Les indigènes d’Asie ne baissent pas les bras, mais la pandémie leur donne du pain sur la planche

Véritable coup de massue pour de nombreuses communautés, le coronavirus a néanmoins eu des répercussions plus favorables chez certaines minorités, dont les Chao Lay, en Thaïlande, qui ont bénéficié d’une période de répit provisoire due au ralentissement mondial des voyages et du tourisme. Il ne s’agit, toutefois, que de l’une des rares retombées positives de la crise sanitaire pour ces communautés.

Le terme Chao Lay désigne trois groupes indigènes (les Moken, les Moklen et les Urak Lawoi) qui peuplent les îles et le littoral très fréquenté de la mer d’Andaman, dans le sud de la Thaïlande. Selon un rapport intitulé Raising Our Voices to Save Our Future (Faire entendre nos voix pour sauver notre avenir) publié l’automne dernier par le réseau Indigenous Women’s Network of Thailand (IWNT) et la Fondation Manushya, les Chao Lay sont environ 13.000 à vivre au sein de 44 communautés réparties sur cinq provinces : Phang Nga, Phuket, Krabi, Ranong et Satun (toutes situées en Thaïlande).

Mal compris par les autorités, leur mode de vie et leur relation avec l’environnement ont été mis à rude épreuve depuis des décennies. Ainsi, les régions qu’habitent leurs communautés ont été érigées en réserves naturelles et en zones de tourisme, des activités dont elles ne tirent aucun bénéfice. À l’exclusion économique s’ajoute une certaine marginalisation et une discrimination, dont le déni de citoyenneté, du fait qu’ils ne sont domiciliés nulle part.

En conséquence, on ne compte plus les violations des droits à la terre commises contre les Chao Lay, notamment par les investisseurs touristiques, dans la mesure où la plupart des indigènes ne sont pas en possession de titres de propriété pour leurs terres ancestrales (pour les Chao Lay, en effet, la terre représente un bien communautaire et non une propriété privée).

Contrairement aux autres communautés, les Moken, ou « nomades de la mer », n’avaient pas coutume d’habiter les villages de bord de mer mais à bord de leurs embarcations, observant depuis des générations un mode de vie semi-nomade, sillonnant la mer pendant la saison sèche avant de regagner leurs villages sur les îles de Surin (Thaïlande) pendant la saison des moussons.

Au fil des années pourtant, les législations thaïlandaises successives ont peu à peu rogné leurs territoires et restreint leur capacité à se déplacer par la mer, ce qui a eu des répercussions à la fois sur leur mode de vie et sur leurs moyens de subsistance, dans la mesure où ils ne peuvent plus aller pêcher librement.

En 2010, sous la pression des populations indigènes et des organisations qui défendent leurs intérêts, les autorités thaïlandaises ont publié une résolution qui visait à améliorer les moyens de subsistance des populations indigènes (les Moken) ; cela a représenté une victoire majeure en termes de respect de leurs droits et de protection des écosystèmes marins dont ils dépendent.

Cependant, comme a expliqué Emilie Pradichit, fondatrice et directrice de la Fondation Manushya (une organisation qui a pour mission de connecter et de responsabiliser les communautés locales à travers l’Asie) lors d’un entretien avec Equal Times, les victoires ont été peu nombreuses.

Elle mentionne, notamment, « sa mise en œuvre inadéquate par les autorités [thaïlandaises], du fait de leurs préjugés et à leurs pratiques discriminatoires profondément ancrés, même s’il existe une résolution qui pourrait garantir le droit à leurs terres ancestrales ».

Dans un entretien avec Equal Times, Phil Robertson, directeur adjoint pour l’Asie chez Human Rights Watch explique que, d’après son expérience, il subsiste dans toute la région de l’Asie du Sud-Est un énorme fossé entre les dispositions de la loi et des réglementations et leur mise en œuvre effective. Il est, selon lui, d’une importance vitale que les gouvernements et les agences onusiennes soutiennent la lutte de ces communautés (en défendant leurs droits, leur territoire, leur culture ancestrale et leurs modes de vie), pour leur permettre de faire face aux difficultés engendrées par des « entreprises corrompues » et des « intérêts gouvernementaux » qui les laissent en marge.

Selon l’activiste, les victoires de ces communautés « sont excessivement rares, sans compter le manque de transparence ou de responsabilité autour des actions du gouvernement ».

David contre Goliath

Au fil du temps, les peuples indigènes ont réussi à s’organiser et ont trouvé des alliés dans les rangs des organisations internationales (qui font connaître leurs modes de vie ancestraux et leur rôle central dans la préservation des environnements qu’ils habitent). Ensemble, ils militent pour la reconnaissance de leurs droits et pour que leurs perspectives soient prises en considération dans les décisions qui ont une incidence sur leur vie.

