Les ravages causés par les criquets pèlerins dans toute l’Afrique de l’Est menacent l’emploi et la subsistance des paysans

Un soir de février, Samuel Mwangi a observé une nuée gigantesque de criquets pèlerins se poser sur les arbres à proximité de sa ferme dans le village de Kariara, dans le comté de Tharaka Nithi, dans l’est du Kenya. Le lendemain matin, les criquets se sont mis à détruire les récoltes sur ses sept acres de terre, le laissant désemparé devant ce spectacle, après avoir tenté à maintes reprises mais en vain de chasser les criquets.

Ce père de huit enfants, âgé de 61 ans, raconte à Equal Times : « Ici, dans ma ferme, ils se sont attaqués à mon maïs, à mon café et à mes haricots comme jamais auparavant ».

Sous l’effet conjugué de températures exceptionnellement élevées et de fortes pluies provoquées par le changement climatique, le plus grand essaim de criquets géants observé depuis près de trois quarts de siècle est en train de décimer les récoltes en Afrique de l’Est, en Asie centrale et au Moyen-Orient, exposant jusqu’à 20 millions de personnes à « une menace sans précédent pour la sécurité alimentaire et les moyens de subsistance au début de la prochaine campagne agricole », selon le centre d’information en ligne Observatoire acridien de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).

M. Mwangi exerce le métier d’agriculteur à plein temps au Kenya, pays qui a été particulièrement touché. Sa vie et celle de toute sa famille dépendent entièrement de ses récoltes, et ce aussi bien en tant que source de nourriture que de revenu destiné à subvenir aux besoins de son ménage et à couvrir les frais de scolarité de ses enfants. Il emploie en outre un certain nombre de travailleurs agricoles pour exploiter sa ferme.

« En fonction des rendements, j’embauche parfois entre cinq et six personnes pour m’aider à cueillir les baies de café, et une saison sur deux, j’en emploie d’autres pour semer, désherber et récolter le maïs et haricots », explique M. Mwangi.

La FAO estime que l’agriculture est le principal pourvoyeur d’emplois en Afrique, alors que près de 54 pour cent de la main d’œuvre africaine dépend du secteur agricole pour sa subsistance, ses revenus et son emploi. Au Kenya, le secteur agricole contribuerait à 26 % du produit intérieur brut (PIB) directement et à 27 % indirectement, et emploierait plus de 40 % de la population totale, soit quelque 19 millions de personnes.

Entre temps, à mesure que la destruction des récoltes par les criquets pèlerins progresse, de plus en plus de vies et d’emplois dans le secteur agricole se trouvent menacés.

Depuis que des essaims de criquets provenant du Yémen ont infesté l’Éthiopie et la Somalie en juin 2019, « le ravageur migrateur le plus destructeur du monde » a déferlé sur tout l’est de l’Afrique, notamment l’Érythrée, Djibouti, le Kenya, le Soudan du Sud, le Soudan et l’Ouganda, atteignant même la République démocratique du Congo. Selon la FAO, un seul essaim de 40 millions d’ailés couvrant un kilomètre carré est capable d’ingurgiter en une seule journée la même quantité de nourriture que 35.000 êtres humains.

Mais alors que les yeux du monde sont rivés sur la lutte contre la pandémie de Coronavirus, la FAO prévient que le pire de l’invasion de criquets pèlerins est peut-être encore à venir. Une fois parvenus à maturité, les ailés migrent à travers différents pays et pondent des œufs, dont certains commencent maintenant à éclore. Bien que les nymphes sans ailes ne puissent pas voler, elles sont néanmoins capables de détruire les pâturages une fois qu’elles muent sous forme d’adultes ailés et engendrent de nouveaux essaims.

« Notre préoccupation se porte actuellement sur la deuxième génération de criquets », souligne Hamisi Williams, assistant du représentant de la FAO au Kenya. « Car d’ici à ce qu’ils éclosent, le nombre initial de criquets sera multiplié par vingt, et il est fort probable que cela coïncide avec les phases initiales de la saison de plantation [mars/avril]. Ces sauterelles ont un appétit vorace et nous craignons qu’elles ne détruisent les cultures en germination. »

« Il y aura une crise »

Selon le secrétaire général adjoint du Kenya Plantations and Agricultural Workers Union, Meshack Khisa, le gouvernement kenyan aurait mal géré la crise du criquet pèlerin en n’agissant pas assez rapidement pour contenir la propagation des criquets par la pulvérisation des larves au stade où elles étaient encore incapables de voler (et donc plus faciles à éradiquer). Il craint que les millions de Kenyans qui dépendent des cultures pour leur alimentation ne soient ruinés si les criquets détruisent leurs récoltes.

