Les syndicats du monde entier s’organisent pour un monde post-pandémique

Depuis que la pandémie du COVID-19 a paralysé un grand nombre de pays européens, les personnes confinées chez elles se pressent tous les soirs aux fenêtres et aux balcons pour saluer et applaudir les professionnels de la santé engagés dans la lutte contre le virus.

Médecins, personnels infirmiers et autres professionnels de la santé sont en première ligne dans la lutte contre une pandémie qui (au moment de la publication) a déjà fait plus de 64.000 morts dans le monde entier. Et ils en paient le prix fort. En Italie, où le coronavirus a fait, jusqu’à présent, le plus grand nombre de victimes, près de 90 professionnels de la santé sont morts depuis le début de la pandémie (au moment de la publication), tandis qu’à l’échelle mondiale, des dizaines de milliers d’autres ont été infectés et contraints à l’auto-isolement, mettant à rude épreuve la plupart des systèmes de santé.

Il existe, cependant, de nombreuses autres catégories de travailleurs dont la contribution à la lutte mondiale contre le virus est essentielle. Il s’agit de travailleurs qui, ne pouvant tout simplement pas exercer leur activité normale à domicile au moyen d’un ordinateur, doivent continuer à se rendre au travail comme d’habitude avec, de surcroît, l’angoisse du risque constant d’une contamination mortelle.

De par le monde, des camionneurs ont publié sur les réseaux sociaux leur photo accompagnée de la légende : « Je ne peux pas rester chez moi, je suis un routier. » En Italie, une employée de supermarché est morte du virus ; en Afrique du Sud, des journalistes ont été testés positifs au COVID-19 ; aux États-Unis, les travailleurs des plateformes, totalement dépourvus de protection sociale, continuent à conduire des passagers et à livrer des repas et des colis, alors qu’une seule interaction avec un porteur du coronavirus peut leur être fatale. Et en Belgique, des éboueurs comme Ahmet Sener effectuent leur travail sans autre équipement de protection qu’une simple écharpe.

« Si je ne fais pas mon boulot, les rues seront pleines d’ordures, ce qui pourrait accélérer la propagation du virus », a confié M. Sener sur une note de désespoir.

Comme le soulignait récemment la rédaction Equal Times dans un édito : « Quand le monde était en proie aux flammes, ce sont nos travailleurs de la santé, les secouristes, les agents chargés du nettoyage, les travailleurs du transport, les aides-soignants, les employés des supermarchés, les éboueurs, les livreurs, les enseignants et les policiers — dont les salaires leur permettent souvent à peine de nourrir leurs familles — qui ont permis à nos sociétés de continuer à fonctionner. Nous ne devrons jamais l’oublier. »

À l’heure où une récession mondiale guette dans l’ombre de la pandémie en cours, les travailleurs du monde entier se trouvent au seuil d’une crise dont on ignore encore la portée et les ramifications. L’Organisation internationale du travail (OIT) estime que la pandémie pourrait coûter 25 millions d’emplois dans le monde et entraîner une augmentation significative de la pauvreté des travailleurs. Cependant, le directeur général de l’OIT, Guy Ryder, affirme que ce chiffre « pourrait être une sous-estimation de son impact réel ».

Pas de héros morts

Les syndicats ont toutes les raisons d’être inquiets. Alors que le dialogue social est en train d’être affaibli dans des pays comme la Pologne, la Hongrie est allée plus loin avec l’octroi par le parlement de pouvoirs autoritaires étendus à l’exécutif, le tout sous couvert de la lutte contre le COVID-19. La perspective d’une crise économique de grande ampleur pourrait amener les gouvernements et les employeurs à prendre des mesures qui sont susceptibles de porter atteinte aux droits de négociation collective, à l’affiliation syndicale, aux mesures de protection sociale, et à introduire de nouvelles restrictions aux droits des travailleurs.

Les représentants des travailleurs se préparent déjà à une telle éventualité aux niveaux local, national, sectoriel et international, alors que la Commission syndicale consultative auprès de l’OCDE (TUAC), l’Institut syndical européen (ETUI) et la Confédération syndicale internationale (CSI) planchent sur une cartographie des différentes répercussions de la pandémie et des réponses qui y sont apportées. Il apparaît que les pays ayant des taux de syndicalisation élevés, de bons filets de sécurité sociale et des droits de négociation collective solides sont ceux qui ont le mieux fait face aux effets immédiats de la pandémie sur les travailleurs.

La priorité la plus immédiate est la santé et la sécurité.

L’Internationale des services publics (ISP), la fédération syndicale internationale des travailleurs du secteur public, qui représente notamment les professionnels de la santé et des soins, a évoqué « les incroyables manifestations de solidarité de la population », tout en précisant que « ce n’est pas suffisant ».

