Les lois anti-avortement sont avant tout une guerre contre les femmes pauvres

[Cet article a été publié pour la première fois le 6 février 2020.]

La lutte politique contre la législation anti-avortement est en fait une lutte de classe, et la réalité est que l’avortement n’est illégal que pour les femmes pauvres. Les femmes disposant de suffisamment de moyens peuvent toujours interrompre leurs grossesses non désirées. Soit elles connaissent un médecin qui pratique des avortements médicaux à un prix exorbitant et disposent des moyens de se rendre dans un lieu où l’avortement est légal, soit elles ont les moyens d’acheter une pilule abortive dans leur propre pays ou ailleurs.

Le fait de restreindre l’accès aux avortements sûrs confine les femmes pauvres à la pauvreté, perpétue le cycle qui les empêche d’avoir une mobilité sociale et permet aux richesses de rester entre les mains des riches, en particulier des hommes blancs.

Décider si, et quand, avoir un enfant est essentiel pour le bien-être économique et psychologique d’une femme : cela a des implications pour son éducation, de même que pour son accès au marché du travail. Dans une étude de 2018, basée sur des entretiens recueillis auprès de 813 femmes aux États-Unis au cours d’une période de cinq ans, les chercheurs ont constaté que les femmes auxquelles on avait interdit d’avorter étaient plus susceptibles de se retrouver en situation de pauvreté dans les six mois qui suivaient, que celles qui avaient pu interrompre leur grossesse. Les femmes qui se voient refuser l’avortement sont également moins susceptibles d’avoir un emploi à plein temps et plus susceptibles de dépendre de l’aide publique sous une forme ou une autre. Dans les deux cas, les effets « restaient significatifs pendant quatre ans ».

L’étude conclut qu’ « au fil des années, les femmes qui se sont vu refuser un avortement étaient plus susceptibles que les femmes qui ont subi un avortement de connaître des difficultés économiques et l’insécurité. Les lois restreignant l’accès à l’avortement peuvent entraîner une détérioration de la situation économique des femmes. »

Les lois anti-avortement les plus restrictives du monde

En Amérique latine, ce scénario est exacerbé par les importantes inégalités au niveau de la région, qui rendent les femmes et les minorités pauvres invisibles aux yeux des responsables qui élaborent les politiques publiques. Les femmes indigènes, par exemple, sont touchées de manière disproportionnée par les conséquences négatives de politiques lacunaire de santé sexuelle et reproductive.

Les taux de grossesse non désirée et de grossesse chez les adolescentes sont élevés parmi les populations indigènes, et les femmes indigènes sont aussi confrontées à des risques plus importants que le reste de la population de complications liées à l’avortement, telles que des lésions ou des complications pouvant entraîner la mort.

Les femmes pauvres, jeunes et issues des minorités ethniques sont celles qui souffrent le plus des coûts physiques et sociaux que leur imposent les lois restrictives contre l’avortement en Amérique latine.

Six pays en Amérique latine criminalisent l’avortement en toute circonstance, même lorsque la vie de la femme est en danger. Au Salvador, en République dominicaine, en Haïti, au Honduras, au Nicaragua et au Suriname, les femmes sont obligées de porter la grossesse à son terme, même si cela signifie qu’elles pourraient y laisser la vie, ce qui revient à une violation explicite de leurs droits humains.

Ce qui fait de l’Amérique latine la région du monde où la législation anti-avortement est la plus stricte. Les deux seuls autres endroits où l’avortement est totalement pénalisé, même si la procédure est médicalement nécessaire pour sauver la vie de la femme, sont Malte et le Vatican.

Le Salvador a fait les manchettes en 2019 lorsque Evelyn Hernandez a été acquittée d’une condamnation pour meurtre liée à la mort d’un fœtus. Elle avait été condamnée à 40 ans de réclusion pour avoir accouché d’un bébé mort-né. Dans ce pays d’Amérique centrale, au moins 159 femmes ont été condamnées à des peines allant de 12 à 40 ans de prison pour avoir violé les lois anti-avortement du pays. Une vingtaine d’entre elles sont encore en prison aujourd’hui et pas une seule n’est issue d’une famille riche ou économiquement stable. Elles sont toutes pauvres.

Le facteur ethnique

L’ordre politico-économique s’articule sur de multiples variables, dont l’une des principales est l’ethnicité. Aux États-Unis, les femmes noires présentent les taux d’avortement les plus élevés du pays. Ceci est une conséquence de l’important écart de richesse entre les familles blanches et noires, qui reste constant même parmi les familles pauvres.

Le revenu annuel d’une famille blanche qui vit à la limite du seuil de la pauvreté est de l’ordre de 18.000 dollars US, tandis que la richesse moyenne d’une famille noire se trouvant dans une situation économique similaire est généralement inférieur. Bien que toutes les femmes subissent les conséquences de la lutte contre l’avortement, la réalité de classe signifie que les femmes de couleur en ressentent les effets de manière disproportionnée.

De nombreuses études montrent que l’accès à un avortement sûr aux États-Unis a des effets positifs plus visibles chez les femmes noires. Suite à la légalisation de la procédure, l’entrée des femmes noires sur le marché du travail a progressé de 6,9 points de pourcentage, contre 2 points pour l’ensemble des femmes.

La légalisation de l’avortement aux États-Unis a réduit la fécondité à l’adolescence chez toutes les femmes. Néanmoins, bien que les femmes et les filles noires aient connu une augmentation du taux d’obtention du diplôme d’études secondaires et d’admission à l’université, la légalisation n’a pas contribué à améliorer les résultats scolaires des femmes et des filles blanches. Il s’agit là d’une preuve supplémentaire de la manière dont l’inégalité affecte de manière disproportionnée les femmes de couleur.

Les taux d’avortement les plus élevés sont relevés dans les pays en développement, en particulier en Amérique latine. En tête de la liste se trouvent les Caraïbes, avec 59 pour 1.000 femmes en âge de procréer, suivies par l’Amérique du Sud, avec 48 pour 1.000. Comme prévu, les taux les plus faibles se situent en Amérique du Nord (17), et en Europe occidentale et septentrionale (16 et 18, respectivement).

Vu la multitude de recherches démontrant l’inefficacité des lois punitives pour réduire le nombre d’avortements pratiqués par les femmes, il est difficile de concevoir qu’elles existent pour une raison autre que celle de maintenir les femmes à l’écart du marché du travail et dans la pauvreté.

Ceci est une version éditée d’un article initialement paru dans openDemocracy