Malgré des avancées juridiques historiques en Tunisie, les femmes restent confrontées aux violences sexistes en période de crise sanitaire

En Tunisie, durant les deux mois et demi du confinement imposé le 21 mars pour enrayer la propagation du coronavirus, le « numéro vert 18 99 » mis en place par le ministère de la Femme, de la Famille et des Personnes âgées n’a cessé de sonner. Les femmes ont appelé cette ligne d’assistance téléphonique gratuite accessible 24 heures sur 24 pour signaler des cas de violences domestiques à une cadence cinq à neuf fois supérieure à celle de l’année précédente aux mêmes périodes. « Durant le confinement, il n’y avait aucun moyen de contacter d’autres personnes, les déplacements étaient limités, agresseur et victime partageaient le même espace et il n’était pas possible de s’en échapper », explique Hanen Benzarti, gestionnaire du numéro vert. Le numéro 18 99 a été composé 6.693 fois durant la première phase du confinement généralisé, du 22 mars au 3 mai, pour signaler essentiellement des violences verbales, psychologiques et physiques. Si la plupart des femmes ont appelé pour obtenir des conseils juridiques ou simplement trouver quelqu’un à qui parler, nombre d’entre elles ont également sollicité une assistance psychologique ou une aide pour être protégées.

Dans un autre centre d’appel pour les violences domestiques, mis en place par l’ONG Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), le téléphone n’a cessé de retentir, même au lendemain de la levée du couvre-feu national le 8 juin dernier (après un assouplissement progressif décidé le 4 mai). Comme le souligne Nawres Mabrouk, responsable du centre d’appel du FTDES : « Notre centre a reçu un grand nombre d’appels, en particulier durant le confinement, faisant état de violences physiques et sexuelles. Après le confinement, le nombre de femmes qui ont appelé pour dénoncer des violences économiques a atteint des niveaux record. Un grand nombre d’entre elles ont perdu leur emploi ou n’ont pas été payées. » Depuis le début de la pandémie, les femmes ont vu s’accroître leurs responsabilités familiales et leurs tâches ménagères non rémunérées, entraînant parfois des pertes d’emploi.

« Une femme avec qui nous avons eu des échanges a pris un congé pour s’occuper de sa mère, tombée malade. À son retour au travail, elle a appris qu’elle était licenciée. »

La pandémie de Covid-19 a eu un effet dévastateur sur l’économie tunisienne. Selon un porte-parole du gouvernement interviewé par Equal Times, 165.000 emplois auraient été perdus durant la période de confinement, de mars à juin, entraînant la perte définitive de 69.300 emplois. Ces chiffres ne tiennent pas compte de la deuxième vague de la pandémie, pas plus que les chiffres officiels pour l’emploi ne comptabilisent les 44 % de la population active travaillant dans le secteur informel, où les femmes restent majoritaires. Par ailleurs, le PIB a dégringolé de 21,6 % au cours du deuxième trimestre de 2020, selon l’Institut national de la statistique, qui qualifie cette situation de « contraction sans précédent de l’activité économique ».

Il n’existe pas encore de données permettant d’analyser spécifiquement les conséquences des pertes d’emplois sur les femmes, mais dans certains secteurs où elles représentent un pourcentage relativement élevé des effectifs, par exemple dans l’industrie textile ou hôtelière, la pandémie a conduit à la fermeture de nombreuses entreprises et à des licenciements. Près d’une centaine d’industries textiles ont fermé leurs portes depuis le mois de mars, tandis que celles toujours actives travaillent à capacité réduite en raison des annulations de commandes en provenance de l’Europe. Conclusion, des milliers de femmes ont perdu leur emploi.

