Mourir pour produire des vêtements à bas prix : un géant allemand du textile épinglé

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Le 11 septembre 2012, dans le quartier industriel de Baldia, dans la métropole pakistanaise de Karachi, un incendie éclate dans une usine de fabrication textile. Le sinistre fait 260 morts parmi les ouvrières et ouvriers. Prises aux piège de fenêtres barrées et de sorties de secours bloquées, les victimes sont mortes brûlées vives ou étouffées. Trente-deux personnes en sont sorties grièvement blessées.

Comme beaucoup des usines textiles de la région, la fabrique Ali Entreprise qui a pris feu ce jour-là travaillait pour des donneurs d’ordres occidentaux. En l’occurrence, 70 % des productions de cette usine allaient à l’entreprise allemande KiK : géant national du textile à bas prix, avec 3400 magasins à travers l’Europe, un chiffre d’affaires de 1,8 milliard EUR (2 milliards USD), et des usines de fabrication en Chine, au Bangladesh, en Inde, en Turquie, au Pakistan, au Cambodge… Seuls 4 % de ses marchandises sont fabriquées en Allemagne.

Quatre ans après l’incendie meurtrier, le 10 septembre dernier, un accord d’indemnisation a enfin été trouvé entre l’entreprise allemande et les représentants des victimes et de leurs familles. Il prévoit la mise en place d’un fonds d’indemnisation de 5 millions USD, qui viendront s’ajouter au 1 million d’aide immédiate payée en 2012 par le groupe.

Les négociations menées sous l’égide de l’Organisation internationale du travail (OIT), de la fédération syndicale IndustriALL, de l’ONG Clean Clothes Campaign et d’un représentant du gouvernement allemand, piétinaient pourtant depuis des années. À tel point qu’en février 2015, l’association représentante des victimes, Baldia Factory Fire Affectees Association, a décidé de suspendre les discussions.

Un mois plus tard, quatre de ses membres portaient plainte contre l’entreprise devant la justice allemande. « Plus de victimes auraient voulu porter plainte, mais les plaintes collectives sous forme de “class action” sont impossibles en Allemagne, » précise Anabel Bermejo, de l’ONG European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR), qui soutient la plainte.

« La procédure est une plainte de droit civil allemand tout à fait classique pour dommages physiques. »

Trois des plaignants sont des parents des victimes. Muhammad Jabbir a perdu son fils de 22 ans dans la catastrophe. Celui-ci gagnait environ 120 EUR (134 USD). Saeeda Khatoon a elle aussi perdu son fils de 18 ans dans l’incendie de l’usine où il gagnait 100 EUR (111 USD) par mois. Le fils d’Abdul Aziz Khan Yousuf Zai n’avait lui que 17 ans. Le quatrième plaignant, Muhammad Hanif, 26 ans, travaillait lui-même dans la fabrique où il gagnait entre 155 et 175 EUR (entre 138 et 156 USD) par mois. Il souffre, depuis le sinistre, de sérieux problèmes respiratoires.

Chacun d’eux réclame 30.000 EUR (26.850 USD) de dommages et intérêts à l’entreprise KiK.

Cette plainte déposée par des Pakistanais devant un tribunal allemand pour une catastrophe qui s’est produite chez un sous-traitant a-t-elle vraiment des chances d’aboutir ? Une première étape a, en tout cas, déjà été franchie le 30 août dernier. Ce jour-là, le tribunal allemand de Dortmund s’est déclaré compétent pour juger la plainte et a accordé une aide juridictionnelle aux plaignants. C’est une première.

La décision ouvre la voie pour qu’une entreprise allemande puisse à terme être jugée dans son pays pour sa responsabilité quant aux conditions de travail chez ses sous-traitants, même si ceux-ci se trouvent à l’autre bout du monde.

La proximité entre la décision du tribunal allemand et l’annonce de l’accord d’indemnisation des victimes par KiK a pu laisser penser que c’est le premier qui a poussé l’entreprise à conclure le second. KiK s’en défend. « Il a été prétendu que KiK a été influencé par la plainte déposée. C’est faux. Les négociations avaient commencé bien avant la plainte. L’accord aurait pu être conclu bien plus tôt si les représentants des victimes n’avaient pas d’abord suspendu les discussions pour préparer leur plainte », a répondu le service de presse du groupe textile allemand à Equal Times.

KiK récuse par ailleurs toute responsabilité dans l’incendie de 2012. Elle l’a répété au moment de la décision du tribunal de Dortmund comme lors de l’annonce de l’accord du 10 septembre. Avec l’indemnisation, « KiK a pris en charge une responsabilité de manière volontaire pour les victimes », avait alors écrit l’entreprise dans un communiqué.

« L’accord est une avancée réellement positive », juge Berndt Hinzmann, du réseau Inkota, ONG membre de la campagne internationale pour des vêtements propres Clean Clothes Campaign, qui a suivi les négociations. « Mais il est difficile de dire s’il s’agit vraiment d’une amélioration de l’attitude de KiK. Car pendant des années, l’entreprise a totalement nié toute responsabilité dans la catastrophe. »

Le groupe textile allemand faisait aussi partie des entreprises occidentales clientes de l’usine bangladaise du Rana Plaza, qui s’est effondrée en avril 2013 en faisant plus de 1100 morts. L’accord d’indemnisation décidé le mois dernier pour les victimes de Karachi doit d’ailleurs suivre le même modèle que celui pour celles du Rana Plaza mis en place en 2014 et piloté par l’OIT.

« Le problème des conditions de travail chez les sous-traitants est structurel dans la branche, » souligne Berndt Hinzmann.

« Cela concerne des discounters comme KiK, mais aussi des marques de luxe. Nous avons des situations de salaires extrêmement bas, des discriminations, de la répression syndicale… » Catastrophe après catastrophe, les dysfonctionnements structurels de la branche textile sont devenus tellement criants qu’une « alliance pour un textile soutenable » s’est formée en Allemagne il y a deux ans. Elle réunit des entreprises textiles, des ONG, des représentants syndicaux et du gouvernement allemand, pour arriver ensemble à des « améliorations sociales, écologiques et économiques dans la chaîne de sous-traitance ».

L’alliance a réalisé, depuis sa création, deux plans d’action, qui visent à mettre en place des standards communs à toute la branche. Mais rien de précis n’a été défini pour l’instant. Et les futurs standards ne seront pas juridiquement contraignants.

Voilà qui n’est pas suffisant pour Berndt Hinzmann : « Pour aboutir à un changement structurel de la branche, nous avons besoin d’un réel devoir de responsabilité des entreprises. Il faut que la loi change. Mais la volonté politique manque pour ça. Alors que les lignes directrices de l’ONU sur l’économie et les droits humains adoptées en 2011 demandent explicitement que les États ancrent dans la loi les devoirs des entreprises en matière de droits humains. »

« Nous en restons malheureusement à compter sur la bonne volonté des entreprises », regrette Niema Movassat, député Die Linke (parti de gauche) au Bundestag allemand. L’élu a déposé, l’année dernière avec son groupe parlementaire, une proposition de loi pour pouvoir rendre pénalement responsable une entreprise allemande des conditions de travail chez ses sous-traitants.

Une proposition que le gouvernement allemand n’a pas souhaité voir débattue pour l’instant.

This article has been translated from French.