Les travailleurs du Cambodge s’organisent pour un meilleur avenir

Les travailleurs du Cambodge s'organisent pour un meilleur avenir
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Lorsqu’elle a été élue pour représenter la section locale de la Coalition syndicale démocratique des travailleurs de la confection du Cambodge (CCADWU) en 2007, Srun Sokthy se sentait seule et démoralisée. Son employeur, l’entreprise Chu Hsing Garment Co. Ltd, qui compte parmi ses clients la marque internationale de blue-jeans Levi Strauss, ne lui payait pas d’heures supplémentaires et elle se sentait presque impuissante face à son patron quand elle cherchait à obtenir des conditions de travail meilleures. Après 12 ans et des douzaines de séances de négociation, la travailleuse de 39 ans est désormais rémunérée pour ses heures supplémentaires et bénéficie également d’avantages sociaux. L’anxiété qu’elle éprouvait avant tend à revenir cependant. « La peur est grande à cause des arrestations de travailleurs par le passé [par les autorités] », raconte Srun Sokthy à Equal Times. « On est inquiets et on ne peut donc pas être très actifs en tant que syndicat. »

Au cours de ces dernières années, l’économie cambodgienne et le revenu de ses travailleurs ont connu une forte progression : selon les données de la Banque mondiale, le PIB est passé de 14,9 milliards de dollars US (13,48 milliards d’euros) en 2014 à 19,6 milliards (17,63 milliards d’euros) en 2018, tandis que les projections prévoient que le salaire minimum mensuel des travailleurs de la confection, par exemple, passe de 100 dollars US (89,93 euros) en 2014 à 190 dollars US (170,86 euros) en 2020. Cela n’a toutefois pas empêché les dirigeants syndicaux de tous les secteurs de faire état d’une pression croissante du fait de mesures répressives en cours contre toute activité d’opposition. Les Cambodgiens ont perdu de nombreuses libertés individuelles depuis les élections communales de 2017, où le Parti du sauvetage national du Cambodge (PSNC) avait failli éclipser le Parti du peuple cambodgien, le parti de la majorité, au pouvoir depuis 1979. Depuis lors, le gouvernement dirigé par Hun Sen, le Premier ministre au pouvoir depuis le plus longtemps au monde, a réprimé toutes les formes d’opposition. Il a interdit le PSNC et mis en prison les anciens activistes du parti. Il a également démantelé les médias indépendants à la fin 2017 et affaibli la liberté de réunion.

Les dirigeants syndicaux s’inquiètent également des amendements apportés à 10 articles de la loi cambodgienne sur les syndicats ; notamment les nouvelles restrictions imposées aux activités syndicales qui ont été adoptées dans le cadre de la loi en novembre 2019.

Par exemple, Mme Sokthy déclare à Equal Times qu’elle avait auparavant obtenu des avantages grâce à la négociation collective avec des syndicats distincts, mais que la nouvelle loi syndicale exige le « statut de plus grande représentativité », qui prévoit une négociation collective prise en charge par le syndicat disposant du plus grand nombre de membres au sein de tout secteur ou entreprise donnés (au détriment des travailleurs).

Encore plus préjudiciable pour les travailleurs cambodgiens : un amendement qui a fonctionnellement privé les syndicats de leur droit d’organiser des grèves légales. William Conklin, directeur pour le Cambodge de l’ONG Solidarity Center, une association de défense des droits des travailleurs alignée sur la fédération AFL-CIO aux États-Unis, explique qu’ « organiser une grève légale est toujours difficile, mais que les entraves que la loi sur les syndicats a créées ont encore compliqué les choses. S’il y a une grève illégale, c’est généralement un ou deux jours et ensuite ils retournent au travail. »

Les droits des travailleurs cambodgiens font aujourd’hui l’objet d’un examen minutieux, car l’Union européenne décide actuellement si elle doit annuler ou non le statut commercial préférentiel « Tout sauf les armes » (ou « TSA » qui accorde un accès libre de droits de douane au marché de l’UE pour que le pays développe son économie), en raison de l’incapacité du gouvernement de combattre les violations des droits humains et des travailleurs. La décision ne sera prise qu’en février, mais l’UE a envoyé ses conclusions au gouvernement cambodgien ce mois-ci, et la répression syndicale est citée parmi les violations les plus « graves et systématiques » des droits au Cambodge.