Celles qui ont pu le conserver se montrent aujourd’hui moins promptes à dénoncer des abus, le travail se faisant de plus en plus rare. Comme le déplore Mounir Hassine, directeur de l’antenne du FTDES à Monastir, ville située au centre de la côte est du pays : « Les femmes vivent dans la crainte en raison de la crise économique. Elles assurent souvent le seul revenu du ménage. La pandémie a accentué leur exploitation. » Salma Houerbi, chercheuse au Business and Human Rights Resource Centre, partage cet avis : « Tant d’incertitudes planent sur notre avenir et notre sécurité économique. Pensez-vous qu’une travailleuse vulnérable prendrait le réel risque de perdre son emploi pour signaler des faits de violence ou de harcèlement ? »

Une protection juridique affaiblie en l’absence d’une application efficace

Depuis son indépendance en 1956, la Tunisie est à l’avant-garde des droits de la femme dans la région MENA, devenant le premier pays musulman à légaliser l’avortement en 1973, deux ans avant la France. Les femmes ont été au cœur du soulèvement de 2011, qui a conduit au renversement du régime autoritaire du président Zine el Abidine Ben Ali. L’égalité des femmes est inscrite dans la constitution tunisienne de 2014, qui s’engage également à assurer la parité entre les hommes et les femmes au sein de toutes les instances élues et à mettre un terme à la violence envers les femmes.

Selon un document publié en avril 2020 par ONU Femmes, la prévalence de la violence à l’égard des femmes en Tunisie était déjà alarmante avant la Covid-19. Environ 47,6 % des femmes déclarent avoir subi au moins une forme de violence dans leur vie et environ 33 % des violences domestiques. En 2017, le Parlement tunisien a voté la loi 58, la première loi du pays visant à lutter contre la violence à l’égard des femmes et des filles, couvrant les violences physiques, émotionnelles, sexuelles et économiques. Cependant, durant la pandémie, l’accès des femmes à la justice a été fortement limité en raison de la décision de reporter toutes les procédures judiciaires pendant la durée du confinement. Cette décision a eu des conséquences majeures sur le droit des familles et le nombre de cas de violences domestiques.

En réalité, la recrudescence des violences domestiques durant le confinement s’explique en partie par le manque de services disponibles, explique Ahlem Belhadj, psychiatre et secrétaire générale du syndicat des médecins, dentistes et pharmaciens hospitalo-universitaires, qui travaille sur cette question pour l’Association tunisienne des femmes démocratiques (ATFD), une organisation de défense des droits de la femme.

« La Tunisie est fière de pouvoir affirmer qu’elle dispose de 126 unités de police spécialement formées pour lutter contre la violence à l’égard des femmes et des enfants, mais durant la crise sanitaire, elles ont été redéployées, diminuant ainsi le nombre d’effectifs dans ce domaine », indique-t-elle.

Ajoutant que le confinement empêchait également les déplacements pour solliciter de l’aide et que la police ne cherchait pas à prévenir les violences, mais bien à faire respecter le confinement.

Même lorsque les femmes avaient la possibilité d’accéder à des services tels que la police ou les hôpitaux, le personnel les renvoyait souvent chez elles par crainte de contracter le coronavirus, la violence à l’égard des femmes étant jugée « moins urgente » que la pandémie, précise Ahlem Belhadj. Sous les pressions exercées par la société civile, les tribunaux civils tunisiens ont recommencé à accepter des affaires dès le mois de mai.

Le chaos provoqué par la crise a également ralenti les avancées de la Tunisie dans le cadre de la ratification de la Convention historique n°190 de l’Organisation internationale du Travail sur l’élimination de la violence et du harcèlement dans le monde du travail. En 2019, le ministre tunisien des Affaires sociales a déclaré que la Tunisie serait « le premier pays à ratifier la Convention 190 », rappelle Naima Hammami, secrétaire générale de la centrale syndicale nationale tunisienne UGTT et première femme membre de son bureau exécutif. Mais la Tunisie a été devancée en juin par l’Uruguay et les Fidji, seuls pays à avoir ratifié à ce jour ce traité mondial historique qui fixe des normes juridiques internationales pour prévenir et combattre la violence et le harcèlement sur les lieux de travail. Quant à la promesse du gouvernement tunisien, le projet a été « mis en attente » pour tenter d’assurer la stabilité politique et lutter contre la pandémie. « Nous sommes en situation de crise », s’inquiète Naima Hammami.

Les syndicats continuent néanmoins à intensifier les pressions en vue de la ratification de la Convention 190, en organisant des campagnes de sensibilisation, en surveillant tous les cas de violence et de harcèlement dans le monde du travail, en encourageant l’intégration de ce document aux conventions collectives et en préparant des rapports périodiques adressés au gouvernement tunisien et à l’OIT, entre autres mesures.

