« Les pauvres ont le droit de bien manger » : Quand l’aide alimentaire marche en circuit court

« Les pauvres ont le droit de bien manger » : Quand l'aide alimentaire marche en circuit court

Volunteers from the Vandœuvre-lès-Nancy Food Bank in eastern France take delivery of organic eggs that a local breeder brings them every Tuesday. These fresh products are destined for poor families, more and more of whom have sought food aid since the start of the pandemic.

(Benoît Collet)

Dans les rayonnages de la Banque alimentaire du marché de gros de Vandœuvre-lès-Nancy, dans l’est de la France, des œufs bio et locaux ont trouvé leur place au milieu des habituels invendus des grandes surfaces. Ces six derniers mois, les bénévoles logisticiens ont réceptionné une tonne d’œufs frais, en provenance directe de la ferme Picorette et compagnie, à une dizaine de kilomètres au sud de la ville de Nancy. En Meurthe-et-Moselle comme ailleurs, la crise sanitaire a fait basculer de plus en plus de Français dans la précarité : les besoins en aide alimentaire y ont bondi de 45 % pendant le premier confinement, et les associations ont vu leurs stocks fondre très vite. En France, le réseau des banques alimentaires a enregistré près de 100.000 nouveaux bénéficiaires durant l’année 2020.

Dans l’urgence, les élus locaux ont décidé de verser aux associations de ce département de 731.000 habitants, une subvention exceptionnelle de 300.000 euros. Celle-ci a été attribuée à la condition que leurs achats soient faits auprès de producteurs locaux, un engagement pris lors de la signature, en décembre dernier, d’une charte d’approvisionnement entre quatre acteurs de l’aide alimentaire (le Secours populaire, les Restos du cœur, la Banque alimentaire, la Soupe des sans-abris) et la Chambre d’agriculture.

« Les pauvres aussi ont le droit de bien manger. Des produits frais, et pas seulement des conserves ou des plats préparés », tonne Philippe Julien, directeur de la Banque alimentaire 54, qui gère l’entrepôt de 2.000 m² de Vandoeuvre-lès-Nancy, ou arrivent quotidiennement des tonnes des denrées que les camions de l’association acheminent ensuite dans la vingtaine de centres de distribution du département. En passant devant la chambre froide ou sont entreposés les surgelés et la viande que la Banque alimentaire récupère chaque semaine parmi les invendus des supermarchés de la région, il poursuit :

« Cette charte nous permet d’avoir des œufs facilement, alors qu’habituellement on a du mal à en récupérer auprès des grandes surfaces. Fournir des protéines aux bénéficiaires est un vrai enjeu pour nous ».

La précarité alimentaire galopante depuis le début de la pandémie a eu de quoi faire réfléchir les élus locaux à la « meilleure façon de soutenir, à la fois les agriculteurs mis en difficulté par la fermeture des lieux de restauration collective et les familles pauvres, précarisées encore plus par la fermeture des cantines scolaires », se rappelle Audrey Bardot Normand, vice-présidente socialiste du département en charge de l’agriculture et de l’environnement. De décembre 2020 à mars 2021, les quatre associations caritatives signataires de la charte ont acheté 4.800 kilos de viande, 4.000 kilos de produits laitiers et près de 400.000 œufs à des producteurs locaux, avec les subventions publiques. Faute de moyens, le programme ne devrait malheureusement pas être renouvelé l’année prochaine. « La hausse de la précarité et le versement de davantage de prestations sociales grève sérieusement notre budget », regrette l’élue.

Vers une « sécurité sociale de l’alimentation » ?

Cependant, la philosophie du programme pourrait trouver une nouvelle formule avec l’aide de subventions, cette fois non plus locales, mais nationales. Le gouvernement a en effet annoncé vouloir s’engager lui aussi dans la voie de l’aide alimentaire relocalisée. Via les financements du plan de relance « post-pandémie », le ministère de l’Agriculture a commencé, début mai, à verser 6 millions d’euros de subventions, à des projets associatifs comme l’ouverture de points de distribution mobiles de produits frais et locaux dans les quartiers populaires, la création de potagers réservés aux plus précaires, d’ateliers de formation autour de la valorisation des fruits et légumes de saison, etc.

Mais il y aurait aussi une possibilité d’aller encore plus loin, comme le proposent les agronomes du groupe Agricultures et souveraineté alimentaire de l’ONG Ingénieurs sans frontières (ISF-AgriSTA) qui imaginent une « Sécurité sociale de l’alimentation », qui garantirait « l’universalité de l’accès et le conventionnement des professionnels réalisé par des caisses gérées démocratiquement ». Ces caisses, sur le modèle des caisses de retraite ou d’assurance-maladie, prendraient en charge les achats alimentaires de tous les citoyens indépendamment de sa situation professionnelle à hauteur de 150 euros par mois, grâce à une « carte Vitale alimentaire » [en référence à la carte à puce que possède chaque résident français affilié à la sécurité sociale, ndlr].

La condition serait uniquement que les dépenses soient faites auprès de producteurs et distributeurs locaux conventionnés et rémunérés par ces caisses. Il s’agirait d’organismes publics indépendants gérés par les syndicats et la société civile.

Exactement comme peut l’être la Sécurité sociale française actuelle, qui gère les remboursements de frais médicaux de tous les citoyens, sans conditions de revenus.

