Malgré les accords de paix, les meurtres et les menaces contre les syndicalistes se poursuivent en Colombie

Malgré les accords de paix, les meurtres et les menaces contre les syndicalistes se poursuivent en Colombie

Around 487 trade union organisations have affected by violence in Colombia, and the phenomenon persists. In this February 2021 image from Bogotá’s Museum for Life, urban art and memory are linked. The graffiti commemorates the victims of violence: social leaders, peace signatories and young victims of the military and national police murdered in recent months.

(AFP/Daniel Muñoz)

La Colombie « est toujours le pays le plus meurtrier pour les travailleurs et les syndicalistes ». Entre avril 2020 et mars 2021, 22 meurtres ont été perpétrés selon l’Indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (CSI). Le nombre total de violations des droits humains à l’encontre du mouvement syndical a diminué par rapport aux années les plus sanglantes du conflit, pour autant, même l’accord de paix signé il y a cinq ans n’a pas éliminé ces violations.

« La plupart des crimes ne sont toujours pas élucidés et les autorités ne fournissent toujours pas les moyens nécessaires pour mener les enquêtes et poursuivre les responsables en justice », indique le rapport de la CSI. Au-delà des violences directes, dans le pays « les employeurs ont régulièrement bafoué le droit des travailleurs de constituer des syndicats et se sont débarrassés des représentants des travailleurs moyennant des licenciements ciblés et le non-renouvellement de contrats ».

Dans son Système d’information sur les droits humains (Sinderh), l’École nationale des syndicats (ENS) a enregistré 15.430 violations portant atteinte à la vie, à la liberté et à l’intégrité de syndicalistes en Colombie entre le 1er janvier 1971 et le 29 septembre 2021. De ce total, 21,3 % sont des homicides : 3.288 syndicalistes ont été assassinés au cours des cinq dernières décennies en Colombie.

Habitués à la violence

En Colombie, les menaces contre le travail syndical sont tellement incessantes que les syndicalistes s’y sont habitués. Darwin Duque, vice-président de l’Association nationale des travailleurs et fonctionnaires de la santé (Anthoc), se souvient que, vers 2013 ou 2014, il a participé à une négociation collective à l’hôpital de Roldanillo, une municipalité du département de Valle del Cauca (sud-ouest). « Ce jour-là, en pleines négociations, un paquet est arrivé, un paquet avec lequel ils nous menaçaient, disant qu’ils ne voulaient pas nous voir dans le village, que si nous ne partions pas, des têtes allaient tomber », raconte-t-il à Equal Times.

Deux semaines avant de recevoir cette menace, la camionnette sécurisée dans laquelle il circulait à l’époque avait été suivie. Par la suite, son nom était apparu dans des menaces collectives par le biais de communiqués ou de SMS. Ces menaces font désormais partie du quotidien de M. Duque et de dizaines de dirigeants syndicaux. « Lorsque je discute avec des confrères et des consœurs syndicalistes qui ont subi des menaces, je constate que tous affichent un calme qui me semble choquant », déclare-t-il.

En 2019, l’État lui a retiré le dispositif de sécurité qui lui avait été attribué : un véhicule blindé et deux gardes du corps. Il lui a laissé un garde du corps personnel, mais étant donné que M. Duque n’a pas de voiture, du fait qu’il se déplace en moto, son escorte ne peut pas voyager avec lui, car « il n’est pas autorisé à le faire ».

Cette normalisation de l’hostilité antisyndicale, Martha Alfonso, enseignante et deuxième vice-présidente de la Fédération colombienne des enseignants (Fecode), en témoigne également.

« Parfois, on ne réalise même pas qu’on est aussi une victime », déclare celle qui est chargée d’assurer le suivi de la situation des droits humains au sein du syndicat.

Elle explique que cette année, elle a été sollicitée pour réaliser une interview d’une syndicaliste victime de menaces. Elle a commencé à chercher des contacts, jusqu’à ce qu’on lui indique : « Non, le fait est que c’est vous que nous appelons. Vous figurez dans le registre des femmes menacées ». La longue liste des menaces à son encontre qu’elle a accumulées en plus de 15 ans d’activité syndicale est passée inaperçue : « C’est tellement courant que l’on considère qu’être menacé au motif que l’on est syndicaliste est un risque professionnel ».

Les menaces sont le type de violations des droits humains le plus courant à l’encontre des syndicalistes dans l’histoire récente de la Colombie. L’ENS enregistre 7.598 cas représentant 49,2 % de toutes les violations des droits (à la vie, à la liberté et à l’intégrité des syndicalistes) : 75 % contre des hommes et 25 % contre des femmes.

