Médecine, biotechnologies ou cosmétiques : pourquoi la richesse de la haute mer est aussi sa plus grande faiblesse

Médecine, biotechnologies ou cosmétiques : pourquoi la richesse de la haute mer est aussi sa plus grande faiblesse

A carnivorous sponge (Cladorhiza) observed in 2016 during an exploration mission in the Mariana Trench, the deepest oceanic trench known to date and located off the Philippines. This US mission was supported by the Department of Commerce through the National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA). Commercial issues related to marine biological resources are already attracting growing interest from various states.

(Okeanos Explorer Program/NOAA)

On les appelle « ressources génétiques marines ». Des organismes et micro-organismes qui peuplent l’océan et étudiés depuis une cinquantaine d’années pour, entre autres, mettre au point de nouveaux médicaments, améliorer les produits cosmétiques ou encore développer des plastiques biodégradables dans l’eau de mer. « On parle ici de bioressources au cœur d’organismes vivants. Si on va du petit au plus grand, on parle de virus ou acaryotes, de procaryotes qui couvrent les bactéries, mais aussi les levures ou moisissures comme les champignons, ainsi que de tout ce qui est pluricellulaire, comme les végétaux et les animaux », explique à Equal Times Régis Baron qui dirige l’unité Microbiologie Aliment Santé Environnement, au centre de recherche de l’Ifremer de Nantes, en France.

Le laboratoire travaille, par exemple, sur les polysaccharides, une forme de sucre complexe et produit par une bactérie marine qui pourrait être utilisée dans le cadre de la médecine régénératrice, notamment la fabrication de pansements favorisant la réparation de la peau des grands brulés. Certaines étoiles de mer, elles, pourraient aider à lutter contre le diabète qui touche 425 millions de personnes dans le monde. Quant aux méduses, elles ont permis des avancées scientifiques notables, notamment en 2008, lorsque le prix Nobel de chimie a couronné des travaux sur la capacité de certains de ces mollusques à briller dans le noir, grâce à une protéine. Une fluorescence ensuite utilisée dans les recherches sur les tumeurs ou la maladie d’Alzheimer.

Les organismes marins ont mené à au moins 13 prix Nobel et depuis les années 50, près de 34.000 espèces marines avec de potentielles applications commerciales ont été découvertes.

Plusieurs médicaments issus de ressources marines ont d’ailleurs été commercialisés comme le ziconotide, issu du venin de mollusques marins gastéropodes, qui permet la prise en charge de douleurs intenses. Plus récemment, le remdesivir, premier traitement agréé contre le Covid-19 a été créé à partir de ces ressources génétiques marines tout comme le Halaven, un anticancéreux dérivé d’une éponge de mer japonaise et dont les ventes annuelles dépassent les 300 millions de dollars.

Et ces avancées ne sont qu’un début. Selon les scientifiques, au moins 50% et jusqu’à 90% de la biodiversité marine reste encore à découvrir. Autant de possibilités – et de produits potentiels dont la valeur pourrait se chiffrer en milliards de dollars – qui attisent les convoitises des grands laboratoires pharmaceutiques, mais aussi des entreprises centrées sur le bien-être ou encore des industries chimiques et cosmétiques qui espèrent détecter des molécules miraculeuses. Une mine d’or dont ces acteurs se sont pleinement emparés ces dernières années : en 2017, le marché mondial des biotechnologies marines s’élevait à 3,8 milliards d’euros.

Le casse-tête de la haute mer

Des ressources qui font l’objet d’une intense bataille dans les eaux internationales, ces immenses espaces qui représentent près de 60% des mers et océans du globe et qui sont situées à plus de 200 miles nautiques (370 kilomètres) des côtes. Si la Convention sur le droit de la mer – la Convention de Montego Bay signée en 1982 – régit déjà certaines pratiques dans ces zones, le cadre peine à prendre en compte les nouveaux enjeux autour des océans avec le développement des nouvelles technologies, notamment pour aller exploiter les ressources minérales ou encore étudier les ressources génétiques, actuellement régies par la partie VII de la Convention, relatif à la liberté de la haute mer pour les ressources vivantes. En effet, dans cette zone, sous réserve de tenir raisonnablement compte de l’intérêt qu’elle représente pour les autres, chaque État bénéficie de diverses libertés concernant la navigation, le survol, la pêche ou encore la pose de câbles ou d’oléoducs sous-marins.

« La question de l’exploitation des ressources génétiques en haute mer est arrivée assez tard dans les discussions sur la gouvernance internationale des océans. Dans les années 70 et 80, lors des négociations de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, les États se concentraient davantage sur l’exploitation minérale, entre autres celle des nodules polymétalliques. Ce sujet était l’une des principales pierres d’achoppement pour la ratification de cette Convention », explique à Equal Times Valérie Wyssbrod, docteure en droit, spécialiste du droit de la mer.