Signe Leth est conseillère principale chargée des droits à la terre auprès de l’ONG International Work Group for Indigenous Affairs (IWGIA), une organisation ayant pour mission la défense et la promotion des droits des peuples indigènes et autochtones). Elle illustre, dans un entretien avec Equal Times, le nouvel éveil revendicatif en citant comme exemple la création d’une plateforme des peuples indigènes, établie en vertu de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Cette dernière a reconnu l’importance de la reconnaissance des natifs pour relever le défi du changement climatique.

La Plateforme des communautés locales et des peuples autochtones (LCIPP), qui a vocation à promouvoir les échanges d’expériences et de meilleures pratiques, est le fruit d’une longue lutte pour la reconnaissance et le respect de ces peuples.

Pour Mme Leth, les populations indigènes ne sont en aucune façon des sujets passifs. « Ce sont elles qui ont porté la lutte, qui se sont battues aux Nations Unies et qui attirent inlassablement l’attention sur les problèmes auxquelles elles se trouvent confrontées », explique-t-elle. Ce sont aussi les populations indigènes qui dressent des barricades et patrouillent sur leurs territoires, qui organisent des manifestations et risquent leur vie dans la lutte en défense de leurs terres. Une lutte dans laquelle les ONG et l’ONU ne sont que de simples alliés.

Et une lutte qui a engendré des victoires. Autre exemple, celui du Népal où, selon Mme Leth, des communautés indigènes ont réussi à obtenir de la Cour suprême une ordonnance de suspension portant sur un vaste projet de développement routier dans la vallée de Katmandou. Les peuples indigènes de Malaisie, des Philippines, d’Inde et de nombreux autres pays ont réussi à protéger leurs terres en empêchant physiquement les compagnies minières d’y pénétrer ou en patrouillant sur leurs territoires pour en chasser les intrus.

Mme Leth avertit, toutefois, qu’ « il y a encore beaucoup d’écologistes qui ne reconnaissent pas la contribution des peuples indigènes », citant en exemple un groupe en Inde qui a intenté plusieurs procès contre des communautés indigènes, accusant celles-ci de braconnage et de destruction des forêts. Au Népal voisin, les gardes nature du parc national de Chitwan sont accusés de torturer, de harceler, et même de tuer des membres de la communauté indigène vivant dans la zone tampon autour du parc, qu’ils accusent (à tort) de braconner.

D’autre part, l’approche de confinement pour laquelle les gouvernements de tous les continents ont progressivement opté – en réponse à la pandémie de Covid-19 – a aggravé la situation de nombreuses communautés déjà vulnérables.

Différentes organisations dénoncent le fait que les gouvernements et les entreprises de pays comme l’Inde, le Cambodge ou l’Indonésie ont profité de cette période (où les populations indigènes s’étaient, par exemple, installées dans des abris temporaires pour se protéger de la prolifération du coronavirus) pour usurper leurs terres, révoquer des droits et affaiblir les lois sur la protection de l’environnement.

Mme Leth explique, notamment, que l’arrivée du coronavirus a eu un impact sur la sécurité alimentaire et les modes de vie des populations indigènes qui, ces derniers mois, n’ont pas pu s’occuper de leurs fermes (parce qu’elles n’y avaient pas accès). D’autre part, l’ONG cambodgienne Equitable Cambodia a signalé que durant le confinement, la compagnie vietnamienne de caoutchouc Hoang Anh Gia Lai (HAGL) a procédé à la destruction de deux montagnes sacrées, de zones humides, de terrains de chasse traditionnels et de cimetières dans la province de Ratanakiri.

Jaynee Garganera, coordinateur auprès d’Alyansa Tigil Mina (ATM), une coalition nationale d’organisations qui se battent contre l’extraction destructive à grande échelle aux Philippines, a déclaré à la presse que, pendant que le pays luttait contre la pandémie, le gouvernement a autorisé la poursuite des opérations minières, alors même que la contribution économique de ce secteur est, selon lui, infime. M. Garganera a demandé au ministère de l’Environnement du pays de décréter un moratoire sur l’exploitation minière dans les zones écologiquement critiques, telles que les bassins versants, les forêts primaires et les écosystèmes des petites îles.

Pour Signe Leth, le savoir et les connaissances des peuples indigènes sont indispensables pour lutter contre le changement climatique, trouver des solutions sociales et politiques et continuer à vivre dans un monde de diversité culturelle. Cependant, dans une course sans cesse jalonnée de nouveaux obstacles, la ligne d’arrivée apparaît de plus en plus lointaine. Dans le contexte de la pandémie, une fois l’urgence sanitaire passée, les différents gouvernements devront s’atteler à l’élaboration de stratégies de relance économique. L’extraction accélérée des ressources et la relance du secteur du tourisme constitueront deux sources de tension pour les droits des indigènes, selon les militants. Malgré cela, loin de baisser les bras, les communautés locales continueront à se battre et à faire entendre leur voix pour être reconnues.

Cet article a été traduit de l'espagnol.