérir non seulement des terres rurales, mais aussi des entreprises susceptibles d’intégrer verticalement ou horizontalement la chaîne de valeur du secteur agricole, notamment des fabricants d’intrants, tels que les engrais, et des entreprises de traitement et de transformation des aliments.

Ce que la Coordination des organisations d’agriculteurs et d’éleveurs (Coordinadora de Organizaciones de Agricultores y Ganaderos, COAG) nomme « l’ubérisation des campagnes ». « En Espagne, ce modèle s’est largement étendu à l’élevage porcin et avicole : l’éleveur fournit les installations et la main-d’œuvre, alors que les animaux et l’ensemble des intrants sont fournis par les intégrateurs ; l’éleveur libre disparaît et se mue en travailleur indépendant au service de l’entreprise, bien qu’il ne soit pas reconnu comme tel », explique Andoni Garcia, responsable de l’organisation au sein de l’exécutif de la COAG.

« Il s’agit d’un processus silencieux, pour lequel nous ne disposons pratiquement pas de données, cependant nous voyons comment les fonds d’investissement occupent non seulement la terre mais aussi la production, renforçant par là le modèle industrialisé d’agriculture et d’élevage », explique-t-il.

En période d’incertitude économique, les terres et le secteur agricole en général représentent pour beaucoup d’investisseurs une valeur refuge, a fortiori lorsque la sécurité alimentaire de l’humanité fait partie de l’équation, par exemple dans un contexte où le changement climatique a une incidence sur les terres disponibles à des fins agricoles.

« La population augmente, mais pas les terres disponibles : on est passé de 0,4 hectare de terres arables par personne à seulement 0,2 hectare, et la population devrait continuer à augmenter, ce qui supposerait une augmentation de la production de l’ordre de 60 % », explique Thomas Teixeira da Mota, directeur du département Agrobusiness pour l’Europe du Sud chez le consultant en investissements immobiliers CBRE. Il s’agit de l’un des principaux facteurs pour lesquels le secteur agricole suscite un intérêt croissant auprès des fonds d’investissement, mais ce n’est pas le seul. « Il s’agit d’un actif aux rendements intéressants qui présente, notamment, des rendements plus élevés et une volatilité moindre que l’or. Il offre en outre une valeur refuge contre l’inflation », explique M. Teixeira.

Opportunité commerciale ou sécurité alimentaire ?

Dans un tel contexte, la péninsule ibérique apparaît comme un lieu d’investissement attractif pour des fonds d’investissement tels que Nuveen (États-Unis), PSP (Canada) et la filiale de la banque britannique HSBC, Climate Asset Management. Les raisons sont multiples : « Tout d’abord, la péninsule offre l’avantage de pouvoir produire un large éventail de cultures. En effet, l’indice de diversification en Espagne est très élevé si on le compare à celui de la France, de l’Allemagne ou du Royaume-Uni. Le climat est propice à la production et à l’exportation d’oliviers, d’agrumes, de fruits à coque (notamment les amandes), de raisins et de vin, de fruits à noyau, d’avocats et de fruits rouges. Deuxièmement, il y a le prix du terrain : bien qu’il ait augmenté, il reste en dessous des autres régions. Troisièmement, l’Espagne et le Portugal disposent des infrastructures nécessaires pour exporter vers les autres pays européens. Enfin, des investissements publics ont été réalisés dans les systèmes d’approvisionnement en eau (plus de 13 milliards d’euros investis en Espagne entre 2000 et 2022 et plus de 3,2 milliards au Portugal), ce qui garantit la sécurité de l’approvisionnement en eau des terres », explique M. Teixeira.

Ce qui, pour d’aucuns, représente une opportunité commerciale constitue, pour d’autres, un risque pour la sécurité alimentaire. « Qui dit fonds d’investissement, dit spéculation et promotion d’un modèle industriel d’agriculture et d’élevage. Or, ce sont les petits et moyens agriculteurs qui alimentent les gens, pas les grandes entreprises », souligne Andoni Garcia.

La réalité est que l’acquisition de terres et d’entreprises agricoles par des fonds d’investissement a des conséquences non seulement pour les propriétaires des terres, mais aussi pour la nature et les modes de production.

Bien qu’il existe des différences entre ces investisseurs – les fonds vautours et les fonds de capital-investissement ont une composante plus spéculative, tandis que les fonds de pension visent des investissements plus stables – tous deux recherchent de grandes étendues de terre, de plus de 200 hectares ou même de plus de 500 hectares, avec de l’eau disponible pour l’irrigation et un sol adapté aux cultures à haute rentabilité telles que les noix, les olives, les amandes, les agrumes et, plus récemment, les fruits tropicaux comme les avocats et les mangues. Dans d’autres cas, des terrains sont acquis pour investir dans des fermes solaires et autres projets d’énergie renouvelable.