Pour Vorn Pao (parfois appelé Vorn Pov), activiste syndical de longue date et dirigeant de l’Association indépendante et démocratique de l’économie informelle (IDEA – Independent Democracy of Informal Economy Association), la menace des sanctions constitue probablement la dernière ligne de défense pour assurer la protection des droits des travailleurs au Cambodge. M. Pao lui-même a été victime de coups montés par le gouvernement à plusieurs reprises devant les tribunaux et emprisonné pour sa participation aux manifestations ouvrières de grande ampleur qui ont eu lieu en 2014. Aujourd’hui, il déclare qu’IDEA a cessé d’organiser des grèves par crainte des arrestations, se faisant l’écho d’autres syndicalistes interviewés par Equal Times. « Lorsqu’une pression internationale se fait sentir, le gouvernement devient plus respectueux des droits des travailleurs et la discrimination à l’encontre des syndicats diminue également. Mais uniquement s’il y a une pression internationale. »

 

Chhim Sithar est la présidente de section du syndicat des travailleurs khmers de NagaWorld, un complexe immobilier composé de cinq hôtels et un casino à Phnom Penh. Elle est suspendue depuis plusieurs mois, parce que NagaWorld a interdit aux membres du syndicat de porter des t-shirts arborant un message réclamant une hausse des salaires.

Photo: Enric Català Contreras

Bien qu’elle ait été suspendue de son poste sans explication, Chhim Sithar, superviseure de la salle de jeu du NagaWorld Casino and Resort, demande à ses collègues de faire preuve de patience. Avec les 4.000 membres du syndicat des travailleurs khmers de NagaWorld, elle demande un meilleur salaire de base. Les bénéfices de la société ont atteint 1,47 milliard de dollars US (1,32 milliard d’euros) en 2018, mais le salaire minimum du personnel d’étage était de 191 dollars US (172 euros) par mois.

Lors de l’arrestation de la syndicaliste de 30 ans, qui a ensuite été suspendue le 20 septembre 2019 pour avoir demandé pourquoi l’entreprise avait interdit un t-shirt réclamant des salaires plus élevés, les membres du syndicat ont arrêté le travail en signe de protestation. « Cela montre très clairement à l’entreprise que les travailleurs protègent leurs représentants et qu’ils savent à quel point la représentation syndicale est importante dans l’entreprise », déclare-t-elle. Dès le premier jour de sa suspension, Chhim Sithar raconte qu’elle a exhorté ses collègues à continuer à travailler comme d’habitude, tout en organisant des actions de protestation subtiles : ces dernières semaines, par exemple, tous les membres du syndicat ont porté un masque rose, un brassard noir et d’autres signes de solidarité.

 

Pov Soeurn, chauffeur de tuk-tuk de 38 ans, est membre de l’association des travailleurs du secteur informel IDEA depuis 2007. Il affirme travailler parfois « près de 24 heures par jour » pour un revenu moyen de 10 dollars US (9 euros) par jour.

Photo: Enric Català Contreras

Pov Soeurn a commencé à sillonner Daun Penh, le quartier central de Phnom Penh, il y a 11 ans, à une époque où le chaos était à son comble. Il n’était pas rare que les chauffeurs en viennent aux mains à propos d’un client ou d’une place de parking et ils étaient impuissants face à la police ou aux riches cambodgiens qui pouvaient heurter un tuk-tuk avec leur voiture en toute impunité. Lorsque Pov Soeurn et certains de ses collègues ont rejoint l’association des travailleurs du secteur informel (IDEA), ils ont être pu mieux entendus, négocier avec la police pour attendre devant les centres commerciaux ou les attractions touristiques et, en cas d’accident de la circulation, ils pouvaient exiger des conducteurs en tort qu’ils paient un dédommagement.

