Les visages des travailleurs du pétrole irakien, tant convoité par l’Amérique

Les visages des travailleurs du pétrole irakien, tant convoité par l'Amérique
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Malgré l’importance géopolitique du pétrole irakien et le rôle central qu’il a joué dans l’invasion du pays par une coalition menée par les États-Unis en mars 2003, il y a 16 ans les citoyens américains et européens savaient très peu de choses sur les travailleurs qui faisaient fonctionner la deuxième plus grande industrie du pétrole du monde.

En octobre 2003, le photographe américain David Bacon s’est rendu à Bagdad pour en savoir plus sur les conséquences de l’occupation pour les travailleurs et les syndicats irakiens. À la raffinerie de pétrole de Daura et dans d’autres usines de Bagdad, il a recueilli des informations sur la vie des travailleurs. Deux ans plus tard, après avoir rencontré Hassan Juma’a, président de la Fédération irakienne des syndicats du pétrole (Iraqi Federation of Oil Unions), qui venait d’être réorganisée, il est allé à Bassora, dans le sud de l’Irak, où se trouve la majeure partie de l’industrie pétrolière du pays. Il a pris des photographies et enregistré des interviews, dans l’intention de « dévoiler cette invisibilité. Je voulais montrer aux syndicats et aux travailleurs qui étaient leurs camarades, et comment ils vivaient pendant cette période d’occupation. »

David Bacon, qui a été syndicaliste, a passé plus de 30 ans à rendre compte des luttes des travailleurs à travers le monde, et il se souvient tout particulièrement d’une histoire que lui ont racontée les travailleurs de Bassora. Après l’invasion de l’Irak, les forces d’occupation américaines ont confié l’administration civile de Bassora à l’entreprise Halliburton et sa filiale KBR (des entreprises anciennement dirigées par Dick Cheney, alors vice-président des États-Unis). Pendant les premières semaines de l’occupation, les entreprises n’ont pas payé les travailleurs. Ces derniers ont réagi en bloquant l’entrée de la raffinerie avec une grue au moment du changement d’équipe, afin d’empêcher les camions de partir avec leur cargaison de pétrole. Les soldats américains sont alors arrivés dans des chars.

« Au début, nous n’étions qu’une centaine, mais les travailleurs sont sortis peu à peu », indique Faraj Arbat, un des pompiers de la raffinerie. « Certains ont retiré leur chemise et ont dit aux militaires ‘Allez-y, tirez’. D’autres se sont allongés par terre. »

Dix travailleurs se sont même couchés sous les camions-citernes, un briquet à la main, déclarant que si l’armée tirait, ils mettraient le feu aux citernes. Les soldats n’ont pas tiré. Et à la fin de la journée, Halliburton a versé aux travailleurs les salaires qu’elle leur devait. En une semaine, le syndicat du pétrole de Bassora était remis sur pied. Ensuite, les travailleurs du pétrole ont cessé le travail. Trois jours de paralysie dans les gisements de pétrole ont suffi à chasser Halliburton de Bassora. Il s’agissait de la première grande victoire du mouvement syndical irakien réorganisé.

David Bacon est revenu aux États-Unis avec des histoires comme celle-là et des photographies qui montraient la vie des personnes qui travaillaient sur les gisements de pétrole. La coalition syndicale US Labor Against the War, opposée à l’occupation américaine en Irak, a réussi à obtenir des visas pour plusieurs dirigeants syndicaux irakiens, afin qu’ils viennent témoigner en personne aux États-Unis. À Los Angeles, le syndicat américain des travailleurs du pétrole a donné des ordinateurs portables aux Irakiens. Une exposition photographique des travailleurs présentée en 2005 puis en 2006, a montré aux travailleurs californiens comment leurs homologues irakiens étaient traités, souvent par les mêmes monopoles pétroliers.

Les Irakiens ont expliqué qu’ils considéraient le pétrole de leur pays comme la propriété de la population – la seule ressource qui leur permettrait de financer le coût énorme de la reconstruction de leur pays après plusieurs décennies de guerre. D’après David Bacon, « ces photographies étaient semblables à une documentation, et contenaient un message. Les photographes disent souvent qu’ils mettent ‘un visage humain’ sur un problème ou un mouvement social particulier. Ces photographies ont montré le visage humain des travailleurs du pétrole irakiens aux travailleurs d’autres pays.  »

L’exposition de David Bacon a permis d’amener les travailleurs du pétrole irakiens « aux États-Unis, où ils ont pu s’exprimer eux-mêmes et trouver des points communs avec les travailleurs du pays qui occupent le leur. Si ces photos ont contribué à encourager la paix et la solidarité, elles ont servi une bonne cause. »

 

« Iraq Free 2005 » (Irak libre 2005) est peint sur une machine endommagée posée sur le sol de la raffinerie de pétrole de Bassora, le 27 mai 2005.

