Les géants de l’audit à l’assaut de la planète

Depuis novembre, le scandale du LuxLeaks ne cesse de prendre de l’ampleur, mais les principaux responsables restent dans l’ombre.

Des journalistes ont révélé que plus de 300 multinationales, parmi lesquelles Apple, Ikea ou Disney, avaient négocié des accords secrets avec le Luxembourg, afin de réduire drastiquement leur taux d’imposition.

Ces journalistes ont eu accès à plusieurs milliers de documents confidentiels émanant des quatre plus gros cabinets d’audit de la planète, les Big Four : PricewaterhouseCoopers (PwC), KPMG, Ernst & Young et Deloitte.

Méconnus du grand public, ces sociétés conseillent gouvernements et multinationales, font la loi dans les paradis fiscaux et tissent leur toile dans les instances internationales en faisant de l’« optimisation fiscale agressive ».
Leur chiffre d’affaires est évalué à 90 milliards d’euros (105 milliards USD).

Dans le cas du LuxLeaks, le but des juristes des Big Four était d’obtenir un taux d’imposition inférieur au taux affiché par le duché luxembourgeois. Bilan, plusieurs milliards d’euros « économisés » par les multinationales, aux dépens des contribuables.

Des pratiques qui n’étonnent pas les professionnels. « En France, les grandes fortunes négocient directement leur niveau d’imposition avec le fisc », rappelle Damien (nom d’emprunt), jeune avocat fiscaliste. « C’est la même chose au Luxembourg, sauf que les multinationales aussi négocient ! »

Damien a travaillé chez un de ces géants de l’audit.

« Les multinationales sont toutes clientes d’un Big Four, dans lequel travaillent des centaines de juristes. Elles disent à ces avocats : "Trouvez-moi un moyen de diminuer mon TEI (taux effectif d’imposition)." Les avocats rédigent un mémo, pour construire le meilleur montage possible. On joue avec les failles et les avantages offerts par les systèmes fiscaux de la planète. »

Les tarifs pour ces mémos d’optimisation atteignent des sommets. « Ils sont négociés avec le client, en fonction du temps passé, » détaille Damien.

« En moyenne, un associé d’un gros cabinet facture 600 euros de l’heure ; il travaille avec un ou plusieurs managers, qui facturent 350 euros et des juniors, payés 100 euros de l’heure. »

En un an, le conseil fiscal rapporte à PwC la bagatelle de 6,4 milliards d’euros. (7,3 milliards USD)

Pris en flagrant délit dans l’affaire du LuxLeaks , le cabinet PwC ne s’est pas démonté : « On n’a rien à se reprocher, le Luxembourg n’a rien à se reprocher. Ce sont des activités légales et légitimes », défend un des dirigeants.

Il est vrai que ces tours de passe-passe comptables ne sont pas formellement interdits. On parle d’«  optimisation fiscale agressive », pour ne pas utiliser les vilains mots d’« évasion fiscale ». Dans les faits, la différence est ténue.

Devant des parlementaires anglais, un dirigeant de Deloitte a ainsi déclaré que la règle était de vendre des montages financiers « qui avaient au moins une chance sur deux » d’être validés par un tribunal. En privé, les fiscalistes avouent que le vrai chiffre est de 25%...

Ce jeu d’équilibriste peut coûter cher. En 2013, Ernst & Young a été contraint de verser 123 millions de dollars aux États-Unis pour échapper à des poursuites : le cabinet avait vendu à 200 clients des montages fiscaux leur permettant d’économiser 2 milliards de dollars d’impôts.

 

Audit financier et conseil fiscal, le dangereux mélange des genres

L’optimisation n’est pourtant pas la mission première des géants de l’audit. Leur rôle, comme leur nom l’indique, est d’« auditer » les multinationales.

A eux quatre, les Big Four épluchent les comptes annuels des 500 plus grosses entreprises de la planète, pour garantir qu’ils ne comportent aucune irrégularité.

Cette double casquette pose question : d’un côté, elles ont un rôle de « gendarmes » chargés de contrôler les entreprises, de l’autre, elles encouragent ces dernières à flirter avec l’illégalité…

Et les cabinets d’audit sont payés par ceux-là même qu’ils contrôlent !

En 2002, la faillite d’Enron montre les limites du système.

Le cabinet Arthur Andersen, auditeur et conseiller fiscal du géant de l’énergie, est accusé d’avoir couvert les manipulations financières de son client. Les employés du cabinet d’audit n’ont pas hésité à passer à la broyeuse des milliers de documents pour tenter d’effacer les traces.

A la suite de cette affaire, la loi a imposé aux géants de l’audit de séparer leurs activités d’audit et de conseil. Le mélange des genres n’a pas cessé pour autant.

Prenons le cas du géant du ketchup Heinz, cité dans le LuxLeaks. Pendant que les fiscalistes de PwC aidaient la multinationale à esquiver le fisc, les commissaires aux comptes du cabinet continuaient de certifier les comptes de Heinz, comme le montre ce rapport annuel.