Mais l’industrie a changé et le chauffeur de 38 ans a l’impression qu’il n’a jamais éprouvé autant de difficultés auparavant. Les clients se font rares. La société singapourienne de voitures avec chauffeur Grab et d’autres applications concurrentes ont baissé leurs prix pour séduire plus d’utilisateurs, mais les conducteurs de tuk-tuk sont coincés avec des bas salaires. Il a téléchargé toutes les applications d’appel de voiture avec chauffeur sur lesquels il a pu mettre la main et il a même acheté un tout nouveau tuk-tuk blanc qu’il a paré d’étiquettes bleu et blanc IDEA. Il est particulièrement inquiet, cependant, car il se demande s’il sera en mesure de rembourser le prêt de microfinancement de 5.000 dollars US (4.496 euros) qu’il a contracté pour acheter le nouveau véhicule. « Même si j’exprimais mes inquiétudes, il n’y aurait pas de solution de toute façon, parce que nous sommes au Cambodge. Je me contente de suivre le mouvement : si tout à coup les gens se servent d’une application, je m’adapterai aux changements, car je ne peux rien faire de plus.  »

 

Vorn Pao, président de l’Association indépendante et démocratique de l’économie informelle (IDEA), photographié à Phnom Penh, le 15 novembre 2019.

Photo: Enric Català Contreras

En sa qualité de dirigeant d’IDEA, le travail de Vorn Pao est souvent torpillé par les bouleversements politiques qui secouent le Cambodge. Il a été arrêté et inculpé pour avoir participé aux manifestations sur les salaires de janvier 2014, au cours desquelles les autorités ont fait feu et tué cinq manifestants. Les manifestations de cette envergure ont diminué en raison d’une réglementation gouvernementale plus stricte et de la peur de la répression policière, mais le syndicaliste affirme que cela ne signifie pas que les travailleurs, en particulier ceux du secteur informel, reçoivent un traitement équitable. « Au Cambodge, il y a des politiques et des lois assez bonnes, mais elles ne sont pas appliquées et la population en souffre ».

 

Srun Sokthy (à droite) est la présidente de la Coalition syndicale démocratique des travailleurs de la confection du Cambodge (CCADWU). Sur cette photo, prise à Phnom Penh le 16 novembre 2019, Srun partage son repas avec sa vice-présidente, Eam Chanbuny.

Photo: Enric Català Contreras

Le seul répit de Srun Sokthy, entre son travail dans la confection et ses deux jeunes fils, est sa pause déjeuner d’une heure, qu’elle prend soit dans une cantine soit dans le dortoir de sa famille à quelques minutes à pied de l’usine, située dans la banlieue de Phnom Penh. Toutefois, elle reconnait que sa vie a connu une amélioration depuis qu’elle a rejoint le syndicat indépendant CCADWU.

Lorsqu’elle a commencé à travailler pour l’entreprise Chu Hsing Garment Co. Ltd en 2007, son salaire de base était de 35 dollars US (31,5 euros) par mois. Grâce aux négociations syndicales et à ses décennies de travail, elle gagne désormais 210 dollars US (189 euros) par mois comme salaire de base et 100 dollars US (90 euros) en heures supplémentaires – ce qui représente un total supérieur au salaire minimum national des ouvriers du textile, qui se situe à 182 dollars US (164 euros) par mois.

Le syndicat CCADWU et d’autres syndicats locaux qui disposent d’une représentation dans l’usine se sont regroupés pour obtenir d’autres avantages : une allocation mensuelle de 10 dollars US (9 euros) pour le transport, un départ anticipé pour les travailleuses enceintes et un fonds d’urgence et d’accidents de 20.000 dollars US (17 986 euros) payé par l’entreprise. « Nous avons obtenu de meilleurs avantages que ceux prévus par la loi. Tout cela, c’est grâce aux négociations avec le syndicat ».

 

Le 18 novembre 2019, IDEA et Oxfam ont organisé un atelier pour les membres du syndicat, vendeurs de rue à Phnom Penh, afin de les informer sur leurs droits en matière de santé.