« Dans les années 90, avant que le traité n’entre en vigueur, la problématique de l’exploitation des ressources génétiques marines a commencé à être discutée. Mais il a été décidé de ne pas modifier le texte de la Convention signée en 1982 pour ne pas retarder encore, voire compromettre l’entrée en vigueur de celui-ci ».

Ce n’est qu’à partir des années 2000 que le sujet fait son retour au cœur des discussions internationales, alors qu’un certain nombre d’États réclament un cadre légal précis sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité en haute mer. En 2004, naissent les premières discussions autour de la mise en place d’un Traité international pour protéger la haute mer pour compléter la Convention de Montego Bay. Mais il faudra attendre 2015 pour que les États membres de l’ONU décident de mettre en place un nouvel instrument juridique contraignant.

« L’instrument juridique qui est actuellement discuté, comprend quatre thématiques : l’exploitation des ressources génétiques marines et le partage des avantages et des bénéfices issus de leur exploitation, les outils de gestion par zone, y compris les aires marines protégées qui permettent de préserver certains écosystèmes ou certaines espèces, les études d’impact sur l’environnement lorsqu’un acteur souhaite entreprendre des activités en haute mer et enfin le renforcement des capacités et le transfert de techniques marines qui a indirectement pour but de mieux protéger la biodiversité marine et augmenter le savoir général de l’humanité sur les océans », détaille la docteure en droit.

Le texte, qui devait voir le jour au printemps 2020 n’a toutefois toujours pas été signé et la dernière session de négociations, qui s’est tenue en août 2022, n’a pas permis de faire ressortir un consensus.

Affrontements entre pays développés et en développement

Au cœur des désaccords, se trouvent, entre autres, les ressources génétiques marines et la répartition des possibles bénéfices issus de l’exploitation de ces organismes en haute mer.

Historiquement, les membres de l’ONU tels que le Royaume-Uni, l’Union européenne, les États-Unis et le Japon, qui disposent de la technologie, de l’argent et de la capacité de parcourir les grands fonds marins à la recherche de nouveaux produits, ont défendu le droit de breveter les ressources génétiques marines et d’en tirer un profit exclusif. Mais les pays en développement craignent, eux, de passer à côté de retombées potentielles, faute de pouvoir conduire les recherches coûteuses pour découvrir et étudier les organismes marins les plus inaccessibles. Ils demandent ainsi des compensations financières.

« Le partage des avantages et des bénéfices issus de l’exploitation des ressources génétiques marines et le transfert de techniques marines sont des demandes des pays en développement et de la Chine. C’est un point de blocage parce que ces États aimeraient un partage des avantages et des bénéfices principalement financiers».

« Une partie des pays industrialisés, eux, sont d’accord pour un partage, mais non monétaire, comme l’accès à des collections d’échantillons ou le transfert de technologie. Cette problématique est l’une des difficultés que rencontrent les États engagés dans la négociation de cet instrument juridique », explique Valérie Wyssbrod.

Un désaccord dénoncé par l’ONG Greenpeace. « Les pays du Sud ont insisté, à juste titre, sur le fait que le texte du traité devait prévoir un partage équitable et juste des futurs avantages financiers découlant des ressources génétiques marines. Il incombe au Nord, et aux pays qui se prétendent "champions de l’océan", de faire des compromis et de trouver un accord permettant d’aboutir à un traité solide et équitable », estime ainsi auprès d’Equal Times le Dr Laura Meller qui participe à la campagne « Protégeons les océans » de Greenpeace.

Malgré ces difficultés, les ONG se veulent encore optimistes sur la possibilité de parvenir à un accord pour protéger la haute mer, un espace crucial pour la planète dont les organismes vivants jouent un rôle important dans la régulation du climat, la protection des côtes contre l’érosion ou encore le stockage de CO2. Si la session d’août – la cinquième – devait être la dernière avant d’aboutir à la signature du traité, elle doit désormais se prolonger en février. Un nouvel espoir pour de nombreux acteurs de voir enfin ce texte indispensable voir le jour.

« Les pays du Nord ont fait preuve d’une certaine souplesse en fin de journée lors du dernier cycle de négociations du Traité sur les océans, mais c’était malheureusement trop peu et trop tard. À quelques jours de la reprise des négociations en février, le Nord doit faire des concessions crédibles et proposer des contributions financières adéquates pour garantir un partage équitable des avantages monétaires des ressources génétiques marines », estime Laura Meller.

L’année 2023 sera ainsi peut-être celle lors de laquelle les pays du monde s’accorderont enfin pour protéger leurs eaux internationales et la biodiversité extraordinaire qu’elle contient.

This article has been translated from French.