Les « nouveaux progressistes » de l’Amérique du Sud hispanophone face à leur réalité

Les « nouveaux progressistes » de l'Amérique du Sud hispanophone face à leur réalité

Against the backdrop of the referendum for or against rewriting Chile’s constitution, in this photo taken in Santiago de Chile in September 2022,
a woman holds a banner saying: “Don’t be afraid of change”.

(Claudio Abarca Sandoval/NurPhoto via AFP)

Si l’on met de côté le cas particulier du Brésil après la victoire de Lula da Silva, le 30 octobre 2022, l’Amérique du Sud hispanophone connaît une nouvelle vague de gouvernements à gauche de l’échiquier politique. Ils ont accédé au pouvoir au Pérou, au Chili et en Colombie, les plus importants de l’axe pacifique. Tous sont arrivés au pouvoir dans un contexte d’agitation sociale croissante et sont débordés par les manifestations de rue.

Cependant, ils y sont parvenus avec les fantômes économiques de la pandémie sur leurs épaules, ce qui explique en partie leur accession au pouvoir, mais avec les limites auxquelles ils sont confrontés pour consolider des projets sociaux ambitieux. Ces gauches-ci ne sont pas celles du début du siècle, soutenues par l’idée du « socialisme du XXIe siècle » et de la manne pétrolière. Les projets politiques sont post-pandémiques et post-bolivariens, c’est-à-dire qu’ils cherchent à abandonner le modèle vénézuélien sous le gouvernement de Nicolás Maduro.

Quels sont les drapeaux brandis par ces « nouvelles » gauches et quels sont les obstacles qui les empêchent de les atteindre et de consolider ce bord politique dans la région ? Bien que chaque pays ait ses propres particularités, des points communs existent entre eux.

Castillo, le pragmatique

Pedro Castillo est président du Pérou depuis le 28 juillet 2021 sous l’étiquette du parti de gauche Perú Libre, dont il a démissionné en 2022. Le pays traverse une crise politique au cours de laquelle il a connu cinq présidents depuis 2016 — dont deux seulement ont été élus par le peuple — alors qu’une lutte obstinée a commencé entre l’exécutif et le Congrès. Le pouvoir législatif peut destituer le chef de l’État à tout moment avec 87 voix sur 130, comme l’explique María Sosa Mendoza, journaliste péruvienne et chercheuse à l’Instituto de Defensa Legal del Perú.

« Pedro Castillo a réussi à conclure des pactes au Congrès afin que les 87 voix ne puissent pas être atteintes », explique Mme Sosa Mendoza. Elle estime que le président péruvien a été plus pragmatique qu’idéologique et que son organisation s’est davantage basée sur le maintien au pouvoir que sur la réalisation de réformes redistributives, et ce, malgré l’agitation sociale. Elle ajoute que les fréquents changements de cabinet — plus de 70 au cours de son mandat — l’ont empêché de consolider un projet politique.

La chercheuse indique que dans les sondages d’opinion de cette année, seuls 40 % des personnes s’identifiant comme étant de gauche approuvent l’action du président Castillo, un pourcentage qui était plus faible il y a quelques mois, lorsqu’il oscillait autour de 25 %. Castillo est un « président faible » qui, outre l’instabilité, doit maintenant faire face à des problèmes judiciaires dus à des scandales de corruption.

En pleine polarisation du pays, la gauche « est face à un dilemme, car Castillo ne met pas en œuvre ses promesses de campagne », fait face à des affaires de corruption et nomme des personnes mal préparées à de hauts postes gouvernementaux.

Donc, pour la chercheuse, tout soutien de ce secteur à Castillo repose davantage sur une approche pratique qu’idéologique, car dans un contexte de polarisation politique, « être contre Castillo revient à soutenir une opposition d’extrême droite » qui ne parvient pas à mobiliser et à susciter le mécontentement à l’égard du président.

L’une de ses principales promesses, une Assemblée constituante, a été rejetée en mai 2022 par le Congrès et a peu de chances d’aboutir à l’avenir. La réforme agraire, une autre de ses propositions, « a perdu sa forme originelle » et a été dénaturée par les remaniements ministériels.