« Il s’agit de grands exploitants qui sont à la recherche de cultures hautement rentables dans des zones où l’eau n’abonde pas : des cultures irriguées nécessitant énormément d’eau, comme la pistache, et également des céréales d’hiver qui doivent être irriguées pour augmenter la productivité », commente Javier Guzman, directeur de l’ONG Justicia Alimentaria Global. « Ces acteurs requièrent de grandes surfaces de terrain car ils introduisent un modèle à forte intensité de capital : beaucoup de machines, peu de travailleurs et le paquet technologique (semences génétiquement modifiées, engrais et pesticides). » En d’autres termes : le même modèle agro-industriel dont les impacts sur l’eau, la fertilité des sols et la santé des corps et des territoires ont déjà été démontrés scientifiquement et empiriquement.

« La dystopie d’une agriculture sans agriculteurs »

« Ce qu’ils ambitionnent, c’est une agriculture dystopique sans travailleurs, intensive en capital et avec une main-d’œuvre très réduite ; un modèle qui, sauf engagement contraire de l’État, est appelé à progresser très rapidement, dans la mesure où de nombreux agriculteurs de la péninsule ibérique sont proches de la retraite », explique M. Guzman.

Ou, comme la décrit la COAG, « une agriculture sans agriculteurs ». Face à cette situation, où les jeunes ont de plus en plus de mal à accéder à la terre face à la concurrence des grandes entreprises, « les pouvoirs publics se doivent de défendre un modèle agricole social et professionnel, composé de petits producteurs, et basé sur la santé, la durabilité et le bien-être animal », insiste M. Garcia.

En ce sens, Andoni Garcia estime que l’Union européenne doit intervenir afin de limiter l’entrée de capitaux spéculatifs dans le secteur agricole : « Bien qu’il s’agisse de compétences nationales, nous pensons que l’UE devrait intervenir sur le champ foncier, afin de poser des limites à la spéculation. Aussi, par l’intermédiaire de Via Campesina Europe, nous en appelons à la Commission européenne pour qu’elle fasse pression en faveur d’une directive visant à protéger les terres agricoles et donc la production alimentaire. » Pour le responsable de l’organisation de la COAG, garantir la sécurité alimentaire en Europe implique qu’il faille limiter l’entrée de ce type d’acteurs financiers.

Dans certains pays, des initiatives ont été prises pour limiter la propriété étrangère des terres rurales, un phénomène lié à la pénétration de fonds d’investissement et d’autres acteurs financiers. Ainsi, en 2011, sous le gouvernement de Cristina Fernandez de Kirchner, l’Argentine a adopté la loi 26.737, populairement connue sous le nom de « loi sur les terres rurales », qui a plafonné la propriété foncière étrangère des terres à 15 % (au niveau national, provincial et départemental). L’avocate Florencia Gomez, membre de la Table ronde nationale sur la terre (Mesa Nacional de Tierras), a pris part au processus qui, dans le cadre de la loi 26.737, a conduit, pour la première fois, à l’établissement d’un registre public de la propriété foncière :

« L’une des principales conclusions de cette étude a été de confirmer que l’acquisition étrangère est possible là où il existe une concentration des terres », explique Mme Gomez.

Selon l’avocate : « la limitation par l’État des processus d’acquisition de terres par des acteurs étrangers doit s’appuyer sur des stratégies analogues à la prévention du blanchiment d’argent ; il s’agit de ce que nous, juristes, appelons “percer le voile corporatif”, en d’autres termes, démasquer qui se trouve derrière le capital : car le problème des fonds d’investissement est précisément que nous ignorons qui se cache derrière eux. » En Espagne, la COAG a tenté d’enquêter sur le projet de création d’une macro-ferme de 23.000 vaches laitières dans la province de Soria, et a conclu qu’ « il n’y avait absolument aucune transparence, et qu’il était très difficile de savoir qui se cachait derrière ces fonds qui acquièrent des terres et des productions », explique M. Garcia.

« Sommes-nous prêts à gérer la campagne comme un actif financier ? », s’interroge Cocampo sur son site Internet. Une question plus cruciale (s’il en est) serait de savoir s’il y a lieu ou non de traiter le champ comme un actif financier. Car bien que ne soyons pas en mesure de produire des terres arables, nous dépendons d’elles pour le plus élémentaire de nos besoins : l’alimentation.

This article has been translated from Spanish by Salman Yunus