Les marins, piliers du commerce mondial pendant la pandémie, désespèrent de fouler la terre ferme (ou de travailler)

Les marins, piliers du commerce mondial pendant la pandémie, désespèrent de fouler la terre ferme (ou de travailler)

Two members of the crew, the captain and his second mate, spend their free time exercising on the deck of the DHT China.

(Hugo Clech/V.Group)

« Nous sommes épuisés, nous travaillons sans répit depuis des mois », déclare à Equal Times le capitaine d’un pétrolier bloqué dans les eaux de la Malaisie. « La plupart des contrats ont été prolongés plus d’une fois et l’équipage n’a pas d’autre choix que d’attendre que nous soyons autorisés à débarquer », explique Vij*. « Plusieurs personnes sont sur le navire depuis plus d’un an. »

La relève des équipages a été suspendue en mars (en raison de la pandémie de coronavirus) afin d’éviter de perturber la chaîne d’approvisionnement étant donné que plus de 80 % du commerce mondial transite par la mer. Les fermetures de frontières mises en place partout dans le monde, les restrictions imposées aux voyages et l’interruption des vols commerciaux - mesures visant à circonscrire le virus - ont empêché Vij, originaire de l’Inde, et son équipage de débarquer.

L’Organisation maritime internationale (OMI) estime que, comme eux, 400.000 marins et travailleurs portuaires bloqués sont actuellement confrontés à un épuisement physique et mental et doivent être rapatriés d’urgence dans leur pays d’origine. Un nombre comparable de personnes attendent de pouvoir monter à bord et prendre leur relève.

L’OMI a confirmé à Equal Times que certaines personnes sont en mer depuis parfois 17 mois. Cette situation est illégale, puisque la Convention du travail maritime de l’Organisation internationale du travail fixe à 11 mois la durée maximale de service continu à bord d’un navire.

« Depuis le mois de mars, nous avons reçu plus de 5.200 courriels de marins qui cherchent désespérément à quitter leurs navires ; environ 2.000 demandes d’aide sur Facebook et plus de 500 messages sur WhatsApp », explique Fabrizio Barcellona, assistant de la section des gens de mer de la Fédération internationale des ouvriers du transport.

La situation a débouché sur une « crise humanitaire et sécuritaire » telle que même le Secrétaire général des Nations unies, António Guterres, et le pape François ont tiré la sonnette d’alarme. Le temps presse et bien que de nombreux pays aient quelque peu assoupli leurs restrictions après le Sommet maritime international de Londres en juillet, le problème est encore loin d’être résolu, comme l’a montré le récent sommet de la Journée mondiale de la mer du 24 septembre.

La situation a également « créé par inadvertance une forme moderne de travail forcé », ont dénoncé certains hauts responsables de 30 entreprises de biens de consommation dans une lettre commune adressée au secrétaire général des Nations unies dans laquelle ils demandent une action urgente pour permettre les relèves des équipages.

« Les défis auxquels sont confrontés les gens de mer depuis le début de la pandémie sont toujours présents : des contrats prolongés en raison du manque de possibilités de rapatriement, des journées de travail plus longues en raison du manque d’inspections […]. De plus, les gens de mer n’ont pas accès aux permissions à terre et, dans certains cas, se voient même refuser certains soins médicaux d’urgence », explique M. Barcellona.

Restrictions en matière de relève des équipages

Les organisations internationales, mais aussi les compagnies maritimes, font campagne depuis des mois pour que les gouvernements désignent les marins comme des « travailleurs essentiels », et ce, quelle que soit leur nationalité. Ce statut leur permettrait de bénéficier d’une dispense de visa et d’embarquer et de débarquer des navires.

Une série de protocoles à l’usage des ports, des aéroports, des autorités sanitaires, douanières et d’immigration ainsi que des gouvernements ont également été mis en place pour assurer la sécurité des débarquements. À ce jour, seuls 15 pays dans le monde ont ouvert leurs ports et suivi ces protocoles. Toutefois, certains renforcent à nouveau les mesures face au risque d’une deuxième vague du virus.

« Une deuxième vague prolongerait la dénégation des droits fondamentaux des gens de mer, et ce, dans le but de maintenir l’activité commerciale », déclare M. Barcellona. « Malheureusement, certains gouvernements font marche arrière sur la question de la mise en œuvre des protocoles de relève des équipages », avertit l’expert.

Par exemple, l’association InterManager a dénoncé le fait que Singapour a récemment déclaré que le pays accorderait la priorité aux demandes de relève des équipages émanant des navires battant pavillon local, et uniquement aux demandes de départ, sans engager un nouvel équipage.

Pour sa part, Hong Kong a limité les relèves d’équipages aux navires qui importent et exportent des marchandises depuis son territoire, tout en rétablissant les restrictions aéroportuaires. Cela rend la situation d’autant plus difficile que les changements d’équipage sont des processus complexes et que la plupart des 1,6 million de marins dans le monde proviennent des Philippines, de l’Indonésie, de la Chine, de la Russie, de l’Ukraine et de l’Inde.

« Nous avons pu constater que plusieurs pays ont introduit des délais incroyablement courts, de 48 heures par exemple, pour qu’un navire marchand puisse entrer dans un débarcadère avec un nouvel équipage venu d’ailleurs dans le monde. Étant donné la pénurie de vols directs, même cette politique pourrait à elle seule empêcher des milliers de relèves d’équipages », assure M. Barcellona.

Épuisement et risque d’accident

En temps normal, être marin implique des tâches qui demandent une concentration constante et de longues heures de travail allant de 10 à 12 heures par jour, sept jours par semaine, avec peu de vie sociale. Si l’on y ajoute l’épuisement, le surmenage ou l’anxiété de ne pas savoir quand ils rentreront chez eux, le risque d’accident en mer augmente de façon exponentielle.