Les femmes du secteur de la santé en première ligne

Durant cette pandémie, les employés de secteur des soins de santé travaillent en première ligne. Ils courent non seulement un risque plus grand de contracter le virus, et sont stigmatisés pour cette raison, mais, en Tunisie, ils sont également exposés aux violences physiques et au harcèlement, un phénomène touchant bien plus souvent les femmes, étant perçues comme des « proies faciles » et occupant majoritairement les postes en contact avec les patients. Il ressort d’une recherche menée en 2018 que, en Tunisie, les femmes représentent 50 % du corps médical, 72 % des diplômés en pharmacie et 64 % des infirmières.

La violence envers le personnel médical est antérieure à la pandémie. Une enquête menée en 2019 montre que sur les 202 infirmières travaillant dans trois hôpitaux tunisiens, 75 % ont été victimes de comportements agressifs. Mais durant la première vague de la pandémie, le nombre d’actes de violence dirigés contre le personnel médical a diminué, étant donné que tous les soins hospitaliers jugés non essentiels ont été annulés et que le nombre de cas de coronavirus a pu être maintenu à un faible niveau grâce aux mesures strictes mises en place par le gouvernement, explique Donia Remili, psychologue et chercheuse à l’université de Tunis, chargée de mener l’enquête. « Par ailleurs, chacun reconnaissait que les membres du personnel soignant étaient des "héros", ce qui a rendu les patients plus conciliants », ajoute-t-elle.

Toutefois, durant la deuxième vague, certains hôpitaux, en particulier ceux aux ressources insuffisantes, ont enregistré une recrudescence des actes de violence, explique Donia Remili, qui met en cause « le manque de matériel et de personnel, ainsi que les tensions et le stress dus à la propagation alarmante du virus ».

Les violences envers le personnel médical sont particulièrement fréquentes dans les centres de triage, lorsque les patients attendent d’être examinés. « Dans le cas d’une pandémie, nous devons multiplier les procédures de triage pour identifier les personnes contaminées, celles à risque », explique Jed Henchiri, président de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins. « Les services publics se sont à ce point détériorés que, lorsqu’une personne se rend dans un hôpital et ne trouve pas le service recherché, elle s’en prend non pas à l’État mais bien au personnel innocent qui y travaille », poursuit Ahlem Belhadj de l’ATFD, en soulignant que ces actes de violence enregistrent une recrudescence en période de crise.

Exemple récent, un groupe armé de couteaux a pris d’assaut l’hôpital Rabta, à Tunis, et a agressé une infirmière et un médecin, avant de détruire du matériel médical, parce que le personnel soignant n’avait pas réussi à réanimer un patient âgé de 94 ans. Equal Times a également recueilli le témoignage d’une médecin de 33 ans à Tunis (elle a souhaité conserver l’anonymat), expliquant avoir récemment fait partie d’une équipe d’intervention rapide qui a été violemment menacée par un groupe de dix hommes après avoir été appelée au domicile d’un patient gravement malade. « Je suis souvent insultée et menacée, mais je n’ai jamais autant craint pour ma vie que ce jour-là », confie-t-elle à Equal Times.

La violence sexiste ne concerne pas uniquement la Tunisie, mais dans un pays qui a pris des engagements aussi fermes sur le plan juridique pour combattre ce fléau, les militants demandent au gouvernement d’honorer ses promesses, en outre la ratification de la Convention 190 de l’OIT. Dans un récent article écrit pour l’Internationale de l’Éducation, Emna Aouadi, secrétaire générale adjointe du syndicat des enseignants de l’enseignement primaire et du bureau national de la femme ouvrière de l’UGTT : « La valeur de la convention repose sur ses fondements et sur son champ d’application en faveur de la protection des travailleurs et des personnes dans le monde du travail, à travers tous les secteurs. Elle englobe également la prévention. Il s’agit de renforcer la sensibilisation auprès des employés, des travailleurs et de leurs représentants eu égard au harcèlement et à la violence dans le monde du travail, et de leur fournir un cadre orienté vers l’action afin d’identifier, de prévenir et de gérer les problématiques de harcèlement et de violence au travail. »