Le cas du Pérou est peut-être le plus atypique et le plus particulier de ces gouvernements. En raison de sa situation interne, Castillo a été un président plutôt isolé du voisinage. En revanche, Gustavo Petro, président de la Colombie, et Gabriel Boric, son homologue chilien, entretiennent une relation étroite et ont l’ambition de consolider un bloc régional afin de positionner quelques enjeux.

Boric, l’affaibli

M. Boric a pris ses fonctions le 11 mars 2022, six mois avant le vote visant à approuver ou à rejeter une nouvelle constitution pour remplacer celle héritée de la dictature d’Augusto Pinochet. Selon la politologue chilienne Javiera Arce Riffo, le gouvernement de Boric partait du principe qu’il commencerait à mettre en œuvre ses réformes une fois la nouvelle constitution approuvée, que cela constituerait sa feuille de route. Le gouvernement ne s’attendait pas à ce que le résultat final soit une opposition à l’idée. Cela s’est produit en partie, selon Mme Arce Riffo, en raison de la faiblesse affichée par le gouvernement au cours de ses premiers mois, c’est-à-dire comme une sorte de punition citoyenne pour sa gestion.

Dans ce scénario et face à la crise inflationniste qui touche le monde entier, « il est des dossiers que Gabriel Boric ne pourra pas accomplir, je dirais la plupart de son programme, car il n’a pas de majorité au Congrès. Il devra donc opter pour une ou deux réformes et pas plus », prédit Mme Arce Riffo. Face à un programme qui a déjà dû être nuancé au cours de la campagne en raison d’une trop grande ambition, le scénario le plus probable est qu’il ne soit pas appliqué. Par exemple, il ne pourra pas payer les prêts universitaires ou augmenter les investissements sociaux, car une réforme fiscale est en cours, dont les recettes ne pourront que financer les dépenses courantes de l’État.

Mme Arce Riffo affirme que grâce à son capital politique et à sa situation financière, Boric pourrait miser sur deux réformes complexes : le système des retraites et les soins de santé. Elle estime toutefois que ce qui peut être réalisé sur des questions telles que l’accès universel aux soins de santé sera plus modeste que ce que la Constitution ratée cherchait à entériner.

Valeria Coronel, historienne, maîtresse de conférences et chercheuse à l’université FLACSO Ecuador, estime que contrairement à la Constitution complexe qui avait été proposée, le projet de gouvernement de Boric est plus simple.

« C’est un projet visant à mettre fin à la dérégulation absolue du capital et à amorcer la reconstruction de certains droits sociaux qui permettent la régulation de cette communauté qui est en proie à l’extrême dénuement après 40 ans de néolibéralisme », déclare l’universitaire.

Selon Javiera Arce Riffo, l’arrivée de la gauche au pouvoir dans ces pays s’explique par « l’usure des partants », c’est-à-dire par le rejet des prédécesseurs des gouvernements actuels au Chili et en Colombie, où leurs ex-présidents respectifs, Sebastián Piñera et Iván Duque, ont connu des taux élevés de désapprobation. Toutefois, elle ne néglige pas le fait que l’impact social de la pandémie a donné lieu à des discours tels que celui du « vivre savoureusement » de la vice-présidente de la Colombie, Mme Francia Márquez. Les promesses de renverser l’impact social de la pandémie ont trouvé un écho auprès des électeurs à un moment politique favorable.

Or, « s’il n’y a pas de solution concrète à des questions aussi fondamentales que la sécurité et l’ordre public, le discours d’une “vie savoureuse” suscitera un rejet », déclare Mme Arce Riffo. Elle ajoute par ailleurs : « Si vous ne contrôlez pas l’inflation croissante que nous subissons, peu importe si vous promettez aux gens un excellent système de retraites ou de soins de santé, les gens ne vont pas s’en soucier. » Le même diagnostic s’applique au Chili et à la Colombie.

Les deux gouvernements partagent une caractéristique « performative » : ils font des annonces qu’ils qualifient d’historiques, mais qui, jusqu’à présent, n’ont pas d’impact sur les conditions de vie quotidienne des gens, ce qui, selon la politologue chilienne, peut aussi les mener à une certaine fatigue.

Petro, l’environnementaliste

Le gouvernement de Gustavo Petro est le plus « neuf » de ces gouvernements. Tant du fait qu’il est chef d’État de la Colombie depuis à peine un peu plus de deux mois que parce que c’est la première fois qu’un projet politique qui se qualifie lui-même de progressiste atteint le plus haut niveau du pouvoir exécutif.