En Colombie, la violence contre les syndicalistes est « un phénomène systématique, sélectif et historique », estime l’ENS dans son dernier Carnet des droits humains. Bien qu’elle soit marquée par plus d’un demi-siècle de conflit armé dans le pays, cette organisation considère que sa compréhension ne s’arrête pas là, « mais, au contraire, elle s’exprime à travers ses propres logiques, modalités, dynamiques et caractéristiques ».

En conséquence, en cinq décennies de conflit et durant la période post-conflit (outre les menaces et les homicides), on a enregistré 1.954 déplacements forcés, 783 détentions arbitraires, 740 harcèlements, 431 agressions, 253 disparitions forcées, 196 enlèvements, 110 tortures et 74 raids illégaux contre des syndicalistes.

Les dynamiques qui permettent d’expliquer ces violations des droits syndicaux vont de la lutte territoriale des acteurs armés, de la rhétorique sociale contre-insurrectionnelle et de la « correction idéologique » exercée principalement par les guérillas, à la résolution des conflits du travail en passant par le contrôle social et politique que d’aucuns souhaitent exercer sur le syndicalisme.

Le paradoxe de ces chiffres est que leur prévalence a désamorcé le débat public sur leur sévérité. « La reconnaissance sociale et politique de ce phénomène ainsi que la vérité et la mémoire historiques sont encore un travail en suspens », déclare la sociologue Viviana Colorado, membre du département Plaidoyer de l’ENS. La couverture assurée par la plupart des médias de masse a sa part de responsabilité, poursuit Mme Colorado, aussi bien en raison de l’absence de signalement et de suivi des faits que de l’approche utilisée lorsqu’ils sont enregistrés, par l’omission de l’identité syndicale des victimes dans de nombreux cas.

Devoir de mémoire et quête de justice

« Environ 487 organisations syndicales ont été victimes de violences en Colombie », souligne Viviana Colorado. L’accord de paix signé entre le gouvernement de l’ancien président Juan Manuel Santos et la guérilla des FARC a créé un système de justice transitionnelle qui, selon la chercheuse, a ouvert une fenêtre d’opportunités pour le syndicalisme colombien pour « avancer dans la tâche de reconnaissance et de clarification de ces faits, et ce, afin de créer des précédents en vue de pouvoir surmonter la violence antisyndicale et l’impunité qui protège ce type de crimes », qui en représente plus de 90 %, déclare-t-elle. En ouvrant cette fenêtre, les secteurs syndicaux sont partis du principe suivant :

« Nous ne parlons pas d’un évènement appartenant au passé, mais d’un phénomène qui perdure », précise Mme Colorado.

L’ENS a accompagné ce travail par l’élaboration de rapports de plusieurs des principales organisations à soumettre au système de justice pour la paix, principalement à la Commission pour l’éclaircissement de la vérité (CEV), un organe extrajudiciaire dont le mandat consiste à rédiger un rapport complet sur le conflit armé en trois ans (2019-2021).

Treize rapports ont été soumis à la CEV en août 2020. Ceux-ci serviront à alimenter le rapport général de l’institution sur le conflit armé que cette dernière doit présenter à la mi-2022 et dans lequel les syndicats espèrent être représentés. Jusqu’à présent, selon la réponse de la CEV à Equal Times, la Commission a reçu un total de 72 rapports faisant état d’actes de violence à l’encontre de syndicalistes ou d’organisations syndicales : six envoyés par la Justice spéciale pour la paix (JEP) et 66 reçus directement.

Selon l’ENS, environ 90 % des violations contre le syndicalisme ont affecté directement la Centrale unitaire des travailleurs (CUT) et ses affiliés. L’organisation a présenté un rapport qui fait état de quelque 3.000 homicides de membres de l’organisation. Francisco Maltés, président de la CUT, déclare qu’ils espèrent que ces actes donneront lieu à des réparations individuelles pour les familles, mais aussi à une réparation collective « parce que le gouvernement doit accepter et développer une politique destinée à récupérer ce qui a été perdu à la suite de l’assassinat de dirigeants syndicaux ». Le processus de réparation collective n’en est encore qu’à ses balbutiements.

La Confédération des travailleurs de Colombie (CTC) et la Confédération générale du travail (CGT), les deux autres confédérations du pays, ont également soumis des rapports. D’autres syndicats ont présenté des rapports autonomes : sur les violations commises à l’encontre des travailleurs de la santé (Anthoc) ; sur les travailleurs des universités publiques (Sintraunicol) ; sur les violations commises à l’encontre de ses membres (Union syndicale ouvrière – USO) ; sur la persécution des enseignants (Fecode) ; sur les exécutions extrajudiciaires de ses membres (Sintraofan) ; sur la violence envers les femmes syndicalistes (rédigé par trois centrales syndicales, à savoir CUT, CGT et CTC ainsi que la Fecode) et un rapport plus général et explicatif présenté par l’ENS.