Photo: Enric Català Contreras

Les travailleurs informels effectuent les tâches qui font vivre Phnom Penh : transporter les touristes et les travailleurs, nettoyer les foyers familiaux et servir des repas dans la rue. Et pourtant, ils ne bénéficient pas des avantages qu’un employé d’une entreprise publique ou privée recevrait et ils sont exposés à des risques plus élevés du fait de l’absence de contrats clairs ou de salaires fixes.

M. Pao affirme que les travailleurs de l’économie informelle ont obtenu une certaine reconnaissance depuis que le gouvernement a procédé à une réforme de la protection des travailleurs, mais cela ne s’est pas traduit par des changements concrets dans la vie des travailleurs. Même si les travailleurs informels ont été cités dans la plus récente révision de la loi nationale sur la sécurité sociale, signée par le roi du Cambodge en novembre, prévoyant que les travailleurs du secteur informel puissent bénéficier de la sécurité sociale, un sous-décret distinct devra être signé par le Premier ministre, précise M. Pao : « Le gouvernement ne prend cette mesure que pour montrer à l’UE, dans l’intérêt de l’initiative TSA, qu’il respecte les droits des travailleurs. »

IDEA consacre un temps considérable à mener des campagnes de sensibilisation avec son réseau d’environ 12.000 membres. Lors d’un atelier d’une journée organisé en novembre, les participants en ont appris davantage sur l’inclusion potentielle des travailleurs informels dans le programme de sécurité sociale du pays, ainsi que des méthodes pour expliquer les problèmes rencontrés aux chefs de villages et de communes.

 

Oeum Nhanh est ouvrière du bâtiment dans le complexe immobilier Mekong Royal, à la sortie de la ville de Phnom Penh.

Photo: Enric Català Contreras

Ces cinq dernières années, le travail de Oeum Nhanh a consisté à faire du balayage et à transporter des sacs de ciment sur le chantier de construction de Mekong Royal, une luxueuse enclave résidentielle protégée. Elle explique que ses collègues hésitent à la rejoindre comme membre du Syndicat des travailleurs du bâtiment et du bois du Cambodge (BWTUC), car ils craignent de contrarier leurs employeurs. Elle indique toutefois que son adhésion au syndicat a été motivée par le désir d’être mieux protégée et d’obtenir un meilleur salaire pour sa famille.

« Dans mon travail, je ne m’inquiète pas vraiment pour moi. Je m’inquiète pour mon mari parce qu’il monte beaucoup plus haut [dans les bâtiments]. » Pendant son jour de congé hebdomadaire, Oeum Nhanh reste dans son dortoir en tôle pour préparer une friandise pour le week-end : des escargots ramassés dans l’étang qui se trouve derrière le logement temporaire où sont logés les ouvriers du bâtiment. Un autre promoteur immobilier vient tout juste de commencer à combler cet étang pour étendre son terrain et elle prévoit que Mekong Royal les licenciera et démantèlera les logements d’ici un an, lorsque le projet sera terminé.

 

Chhim Vy, 52 ans, est originaire de la province de Kampong Cham, dans le centre du Cambodge. Il est membre de la Fédération syndicale des travailleurs du bâtiment et du bois du Cambodge (BWTUC) et travaille sur un chantier de construction, où il vit avec sa femme et ses deux enfants. Il a peur de ce qui pourrait advenir si son employeur apprenait qu’il est membre d’un syndicat.

Photo: Enric Català Contreras

Chhim Vy est rassuré de savoir qu’il n’a jamais été blessé depuis qu’il a commencé à travailler dans la construction, car il sait qu’il ne recevrait pas grand-chose en guise d’indemnisation. Et certainement pas assez pour des funérailles traditionnelles khmères. Aucune donnée officielle n’est disponible sur le nombre de travailleurs de la construction morts dans les chantiers du bâtiment qui se multiplient dans la capitale cambodgienne, mais, de manière anecdotique, on fait état de décès non enregistrés sur de nombreux chantiers. « Ils cachent les blessures. En y repensant, pas moins de dix personnes sont mortes sur [ce chantier]. Mais les entreprises ne nous disent rien. »

Cet article a été traduit de l'anglais.

Yon Sineat, Chan Muyhong et Thim Rachna ont contribué à ce reportage.