Mairies contre Maison-Blanche : le combat juridique sur les déportations s’envenime aux É.-U

Lorsque l’entrepreneur en herbe Kamal Abdiqadir dut fuir les militants d’Al-Shabbaab dans son pays natal, la Somalie, il pensait trouver un refuge et des opportunités aux États-Unis. En lieu et place, il s’est retrouvé les menottes aux poings, dans un uniforme trop grand, enfermé dans un centre de détention semblable à une prison et incertain de la façon de convaincre un juge du Tribunal d’immigration des États-Unis de son innocence.

« Je n’avais pas d’avocat. Je ne savais pas ce qu’il se passait, » déclare Abdiqadir à Equal Times après qu’un juge ait refusé sa demande d’asile en décembre 2014. Le jeune homme de 24 ans a par la suite trouvé un avocat pour le représenter et chercher des façons de rouvrir son dossier, mais il est encore susceptible d’être expulsé à tout moment.

Selon une récente étude nationale sur plus d’un million de procédures judiciaires d’immigration qui se sont déroulées entre 2007 et 2012, seulement 14 % des détenus comme Abdiqadir étaient représentés par un avocat. Près de la moitié de ceux disposant d’une représentation avait obtenu le droit d’asile et d’autres mesures, comparé à seulement un quart de ceux qui n’en avaient pas, selon l’étude réalisée par l’association American Immigration Council.

Dans tous les États-Unis, les militants et les politiciens craignent que le nombre des demandes en souffrance ne croisse encore davantage du fait de la répression de l’immigration par le Président Donald Trump et ils réagissent en amenant de l’argent comptant.

Un mois après l’élection du républicain en novembre et malgré sa menace de sévir contre les « sanctuary cities » (« villes sanctuaires »), le conseil municipal de Chicago a voté une contribution de 1,3 million de dollars américains pour aider les ONG à étendre leurs efforts visant à fournir une assistance juridique aux immigrants.

Alors que Trump s’apprêtait à prendre le pouvoir à Washington, la maire de la ville, Muriel Bowser, annonçait que son gouvernement municipal acheminerait 500 000 dollars US à des organisations locales et autres qui aident les immigrants dans les tribunaux. À San Francisco, un budget bisannuel d’une valeur de 10 millions de dollars en services aux immigrants et présenté en mai inclut davantage de soutien juridique.

Le budget que l’État de New York a récemment approuvé pour l’année prochaine inclut une allocation de 4 millions de dollars US pour développer un projet pionnier de trois ans visant à fournir des défenseurs publics aux immigrants menacés d’expulsion.

En décembre, Eric Garcetti, le maire de Los Angeles, annonçait la création d’un fonds puisant 5 millions de dollars du gouvernement et 5 autres millions de dollars issus de fondations privées qui aiderait fournir une représentation légale aux immigrés menacés d’expulsion. Cette mesure a été prise deux ans après qu’Abdiqadir se soit retrouvé seul face à un juge de l’immigration dans une salle d’audience de Los Angeles.

Évasion de la Somalie

On peut considérer que le périple d’Abdiqadir a commencé dans les années qui ont suivi la chute du régime militaire somalien en 1991. Abdiqadir n’avait que six ans lorsque lui, ses parents et ses trois frères et sœurs ont dû fuir vers l’Éthiopie en 1998. Ses parents succombèrent à la maladie peu après avoir quitté leur pays et lui et ses frères et sœurs furent élevés par une grand-mère, un oncle et une tante.

Abdiqadir se souvient que les Somaliens en Éthiopie avaient amené les rivalités violentes de leur patrie avec eux. Devenu adolescent, il quitta l’Éthiopie et décrocha un diplôme en Gestion d’entreprises en Ouganda. Des membres du groupe extrémiste somalien Al-Shabbaab, lié à Al-Qaïda et aux attaques partout en Afrique de l’Est, tentèrent de le recruter. Abdiqadir repoussa les tentatives de recrutement d’Al-Shabbaab, mais il craignait que le groupe ne persiste dans ses tentatives ou qu’il l’assassine, tout simplement.