« Nous ne voulons pas que les travailleurs de la santé soient des héros morts. Nous avons besoin que le plus grand nombre possible restent en vie et en bonne santé pour continuer à faire du bon travail », a déclaré dans un communiqué la secrétaire générale de l’ISP, Rosa Pavanelli.

L’ISP exprime son inquiétude face à la pénurie mondiale d’équipements de protection individuelle (EPI) pour les travailleurs et demande aux gouvernements de prendre toutes les mesures qui s’imposent afin de garantir la mise à disposition d’équipements et de fournitures médicales indispensables, même si cela exige la réquisition de sites de production.

Cet appel a été partiellement entendu. Certaines usines ont déjà entrepris la reconversion de leurs chaînes de montage vers la fabrication d’articles de santé : l’enseigne italienne d’articles de luxe Armani produit désormais des blouses médicales à usage unique, tandis qu’aux États-Unis, Ford et General Electric collaborent à la production de respirateurs artificiels dont le besoin se fait cruellement sentir. Les chaînes d’approvisionnement s’adaptent aussi rapidement à ce nouveau paradigme, et les syndicats soutiennent cette transition.

« Nous avons des exemples aux États-Unis, en Italie, au Brésil, d’entreprises qui convertissent temporairement leur production pour fabriquer des respirateurs artificiels, des assainisseurs, des produits d’hygiène ou des équipements de protection », a déclaré Valter Sanches, secrétaire général d’IndustriALL Global Union, qui représente 50 millions de travailleurs de l’industrie dans le monde. « C’est quelque chose que nous encourageons. Nous sommes prêts à soutenir les efforts mondiaux en aide aux personnes touchées par le virus. »

La coopération internationale a été au cœur du mouvement syndical depuis que les travailleurs se sont ralliés au cri de « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! ». Et aujourd’hui, on a vraiment le sentiment que la crise du coronavirus pourrait insuffler un nouvel élan à un mouvement qui a été considérablement affaibli par quatre décennies de néolibéralisme.

« Une opportunité s’offre à nous désormais, à condition de ne pas transiger sur notre leitmotiv : nous avons besoin de plus de protection de la part de l’État, de plus de protection pour les travailleurs précaires et d’une couverture médicale universelle », a affirmé M. Sanches.

Un nouveau modèle pour l’économie mondiale ?

Sharan Burrow, secrétaire générale de la CSI, estime par ailleurs que « l’impact sanitaire et économique de la pandémie du COVID-19 a mis en exergue des relations de travail déficientes en matière de congés maladie payés, d’heures de travail garanties, et même de contrats de base.

« Le monde de l’après-pandémie pourrait nous donner un nouveau modèle pour l’économie mondiale, un nouvel engagement à partager les richesses du monde et un investissement renouvelé dans la conformité et l’État de droit », écrit-elle.

Mais en attendant, les travailleurs les plus vulnérables sont dans la tourmente. Dans les pays du sud, où se concentre une grosse partie de la production manufacturière mondiale basée sur des bas salaires, ces travailleurs subissent déjà de plein fouet les répercussions du ralentissement économique, en raison de protections sociales et de normes du travail inadéquates. Un secteur particulièrement touché par la crise est l’industrie de l’habillement, dont les usines ferment à un « rythme alarmant », laissant potentiellement des millions de travailleurs sans salaire, sans indemnités de licenciement et sans prestations de santé.

Selon IndustriALL : « Les travailleurs de l’habillement sont censés couvrir le prix des vêtements qu’ils ont déjà confectionnés. »

« Non seulement les grandes marques et les détaillants annulent leurs commandes à venir, mais ils refusent d’assumer la responsabilité de vêtements déjà produits, utilisant les dispositions d’urgence des contrats pour arrêter les expéditions et éviter de payer les marchandises qu’ils ont commandées. Ainsi, les usines qui détiennent les marchandises ne peuvent pas les vendre au client qui les a commandées et, dans de nombreux cas, ne peuvent pas payer les salaires des travailleurs et travailleuses qui les ont fabriquées. »

Le mouvement syndical suit de près les réactions des entreprises et du public à la pandémie. Le mois dernier, la première des enquêtes mondiales de la CSI sur le COVID-19 a analysé les aides d’urgence introduites par les gouvernements du G20 et a constaté que « dans les meilleurs des cas, les mesures ont inclus une aide immédiate aux travailleurs et à l’économie réelle sous forme de congés maladie payés, d’une aide au salaire ou au revenu, entre autres ».