« Les navires dont les marins sont fatigués ne peuvent pas fonctionner indéfiniment », déclare Natasha Brown, responsable des communications de l’OMI, à Equal Times. « La situation est intenable, tant pour la sécurité et le bien-être des marins que pour la sécurité du commerce maritime. »

Selon l’agence des Nations unies, la fatigue croissante des marins menace également la sécurité de la navigation ainsi que le flux ininterrompu des chaînes d’approvisionnement, qui transportent de tout, depuis les matières premières aux équipements médicaux. La pêche commerciale se heurte à un problème similaire, ce qui constitue une menace pour la sécurité alimentaire.

« Quand les bateaux s’arrêtent, tout le reste s’arrête aussi », a déclaré Marc Engel, cadre dirigeant d’Unilever, l’une des principales chaînes de produits de consommation dans le monde. « Nous approchons d’un point d’inflexion qui pourrait avoir un impact sur l’économie et pousser les entreprises et les pays dans leurs derniers retranchements. »

Vij est bien conscient du risque. « Mon rôle, en tant que capitaine, est de veiller à ce que l’équipage garde le moral et qu’il ne souffre pas de stress mental », reconnaît le capitaine, qui a 40 personnes à sa charge. « Nous organisons des réunions quotidiennes pour motiver l’équipage. La plupart d’entre eux doivent rentrer chez eux par crainte du coronavirus… leurs familles insistent pour qu’ils reviennent le plus vite possible. »

Pour s’occuper pendant leur temps libre sur le bateau, ils ont organisé des tournois de ping-pong, de basket-ball ou de cricket. Cela leur permet de se distraire, mais il leur est très difficile de ne pas éprouver un sentiment de frustration, surtout lorsque les réglementations en matière de quarantaine et de visa changent soudainement, avec très peu de concertation entre les pays. « Par exemple, en Malaisie, même si vous disposez d’un certificat Covid négatif, vous devez vous soumettre à une quarantaine préalable de 14 jours avant de prendre l’avion vers votre pays d’origine, puis à une nouvelle quarantaine de 14 jours lorsque vous arrivez dans votre pays d’origine », déclare-t-il.

Les cas de membres d’équipage eux-mêmes refusant de continuer à prolonger leurs contrats sont de plus en plus nombreux. C’est ce qui s’est passé, par exemple, sur le navire Marvin Confidence qui se trouvait au Chili, dont l’un des membres d’équipage était malade, et qui, après avoir rencontré de nombreuses difficultés, a pu accoster par l’intermédiaire du Panama parce que l’équipage a fait front, a refusé de continuer dans de telles conditions et a fait valoir son droit de demander de l’aide.

La question que se posent ceux qui sont à terre : « Quand pourrai-je reprendre le travail ? »

La crise se déroule sur plusieurs fronts, et le fait que des marins soient pris au piège sur leur navire signifie qu’il y a autant de personnes qui ont perdu leur moyen de subsistance. L’accablement est également évident pour ceux qui sont coincés dans leur foyer, sans travail et, dans de nombreux cas, sans aucune aide, et qui attendent de relever leurs compagnons en mer.

« Il était prévu que je rejoigne le bateau en mars, mais mon contrat a été reporté, car les vols ont été annulés et mon pays, le Bangladesh, a fermé ses frontières le 26 mars 2020 », explique Mohin U, un marin chevronné. Il est désormais sans emploi jusqu’à nouvel ordre et éprouve un sentiment d’impuissance. « Les gouvernements n’ont que faire des marins étrangers et il n’y a rien que nous puissions faire d’ici. »

Une enquête réalisée par l’organisation maritime Stella Maris auprès de 363 marins, pour la plupart originaires des Philippines, souligne l’ampleur du choc : 69 % des participants ont répondu que la Covid-19 les avait « fortement » ou « très fortement » affectés sur le plan économique. Cette statistique vaut tant pour les navires marchands que pour les bateaux de pêche et le secteur des croisières, où l’on compte également 70.000 marins en attente de rapatriement, et dont l’industrie est confrontée au défi titanesque de tenter de regagner la confiance des clients.

« L’incapacité des gouvernements à trouver une solution adéquate ou cohérente au problème de la relève des équipages, et la deuxième vague prévue du virus, pourraient amener de nombreux marins à changer de profession, avec pour conséquence un problème de pénurie d’équipages dans un avenir proche », souligne M. Barcellona.

« Lorsque le coronavirus est apparu, j’étais à bord et j’avais l’impression que le bateau était l’endroit le plus sûr au monde », nous explique par téléphone le marin Amit Schedge, qui se trouve sur un navire de croisière. « Mon contrat a pris fin le 30 mai, il a été prolongé et je suis toujours à bord du navire en Suède. » La fatigue se fait sentir et tout ce à quoi il peut penser maintenant, c’est retourner en Inde ; la semaine prochaine avec un peu de chance. Mais le sentiment est doux-amer, explique-t-il, car même s’il a hâte de retrouver les siens, il ne sait pas quand il signera à nouveau un contrat.

Pendant ce temps, en Malaisie, au moment de publier cet article, le capitaine Vij et son équipage tentent toujours de débarquer afin de passer deux semaines en quarantaine dans un hôtel de ce pays qu’ils ne connaissent pas, avant de passer encore 14 jours dans un hôtel en Inde, pour enfin pouvoir retrouver leur famille. « C’est une lutte d’endurance psychologique », conclut Vij.

This article has been translated from Spanish.

(*) À la demande des personnes interrogées, plusieurs noms et postes ont été omis dans ce reportage afin de protéger leur anonymat.