« C’est à ce moment précis que j’ai décidé de quitter l’Afrique », déclare-t-il. Son objectif était les États-Unis, qu’il considère toujours comme « le seul pays où tout est possible. »

Il débarqua d’abord à Cuba parce que le pays lui accordait un visa. Après avoir atteint les Caraïbes en 2014, il se tourna vers des passeurs pour qu’ils l’emmènent au Mexique. Il a traversé la frontière des États-Unis le 14 octobre 2014 pour y demander l’asile.

« Je leur ai dit que j’étais venu pour la liberté, » déclare-t-il.

Abdiqadir fut emmené dans un centre de détention. En décembre 2014, il avait déjà eu deux audiences et s’était vu refuser le droit d’asile. Il perdit aussi un appel. Depuis lors, libéré sous ce que l’on appelle une décision de contrôle judiciaire et autorisé à travailler ; il rend régulièrement compte aux services de l’immigration.

Il poursuit également son rêve. Abdiqadir travaillait dans le département des ressources humaines d’un commerce de détail national avant de lancer sa propre entreprise offrant des services de tutorat pour les jeunes Américains d’origine somalienne du Minnesota où il s’est installé dans la grande communauté somalienne vivant dans l’agglomération de Minneapolis–Saint-Paul.

Robin Chandler Carr, une avocate de l’immigration qui a commencé à étudier le dossier d’Abdiqadir à sa demande cette année, indique à Equal Times qu’il disposait de solides arguments favorables à une demande d’asile fondée sur sa crainte d’Al-Shabbaab. Abdiqadir n’avait peut-être pas compris que les avocats du gouvernement attaquaient sa crédibilité lorsqu’ils ont montré qu’il disposait de papiers d’identification provenant de l’Ouganda et de l’Éthiopie en plus de la Somalie.

Un avocat expérimenté aurait pu riposter en présentant des décisions judiciaires rendues dans d’autres dossiers démontrant que l’admissibilité à l’asile ne devrait pas être affectée si de faux papiers étaient utilisés pour fuir la persécution, déclare Chandler Carr.

Elle ajoute qu’outre l’obstacle que constitue le fait de plaider sa cause seul et sans avocat, Abdiqadir a comparu devant un juge reconnu comme étant sévère. La Commission des recours en matière d’immigration donne souvent un avis négatif, ajoute-t-elle.

Chandler Carr a représenté de nombreux Somaliens depuis qu’elle a commencé à exercer le droit de l’immigration en 2000. Alors qu’Abdiqadir souhaite continuer à essayer de rester aux États-Unis, dans le passé, plusieurs de ses clients dont le dossier était en attente sont partis au Canada, où les demandeurs d’asile peuvent obtenir de l’aide auprès du même Programme d’aide juridique financé par le gouvernement que celui vers lequel les personnes démunies peuvent se tourner lorsqu’elles sont mises en cause dans des procédures pénales.

« Je comprends très bien pourquoi ils ont quitté [les États-Unis], » déclare-t-elle. « Je n’ai jamais rien vu de pareil à ce qui se passe actuellement. »

L’impact de Trump

En mai, le Bureau fédéral américain de l’immigration et des douanes a déclaré aux journalistes qu’en raison d’une activité plus soutenue de la part de ses agents, le nombre des arrestations depuis peu avant la prise de fonctions de Trump à la fin janvier jusqu’en avril avait crû d’un tiers par rapport à la même période de l’année précédente : 41 300 contre 30 000.

À l’instar de ce qui s’était passé avec le prédécesseur de Trump, Barack Obama, qui s’était axé sur les grands criminels, la plupart des personnes arrêtées avaient fait l’objet de condamnations. Mais 10 800, c.-à-d. plus de 25 %, n’en avaient aucune, en comparaison aux 4200 (14 %) qui n’en avaient pas l’année précédente.