Parmi les résultats présentés dans ces documents, il apparaît que dans la plupart des cas de violence, les auteurs présumés ne sont pas connus. « Dans les autres cas, les paramilitaires et les organismes d’État étaient les principaux auteurs présumés. Les guérilleros et les employeurs figurent également sur la liste », avaient déclaré les organisations à ce moment-là. C’est la raison pour laquelle la participation au système de justice transitionnelle est également un appel lancé par les syndicats aux institutions judiciaires afin qu’elles comblent les lacunes qui se traduisent par l’impunité et qu’elles aident à construire la mémoire historique d’évènements peu documentés tels que le déplacement forcé, l’exil et la quasi-disparition de syndicats entiers.

Arturo Rincón Sarmiento, de San Alberto, dans le département de Cesar, employé d’Indupalma et vice-président de la section Sintraproaceites de cette municipalité du nord, raconte que lorsqu’ils ont commencé à organiser des réunions pour préparer le rapport qu’ils ont présenté à la CEV sur les problèmes des travailleurs du secteur de l’huile de palme, « certains collègues ne se sont pas inscrits parce qu’ils craignaient de nommer Juancho Prada [ancien chef paramilitaire] et le Bloc central Bolivar, sachant que nombre d’entre eux sont encore dans la région ».

Bien que le rôle des groupes paramilitaires dans la victimisation de centaines de syndicalistes du département de Cesar ait été prouvé par des arrêts de justice, et bien que le présent soit beaucoup moins violent que le passé, selon M. Rincón, la peur s’était déjà installée. Par ailleurs, Sintraproaceites a été décimé par la liquidation volontaire de la société Indupalma, puisque par le biais d’« arrangements », la plupart des employés ont renoncé volontairement. M. Rincón souligne que dans les années 1980, la société comptait environ 2.000 travailleurs. Aujourd’hui, ils sont 72 à se battre pour conserver le contrat direct avec l’entreprise au lieu d’un contrat d’externalisation.

Selon le dernier Cahier des droits humains de l’ENS, environ 15,7 % des violations des droits syndicaux ont eu lieu dans les secteurs de l’agriculture, de la chasse et de la pêche, qui sont liés aux zones rurales.

Un rapport soumis au système de justice transitionnelle qui illustre cette situation est celui de la Fédération nationale syndicale unitaire agricole (Fensuagro), qui a été fondée en 1976. Il y est signalé que les régions où la violence les a le plus affectés sont la région des Caraïbes, le Magdalena Medio, Urabá d’Antioquia (où ils ont été « pratiquement exterminés ») et le département du Meta.

La Fédération recense 572 homicides, « dont 403 auraient été commis par des groupes paramilitaires » et 107 par des agents de l’État. Par conséquent, il affirme que la Fensuagro « est aujourd’hui l’une des organisations syndicales agraires comptant le plus grand nombre de membres assassinés de son histoire », dans une dynamique qui n’a pas cessé, car les secteurs ruraux sont les plus durement touchés par la reconfiguration des acteurs armés au lendemain du processus de paix.

« Malgré la gravité et la représentativité de ces crimes, il est difficile de faire reconnaître les violences antisyndicales par l’État, car, depuis 2014, celui-ci a décidé de les classer dans la catégorie des violences contre les paysans, et non dans celle des violences contre les syndicalistes », explique Viviana Colorado. Il en va de même pour les enseignants, car les violences dont ils sont victimes ne font pas l’objet d’une enquête du fait de leur engagement syndical, mais restent cantonnées à l’exercice de cette profession. C’est l’une des raisons qui expliquent le recul du nombre de cas de violence antisyndicale au cours de la dernière décennie. Une autre raison, selon Mme Colorado, est que certains évènements ont effectivement diminué en intensité par rapport aux décennies précédentes.

D’après le registre de l’ENS, 1.518 homicides ont été recensés entre 1990 et 1999. Au cours de la décennie suivante, ils étaient 1.045 et de 2010 à 2019, encore 283. « Le moindre cas devrait susciter l’inquiétude », estime Mme Colorado, qui avertit par ailleurs qu’il existe une sous-estimation des cas : les enseignants qui ne sont plus comptabilisés représentent historiquement 45,6 % des actes de violence, mais ne sont désormais plus inclus. Les difficultés que la pandémie a entraînées pour le recensement des cas sur le terrain en constituent une autre raison.