« Les pays du G20 prennent la situation très au sérieux », a déclaré Tim Noonan, directeur de campagne de la CSI, en référence à l’engagement du groupe à injecter 5.000 milliards USD dans l’économie mondiale pour faire face aux conséquences de la pandémie. « À présent, nous devons nous mobiliser pour faire en sorte que l’argent parvienne à l’économie réelle. À cette fin, il faut un dialogue social entre les syndicats et les entreprises, pour s’assurer que les fonds disponibles aillent aux travailleurs et à leurs familles et ne finissent pas dans des paradis fiscaux. »

Empêcher la régression des droits

Les syndicats mondiaux s’attachent particulièrement à tenir en bride « les entreprises prédatrices comme Amazon, mais aussi les personnalités politiques autoritaires comme le président Bolsonaro [au Brésil] qui cherchent à tirer parti de la crise pour asseoir leur autorité », explique M. Noonan.

En Italie, la secrétaire confédérale de la confédération syndicale CGIL, Tania Scacchetti, a accusé Amazon de faire passer « la productivité et le profit avant la sécurité personnelle de ses employés ». Elle se référait notamment au fait que le géant du commerce électronique ne respecte pas adéquatement les règles de sécurité du gouvernement, a fortiori à un moment où la demande de livraisons à domicile explose, dans le contexte des confinements. Lundi dernier, à New York, les employés des entrepôts Amazon se sont mis en grève après qu’un collègue ait contracté le COVID-19.

Amazon a nié tout manquement et insiste sur le fait qu’elle « accorde la priorité à la santé et à la sécurité tout en assurant le service à la clientèle ».

Au Brésil, le coronavirus-sceptique Jair Bolsonaro a profité de la crise pour faire passer des réformes du travail qui affaiblissent directement les syndicats en réduisant considérablement leurs droits de négociation collective.

Pendant ce temps, en France, le gouvernement d’Emmanuel Macron a adopté à la hâte une réforme du travail qui revoit à la hausse le nombre d’heures de travail autorisées. Cette réforme n’est censée s’appliquer que jusqu’à la fin de l’année, mais d’aucuns craignent que M. Macron ne s’en serve comme passerelle pour promouvoir son projet de longue date visant la réduction des droits des travailleurs, qui vise à rendre son pays plus attractif aux yeux des investisseurs.

Aux États-Unis, les plateformes de VTC Uber et Lyft, qui ont fait polémique en faisant valoir que leurs chauffeurs étaient des entrepreneurs indépendants, ont entravé les tentatives des travailleurs de l’économie des plateformes de toucher des allocations de chômage.

La fédération syndicale internationale du secteur des services, UNI Global Union, a demandé une protection urgente et adéquate, notamment pour les personnels des aéroports, les personnels de sécurité, les nettoyeurs et les employés des postes.

« Les travailleurs de la poste et de la logistique sont aussi des travailleurs de première ligne qui fournissent un service essentiel, voire d’urgence », a déclaré Cornelia Berger, responsable Poste et Logistique chez UNI. Rien qu’en Espagne, un employé de la poste serait mort du Coronavirus, tandis que 200 autres ont été testés positifs.

La notion de « services essentiels » a suscité de vifs débats dans plusieurs pays. Le fait qu’une entreprise soit déclarée essentielle signifie qu’elle peut poursuivre ses activités, ce qui n’a pas manqué de susciter l’inquiétude d’un certain nombre de syndicats qui estiment ne pas avoir été dûment consultés.

La construction est un secteur où la distinction entre ce qui constitue ou non un « service essentiel » est très floue. En Irlande, par exemple, les syndicats ont appelé à la fermeture de tous les chantiers non essentiels, tandis que les chantiers relevant de « services essentiels » sont promptement identifiés afin de garantir une protection adéquate à leurs travailleurs.

Le secrétaire général de l’Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois (IBB), Ambet Yuson, a souligné que « si le dialogue social et la concertation appropriée et effective des gouvernements avec les syndicats sont toujours importants, de telles pratiques sont encore plus cruciales en temps de crise ».

« Nous en appelons donc aux gouvernements et aux employeurs à travailler en étroite collaboration avec les affiliés de l’IBB afin de mettre en œuvre des mesures, des programmes et des services qui étendent plutôt qu’ils ne limitent les droits, tout en protégeant et garantissant la santé, la sécurité et les conditions de travail de tous les travailleurs. »

Le coronavirus pose un certain nombre de défis qui sont encore difficiles à appréhender, mais pour le mouvement syndical, l’objectif semble plus clair que jamais. Il s’agit, à court terme, de préserver la vie des travailleurs, en particulier ceux qui sont en première ligne dans la lutte contre la pandémie.

Sur le long terme, les syndicats affirment qu’ils devront s’organiser collectivement dans un contexte de récession afin de s’assurer que les droits des travailleurs ne soient pas davantage affaiblis sous prétexte de relancer un modèle économique qui a souvent trahi les travailleurs.