En janvier, Trump signait une interdiction de voyage temporaire concernant les citoyens provenant de sept pays dont la population est majoritairement musulmane, faisant valoir qu’une pause était nécessaire pour s’assurer que les règles d’immigration étaient suffisantes pour empêcher les terroristes de pénétrer sur le territoire. En mars, après avoir fait l’objet de plusieurs recours juridiques, le décret était modifié et réduit à six pays, y compris le pays d’origine d’Abdiqadir, la Somalie.

Tant la version originale du décret que celle de mars ont suspendu le programme américain de réinstallation des réfugiés et réduit le nombre de réfugiés que les États-Unis accueilleraient à l’avenir.

Lorsque les juridictions inférieures ont donné raison à des groupes qui avaient introduit des recours contre l’interdiction en la qualifiant d’anticonstitutionnelle, car religieusement motivée, le 26 juin, la Cour suprême américaine a convenu de réexaminer l’affaire. Des audiences devraient avoir lieu prochainement, lorsque la nouvelle session de la Cour commencera en octobre.

Dans l’intervalle, la Cour suprême a permis à l’administration Trump de procéder à l’interdiction des immigrants en provenance d’Iran, de Libye, de Somalie, du Soudan, de Syrie et du Yémen qui n’auraient pas une « relation valable avec une personne ou une entité aux États-Unis. »

Avideh Moussavian, une avocate principale en politiques auprès du groupe de défense National Immigration Law Center, a souligné le fait que l’administration Trump avait indiqué qu’elle voulait embaucher des centaines d’agents d’immigration supplémentaires.

« De plus en plus de gens devront s’orienter dans notre système d’immigration sans aucun soutien, » déclare Moussavian à Equal Times.

« Ce que l’on omet souvent dans les discours les plus intransigeants, c’est qu’il ne suffit pas de cibler des gens pour faire appliquer la loi. Il faut également s’assurer que la loi est respectée et que l’on ne prive pas quelqu’un de la possibilité de déposer une plainte valide. »

La ville de Los Angeles et d’autres juridictions qui ont pris des mesures visant à élargir la représentation des immigrés sont dirigées par des démocrates. Toutefois, l’association, non-partisane, American Immigration Council souligne les avantages liés à la représentation qui sont susceptibles de séduire les républicains les plus conservateurs sur le plan fiscal.

Le gouvernement fédéral a affecté 2 milliards de dollars américains à la détention d’immigrants au cours de l’exercice 2016, déclarent les chercheurs, mais « un système public de défense des immigrants, financé par le gouvernement, pourrait être rentable en participant à réduire les frais de justice et de détention. »

Les chercheurs du Conseil ont constaté que les immigrés détenus représentés par des avocats étaient plus susceptibles d’être libérés dans l’attente d’une résolution et qu’ils avaient comparu aux audiences ultérieures dans leur dossier.

L’Executive Office for Immigration Review (EOIR) du Département américain de la justice, qui supervise les tribunaux américains statuant en matière d’immigration, « reconnaît depuis longtemps que la représentation améliore l’efficacité dans les procédures judiciaires en matière d’immigration, » déclare la porte-parole Kathryn Mattingly à Equal Times.

Les juges de l’EOIR communiquent aux immigrants qu’ils ont le droit de consulter un avocat et de s’arranger pour qu’on leur fournisse des listes d’avocats qui travailleront à peu de frais ou gratuitement. L’EOIR dispose également de contrats avec des fournisseurs externes afin de permettre aux immigrants dans certaines localités de comprendre leurs droits et le processus par lequel ils doivent passer.

Moussavian, du National Immigration Law Center, déclare qu’il n’est pas rare que les gens pensent, comme c’était le cas pour Abdiqadir, que tout ce qu’ils ont à faire est de raconter leur histoire.

« Cela démontre la confiance que de nombreuses personnes à travers le monde déposent dans les États-Unis comme lueur d’espoir, » déclare-t-elle. « Mais la triste réalité est que cet espoir est actuellement mis à l’épreuve. »