Le cas des enseignants souligne également les difficultés qu’il existe à réaliser le devoir de mémoire dans un contexte où persiste la violence. En 2019, la Fecode a soumis à la Juridiction spéciale pour la paix (JEP, tribunal transitionnel) le rapport « La vida por educar », qui documente les cas de violence contre les enseignants syndiqués entre 1986 et 2010. « Cette année-là [2019], nous avons été confrontés à plusieurs assassinats et menaces. Un recteur a été assassiné alors que nous étions à la réunion nationale. Nous avons alors décidé d’organiser une caravane pour la vie et, ce faisant, le groupe armé “Aigles noirs” nous a menacés », explique Martha Alfonso.

Ce groupe, dont l’État nie l’existence, signe souvent des menaces à l’encontre de leaders sociaux de différents secteurs. En décembre, ils ont reçu une nouvelle menace, et ont été frappés de constater que parmi les « raisons » de la menace figurait la présentation du rapport. Par conséquent, elle a le sentiment que la recherche de la vérité et de la justice a été l’un des éléments qui ont accentué le harcèlement contre les membres du syndicat des enseignants de Colombie.

Un présent de stigmatisation

Outre le rapport à la justice transitionnelle, la menace contre Fecode en décembre 2019 a permis de mettre en lumière un autre élément : la participation du syndicalisme à l’éclatement social qui a débuté en novembre de cette même année et qui a connu plusieurs moments d’effervescence jusqu’en 2021. Tout comme la grève nationale, le harcèlement s’est poursuivi. Martha Alfonso souligne que des « campagnes brutales sur les réseaux sociaux » ont été menées contre la Fecode, un syndicat que des secteurs du parti au pouvoir, le Centre démocratique, ont surnommé « Farcode », l’accusant d’entretenir des liens directs avec l’ancienne rébellion des FARC.

L’un des pics de la stigmatisation croissante des enseignants pour leur participation aux mobilisations sociales et pour leur défense d’une éducation critique a été les menaces qu’ont reçues les dirigeants de la Fecode. Celles-ci ont conduit Nelson Alarcón, ancien président du syndicat et membre du comité de la grève nationale qui négociait avec le gouvernement d’Iván Duque, à quitter le pays pendant près de 40 jours en juin 2021. À son retour, il a assuré que les menaces de mort continuaient. En octobre, les centrales syndicales ont signalé au moins 32 actes de violence contre des dirigeants syndicaux pendant la grève.

Francisco Maltés considère que la stigmatisation est « le signe avant-coureur de l’assassinat. Chaque fois qu’un processus de stigmatisation se produit, des actes de violence sont à prévoir, non seulement la mort du dirigeant syndical, mais aussi l’exil ou le silence ».

Pour sa part, Viviana Colorado souligne que, selon le suivi effectué par l’ENS, bien que moins de menaces soient documentées aujourd’hui que par le passé, « la violence se concentre davantage sur les dirigeants syndicaux ». Alors que dans le passé, environ 30 % des cas concernaient des cadres et des dirigeants en vue, en 2020, la chercheuse indique que 90 % des cas de violence concernaient des syndicalistes présentant ces profils.

L’un des départements où les menaces se sont aggravées à la suite des récentes manifestations est le département du Valle del Cauca, l’un des épicentres de la grève nationale et l’une des régions où le plus grand nombre d’abus commis par les forces de police ont eu lieu. Darwin Duque, dirigeant de l’Anthoc, affirme qu’au début du mois de septembre, une syndicaliste de Yumbo, membre du conseil d’administration de cette municipalité, a reçu une menace directe et a été agressée physiquement par un homme et une femme. « La sous-directrice avait été très active dans le contexte de la grève », déclare M. Duque, ébauchant une hypothèse sur les raisons de la menace. Il convient de signaler que les menaces se concentrent sur les personnes occupant des rôles dirigeants dans les syndicats.

Le présent du syndicalisme colombien est loin d’être encourageant. Les 9 meurtres, 4 agressions, 52 menaces, 25 harcèlements et 11 détentions arbitraires survenus en 2021, jusqu’en octobre, en sont des exemples. En mai 2021, le Comité des normes de l’Organisation internationale du travail (OIT) a rappelé la Colombie à l’ordre en matière de liberté d’association, suite à des allégations de violence après la signature de l’accord de paix. Viviana Colorado décrit ce rappel à l’ordre comme « une sonnette d’alarme » dans un pays où les syndicats rejettent l’impunité des violences du passé tout en luttant pour survivre aux violences du présent.

This article has been translated from Spanish by Charles Katsidonis

Note : Cet article a été réalisé grâce au financement d’"Union to Union" — une initiative des syndicats suédois, LO, TCO, Saco.