Photo: David Bacon

De nombreux appareils, y compris des réservoirs sous pression et d’autres matériels de la raffinerie, ont été endommagés pendant la guerre avec l’Iran (1980-1988) et, plus tard, par les bombardements américains début 2003. Quand Saddam Hussein était au pouvoir, les données économiques irakiennes relevaient du secret d’État mais, selon certaines estimations, l’industrie du pétrole irakienne se chiffrait en milliards de dollars au moment de l’invasion pilotée par les États-Unis.

 

Faraj Arbat (à gauche) et des membres du service d’incendie de la raffinerie de pétrole de Bassora, photographiés le 27 mai 2005.

Photo: David Bacon

Sur cette photographie, les hommes discutent de la privatisation de l’industrie pétrolière en Irak. Pendant les décennies précédant l’invasion, l’industrie était gérée par une entreprise d’État, la Compagnie pétrolière nationale irakienne. Après l’invasion, le gouvernement américain a voulu ouvrir l’industrie aux investisseurs internationaux et aux multinationales, mais les travailleurs du pétrole s’y sont opposés, affirmant que la richesse du pétrole appartenait au peuple irakien.

 

Ibrahim Arabi, dirigeant du syndicat de la raffinerie de pétrole de Bassora, photographié chez lui, à Bassora, le 26 mai 2005.

Photo: David Bacon

Une photographie du religieux musulman Moqtada al Sadr, dirigeant del’alliance politique Sairoon soutenue par de nombreux syndicats et groupes de gauche, est affichée sur la porte. Le ministère du Pétrole a placé Ibrahim Arabi sur une liste noire en raison de ses activités syndicales.

 

Des travailleurs d’une plateforme de forage située sur le gisement de pétrole de Rumaila, à côté de Bassora, au sud de l’Irak, le 27 mai 2005.

Photo: David Bacon

Lorsque ces photographies ont été prises, le fonctionnement des plateformes pétrolières nécessitait des compétences spécifiques, parce que le matériel était souvent ancien et qu’en raison des sanctions économiques imposées à l’Irak dans les années 1990, il était difficile d’obtenir des pièces pour effectuer les réparations nécessaires. En été, le désert irakien connaît une chaleur extrême, pouvant dépasser 110 degrés Fahrenheit (43 degrés Celsius). Les travailleurs étaient également inquiets, à cause du danger que représentaient à la fois les forces d’occupation militaires et la police secrète de Saddam Hussein, toutes deux responsables de l’assassinat d’un certain nombre de syndicalistes pendant l’occupation.

 

Abdi Settar Ajid, foreur assistant, contrôle la vitesse du forage sur une plateforme pétrolière à côté de Bassora, le 27 mai 2005.

Photo: David Bacon

À l’époque où il a été photographié, Abdi Settar Ajid forait les puits de pétrole depuis 30 ans et travaillait sur une plateforme pétrolière, sur le gisement de pétrole de Rumaila, dans la banlieue de Bassora. Le contrôle du forage est l’emploi qui requiert le plus de qualifications sur une plateforme pétrolière, et Abdi Settar Ajid était l’employé le plus expérimenté et le plus respecté de l’équipe.

 

Des travailleurs mangent ensemble sur une plateforme pétrolière du gisement de Rumaila, photographiés le 27 mai 2005.

Photo: David Bacon

Aujourd’hui, le pétrole représente 99 % du revenu total du gouvernement irakien. Le pays dispose de la cinquième plus grande réserve de pétrole du monde et il pourrait être le plus grand marché pétrolier encore inexploré. Cependant, l’importante richesse issue du pétrole ne s’est toujours pas répercutée sur les citoyens ordinaires. Des manifestations ont agité Bassora et le sud de l’Irak en 2018 pour protester contre le manque d’électricité et d’eau, et le niveau élevé de chômage. D’après Hassan Juma’a, de la Fédération irakienne des syndicats du pétrole, « ces manifestations sont le résultat inévitable de la négligence du gouvernement et de la corruption financière au sein de l’État. »

 

Personnes assises ou se dirigeant vers les immeubles construits par le gouvernement pour les travailleurs qui résident à Bassora. Photographie prise le 26 mai 2005.

Photo: David Bacon

Au moment où ces photographies ont été prises, de nombreux immeubles d’habitation de Bassora avaient passé des années au milieu des décombres de la guerre et de munitions à l’uranium appauvri. Les médecins irakiens signalent que plusieurs milliers de personnes ont été soumises à une radioactivité plus élevée que celle émise par les sources naturelles habituelles de radiation, du fait des armes à l’uranium appauvri qu’utilisaient les militaires américains. Une exposition aux radiations, même à un faible niveau, a entraîné une augmentation des cas de leucémie de l’enfant, de malformations de naissance et de cancer du sein.

Cet article a été traduit de l'anglais.