« L’économie du Kenya est largement dépendante de l’agriculture, la principale source de revenus du pays, suivie de l’industrie manufacturière. Vous pouvez imaginer ce qui arriverait si les criquets pèlerins envahissaient une plantation gigantesque – par exemple, une plantation de thé, de café ou autre. Ce serait catastrophique car ce secteur emploie énormément de personnes. Ces gens se retrouveraient sans emploi, et lorsqu’un grand nombre de personnes se retrouvent au chômage, la probabilité d’un effondrement économique est très élevée, de même que le risque de voir les populations manquer de nourriture », avertit M. Khisa.

« Il y a un effet domino sur les personnes employées dans le secteur agricole qui réinvestissent leurs ressources dans l’économie. On peut donc en déduire que l’économie de ces régions sera fortement touchée, avec pour conséquence que nous allons avoir une crise », a-t-il ajouté.

La difficulté d’accès aux financements et aux ressources nécessaires fait, cependant, du confinement et du contrôle des criquets pèlerins un défi colossal pour la plupart des pays de la région. Le Fonds central d’intervention d’urgence des Nations Unies (CERF) a approuvé à la mi-mars un prêt de 10 millions USD pour aider la FAO à empêcher que l’invasion de criquets n’entraîne une catastrophe humanitaire, ce qui porte à 110,5 millions USD le financement promis à la FAO pour faire face à la crise. Ce montant reste, néanmoins, en-dessous de l’objectif de financement de 153,2 millions USD.

Hassan Charfi est directeur adjoint chargé de l’agriculture dans le comté de Marsabit, la région du Kenya qui a enregistré le plus grand nombre d’essaims d’acridiens. En tant que responsable de la Base de lutte contre le criquet pèlerin à Marsabit, il a expliqué à Equal Times que son comté était déjà débordé par les essaims et qu’avec la maturation de nouveaux essaims qui seront prêts à pondre à partir de la première semaine d’avril, la situation risquait encore d’empirer.

« Nous n’avons pas contrôlé les criquets matures et selon toute vraisemblance, nous ne contrôlerons même pas les nymphes. Celles-ci ne tarderont pas à se regrouper en bande avant de prendre leur envol. Ensuite, ils (les criquets) se déplaceront, festoieront et se percheront. L’ampleur de la destruction sera inimaginable », avertit M. Charfi.

Bonnes nouvelles d’Ouganda

En Ouganda, le ministère de l’Agriculture a informé que le pays évitera probablement le pire de l’invasion car la moisson des principales récoltes a eu lieu en décembre, laissant peu de nourriture aux criquets.

Dans un entretien avec Equal Times, Charlotte Kemigyisha, membre de l’Équipe chargée des activités de contrôle des criquets pèlerins (Desert Locust Control Activities Team) auprès du ministère de l’Agriculture a déclaré : « Heureusement pour nous, l’invasion survient à un moment où les agriculteurs ont fait leurs récoltes et il ne reste pratiquement rien dans les champs. Notre préoccupation et nos efforts en ce moment se concentrent sur les préparatifs de la saison de plantation qui approche, ainsi que sur la conservation des cultures. » À la question de savoir si les criquets en Ouganda sont susceptibles de causer des pertes d’emplois, Mme Kemigyisha répond par la négative. « Il est prévu que les agents de vulgarisation travaillent encore plus étroitement avec les agriculteurs sur les pratiques intelligentes de traitement après récolte. »

Et Mme Kemigyisha de poursuivre : « Le ministère de l’Agriculture, de l’Industrie animale et de la Pêche, conjointement avec le cabinet du premier ministre, apportera son soutien aux communautés en leur fournissant du matériel de plantation, de la nourriture et d’autres fournitures indispensables pour les protéger de la faim et d’autres retombées adverses. Comme la majorité des ménages ruraux sont employés dans l’agriculture, le gouvernement soutiendra les communautés par le biais d’autres activités génératrices de revenus, et ce jusqu’à ce que la région soit considérée officiellement débarrassée du fléau. La situation retournera à la normale sur le court terme », a affirmé Mme Kemigyisha.

En attendant, Samuel Mwangi, comme tant d’agriculteurs d’autres régions d’Afrique de l’Est, risque de voir sa seule source de revenus détruite si la situation n’est pas maîtrisée immédiatement. « Si le gouvernement ne nous aide pas à nous débarrasser des criquets et à détruire leurs œufs avant qu’ils n’éclosent, je perdrai de la nourriture et de l’argent, et tous ceux dont l’emploi dépend de moi n’auront pas de revenu pour nourrir leur famille », a insisté M. Mwangi.

Cet article a été traduit de l'anglais.