En clair, passer de la logique actuelle de charité privée à un « droit universel à l’alimentation », garanti par un système de protection sociale, « dont il devrait être question dans une démocratie », écrit encore ISF-AgriSTA dans une tribune publiée dans le média Reporterre aux côtés de la Confédération paysanne et de l’association Réseau-Salariat.

L’idée de Sécurité sociale de l’alimentation, qui vise aussi à assurer une juste rémunération à une partie du monde agricole en les protégeant des fluctuations du marché, via le conventionnement public, est aussi devenue un argument de campagne des candidats du parti écologiste EELV aux élections régionales françaises de juin 2021. « Ce qui est fait en Meurthe-et-Moselle montre qu’un certain nombre d’élus locaux de gauche ont le souci de concilier justice sociale, juste rémunération du monde agricole et transition écologique », espère Eliane Romani, candidate régionale EELV.

Se mettre à l’abri des fluctuations des marchés agricoles

Thomas Simonin, grand trentenaire costaud, livre la Banque alimentaire tous les mardis. L’agriculteur élève 4.000 poules pondeuses en plein air, au creux de l’une des collines qui parcourent le sud de Nancy. Les associations caritatives sont de bonnes clientes pour lui, en lui offrant l’assurance de commandes fixes et régulières. « Le confinement a boosté le circuit-court. Mais je n’ai pas fait jouer mes prix », raconte l’éleveur, en activant le levier qui ouvre les portes du poulailler industriel, où les gallinacés passent la nuit. Au bout de la ferme, une femme sort de sa voiture pour acheter des œufs à un distributeur automatique. La vente directe aux associations ou aux particuliers permet à Thomas Simonin, comme aux autres agriculteurs signataires de la charte, de tirer une meilleure rémunération de leur travail grâce à la suppression des intermédiaires et à une demande stable, soutenue par les pouvoirs publics.

« Le monde agricole local, très dépendant des fluctuations des prix mondiaux du lait et de la viande bovine, ne peut pas se permettre de dire non à un nouveau débouché sécurisé comme ceux ouverts par les chartes publiques d’approvisionnement local des associations caritatives ou des cantines scolaires », considère de son côté Nicole Lebrun, chargée de mission « restauration hors domicile » à la Chambre d’agriculture de Meurthe-et-Moselle, qui a sélectionné les trois agriculteurs et les quatre coopératives locaux engagés dans la fourniture de produits frais à l’aide alimentaire privée.

Avant la signature de la charte, les négociations entre la Chambre d’agriculture et les associations d’aide alimentaire ont surtout achoppé sur le prix versé aux producteurs : l’aide alimentaire privée cherchant à obtenir les prix les plus bas possibles pour ses bénéficiaires, là où les agriculteurs ont défendu des prix plus élevés, leur permettant de se dégager une rémunération décente.

« On reçoit des dons de pommes de terre des agriculteurs du nord de la France qui ne savent plus quoi en faire, surtout quand les restaurants étaient fermés. Pourquoi voulez-vous que j’achète des patates à 40 centimes le kilo à un producteur local ? », pointe Robert Larose, le président des Restos du Cœur 54. Dans ce contexte, les subventions publiques ont permis aux producteurs locaux de se battre à armes égales contre la concurrence de l’industrie agro-alimentaire et ses surplus.

Côté associations, l’intervention de la puissance publique vient combler le surcoût à acheter produits frais et locaux plutôt que de récupérer uniquement les invendus de la grande distribution qui permet in fine de distribuer aux ménages précaires des légumes et de la viande de producteurs locaux, plutôt que des plats préparés et de la nourriture industrielle.

Avec sa « Sécurité sociale de l’alimentation », Ingénieurs sans frontières espère pérenniser l’accès à une alimentation de qualité pour les plus pauvres, et sortir d’une logique de charité, de ce « rouage méconnu de l’économie, à travers lequel le secteur agroalimentaire recycle ses surplus et ses invendus, autrement considérés comme des rebuts », comme le jugent sévèrement le journaliste Fréderic Denhez et l’écrivain Alexis Jenni, dans leur ouvrage Ensemble pour mieux se nourrir, publié en avril dernier.

Les limites de ce système sont tristement apparues en 2019, quand l’office français du développement agricole FranceAgriMer a utilisé les subventions du Fonds européen d’aide aux plus démunis (FEAD) pour acheter 1.400 tonnes de steaks hachés polonais de très mauvaise qualité, contenant des traces de poulet, des échantillons d’abats, ou encore des protéines végétales, livrées ensuite notamment aux Restos du Cœur.

Beaucoup de travail reste encore à faire pour améliorer la qualité nutritionnelle et écologique du régime alimentaire des plus pauvres, et faire de l’alimentation un « bien commun », comme l’appellent de leurs vœux les candidats écologistes aux élections régionales. « Il reste tout un changement de mentalité à effectuer au sein du monde de l’aide alimentaire, concernant les circuits d’approvisionnement. C’est comme pour nous, consommateurs : aller au supermarché plutôt que chez les producteurs locaux, c’est la solution de simplicité », résume Audrey Bardot-Normand.

Prochaine étape pour les écologistes, s’ils parvenaient à la tête des régions françaises, le 27 juin prochain : sanctuariser l’alimentation comme un droit universel, et poser les bases d’une nouvelle branche de la Sécurité sociale, pour que l’aide alimentaire ne soit plus tributaire ni des revirements électoraux, ni des contraintes budgétaires locales.

This article has been translated from French.