M. Petro a pris ses fonctions le 7 août 2022 et il a tenté, dans les semaines qui ont suivi, de faire avancer plusieurs dossiers ambitieux : une réforme fiscale progressive qui s’est heurtée à la réticence du secteur privé, des avancées vers la redistribution des terres par le biais d’accords avec le secteur de l’élevage, historiquement hostile à cette politique, et l’ouverture de processus de négociation et de soumission avec tous les types de groupes armés illégaux afin de parvenir à ce qu’il a appelé avec grandiloquence la « paix totale ».

Pour Valeria Coronel, il convient de lire ces projets politiques en fonction de leur relation avec les élites. Là où au Chili, il s’agit d’élites disposant d’une longue expérience des affaires et du soutien de l’État, en Colombie, elles se sont constituées à partir des régions, « non pas pour construire une nation colombienne, mais pour garantir leur pouvoir grâce à un pacte oligarchique » qui exclut les classes populaires du pays depuis le XIXe siècle, mais qui reste toujours en vigueur. Pour la maîtresse de conférences cependant, cet ordre oligarchique ne se renouvelle pas, mais se heurte à des secteurs populaires historiquement exclus.

Au milieu de cette inclusion, M. Petro parie sur un changement de discours sur les drogues et sur le renforcement des responsabilités différenciées en matière de changement climatique. Il demande au monde d’échanger la dette extérieure contre des services environnementaux et pousse à une transition énergétique qui fait dresser les cheveux sur la tête des acteurs économiques, car il suggère d’arrêter l’exploration du pétrole, du gaz et du charbon, avec toutes les conséquences fiscales que cela pourrait représenter.

Les histoires du Pérou, du Chili et de la Colombie sont différentes, notamment en ce qui concerne la place accordée à la dimension ethnique de la composition de leurs nations et de l’avènement de ces gouvernements, mais Mme Coronel considère que dans les trois cas, ces projets « offrent une combinaison de démocratisation, d’inclusion des agendas populaires dans le projet démocratique et de régulation du capital contre les politiques de concessions ouvertes des territoires ». Cette régulation, précise-t-il, n’est pas « post-capitaliste », elle ne va pas au-delà du capitalisme, mais cherche à y mettre le holà en faveur de certaines populations, différentes dans chaque cas.

Et cela vaut tant pour la Colombie, où tous les gouvernements contemporains ont été libéraux ou conservateurs, que pour le Chili, où la gauche a détenu le pouvoir par le biais de la désormais usée Concertación de Partidos por la Democracia (Concertation des partis pour la démocratie). Cependant, ces pays disposent également d’agendas qui sont plus clairs dans le cas de ces pays que dans celui du Pérou : le genre et l’environnement. Boric a été soutenu, entre autres secteurs, par les mouvements féministes ; l’égalité des sexes étant l’une de ses politiques phares. Dans le cas de M. Petro, sa vice-présidente Mme Márquez représente à la fois cette lutte et celles des peuples d’ascendance africaine.

La question de l’identité et la critique du modèle extractiviste et dépendant du pétrole apparaissent dans ces gauches d’une manière qui n’apparaissait pas dans les gauches marxistes classiques.

Dans le cas de Pedro Castillo, malgré son passé d’instituteur et de syndicaliste, on retrouve des traits profondément conservateurs en ce qui concerne le genre. « Il a des valeurs conservatrices, mais ce n’est pas quelque chose qui définit son identité politique, car il est capable de négocier », déclare María Sosa Mendoza. Dans le cas du Pérou, les drapeaux verts et multicolores brandis par les gouvernements chilien et colombien semblent moins présents.

Tenter une évaluation complète des présidences de Boric, Petro ou Castillo est encore prématuré. Même s’ils apportent une certaine nouveauté dans la région, par rapport aux projets et aux personnalités qui ont déjà gouverné et dont le style et la portée sont plus clairs (comme Lula Da Silva récemment réélu au Brésil), cette nouveauté, ces promesses et ces performances doivent faire face à un contexte économique complexe qui devrait se compliquer encore davantage et qui les obligera certainement à modérer leurs attentes et à jouer davantage dans le domaine du possible.

This article has been translated from Spanish by Charles Katsidonis