 

Des géants qui font la loi

À force de fréquenter les paradis fiscaux, les géants de l’audit ont fini par s’y sentir comme chez eux. C’est le cas sur l’île de Jersey. Les législateurs de ce minuscule territoire se contentent souvent de transcrire dans la loi des projets livrés clé en main.

En 1995, les cabinets d’audit réussissent à faire voter dans l’île un statut juridique sur mesure pour eux, le « limited partnership » (ou partenariat à responsabilité limitée). Un statut qui cumule les avantages de la faible transparence, de la fiscalité réduite et de la limitation de responsabilité en cas de faillite.

L’idée est de menacer ensuite le Royaume-Uni de s’exiler à Jersey si les Britanniques ne votent pas un texte identique. Opération réussie : un matin, les législateurs de Jersey trouvent le projet de loi sur leur bureau, une campagne de lobbying pousse les plus hostiles à céder.

Dans l’Union européenne, les Big Four exercent une influence plus souterraine. Objectif : freiner toute législation gênant les multinationales. Ils siègent en bonne place dans divers groupes d’experts.

En avril 2013, quand la Commission européenne lance une « plateforme de réflexion » pour lutter contre « l’optimisation fiscale agressive », qui retrouve-t-on parmi les participants ? PwC, épinglé 18 mois plus tard dans le LuxLeaks !

Depuis des années, l’OCDE réfléchit à l’instauration du « reporting pays par pays ».
Ce reporting obligerait les multinationales à rendre public de nombreuses données, telles que les bénéfices réalisés par chaque filiale. De quoi contrarier les grands groupes qui logent leurs filiales dans les paradis fiscaux. Et mettre un frein au juteux business des géants de l’audit.

Quand l’OCDE laisse entendre, en avril 2014, que des données clés pourraient être écartées de ces reportings, c’est le soulagement chez les Big Four, dont le conseil fiscal représente un quart du chiffre d’affaires…

 

Gérer les États comme des entreprises

Les Big Four ne se contentent pas de jouer les experts auprès des entreprises et de l’Union européenne.

Depuis 30 ans, ils ont diversifié leur clientèle, démarchant États et collectivités. Leur essor s’inscrit dans le tournant néolibéral des années 1980.

Leur philosophie est simple : les États doivent être gérés comme des entreprises, avec l’« optimisation » des coûts comme objectif.

L’État français fait régulièrement appel aux Big Four. Lors du lancement de de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) en 2007, vaste réforme de l’État visant à tailler dans les dépenses publiques, le gouvernement a mandaté plusieurs firmes, parmi lesquelles Ernst & Young. Coût de l’opération – payée par le contribuable : 111 millions d’euros.

Les collectivités locales font également appel à ces géants de l’audit. En France, KPMG conseille 6000 agglomérations, départements et régions.

« Pour un service public plus simple, plus efficient, plus responsable – en un mot : plus durable, KPMG accompagne les acteurs publics », proclame la firme.

Un auditeur chevronné travaillant pour un des Big Four explique :

« De plus en plus de collectivités viennent nous trouver, parce qu’elles ne peuvent plus assumer toutes leurs missions en raison de la baisse continue des dotations de l’État. Nôtre rôle est de leur dire : "Il va falloir vous amputer d’un membre, nous allons vous expliquer s’il faut sacrifier un bras ou une jambe." Après un audit complet du budget de la collectivité, nous proposons l’abandon de certaines missions ou l’externalisation de certains services (informatique, nettoyage, etc.) C’est ça, ou la banqueroute. »

La multiplication des « réformes structurelles » libérales dans les pays du Sud, sous l’impulsion du FMI ou de la Banque mondiale, a ouvert un marché prometteur aux Big Four.

Les pays africains, notamment, mandatent les géants de l’audit pour les conseiller lors de la privatisation de leurs secteurs publics.

La Côte d’Ivoire, pourtant l’un des pays les plus pauvres du monde, aurait ainsi déboursé 800.000 euros pour s’offrir les services de PwC, dans le cadre de la privatisation de cinq banques publiques. Au cours de l’appel d’offres, son concurrent KPMG n’aurait pas hésité à réclamer 2 millions d’euros…

À force de démarcher les États de la planète, les Big Four s’entichent de clients improbables.

Qui aurait pu penser que le Pape s’adresserait un jour à KPMG pour mettre de l’ordre dans les comptes du Vatican ? François Ier espère ainsi tourner la page des scandales financiers successifs qui ont marqué le Saint-Siège.

La mission de KPMG sera « d’améliorer la transparence » de la comptabilité du Vatican.

Il est vrai qu’en matière de transparence fiscale, les Big Four ne manquent pas de savoir-faire…

 

Cet article a initialement été publié sur Basta !

Cet article a été traduit de l'anglais.