Ni réfugiés ni migrants économiques, les travailleurs birmans en Thaïlande vivent dans l’ombre

Ni réfugiés ni migrants économiques, les travailleurs birmans en Thaïlande vivent dans l'ombre

Ko Toe*, a former policeman in Myanmar, joined the Civil Disobedience Movement after the February 2021 coup in protest against Myanmar’s military junta. He now lives as an undocumented migrant in Thailand where he, and other ‘CDMers’ as they are known, make handmade bags to financially support themselves and the revolution.

(Khunak22)

Ko Toe* tirait une grande fierté de son métier de policier, œuvrant au maintien de l’ordre public à Yangon. Cependant, tout a basculé suite au coup d’État du 1er février 2021 mené par la junte militaire du Myanmar, sous la conduite du général Min Aung Hlaing. Aujourd’hui, Ko Toe vit en marge de la loi, en tant que personne « illégale », comme on appelle communément les sans-papiers en Thaïlande.

Après avoir été témoin pendant un mois de l’oppression violente de civils par les militaires, il a décidé d’arrêter de travailler et de rejoindre le Civil Disobedience Movement (CDM), un mouvement décentralisé, non violent et populaire qui, pour s’opposer au régime militaire, a recours à diverses formes d’action directe, notamment des grèves, des mouvements de protestation, des manifestations, le non-paiement de factures et le boycott d’entreprises liées à l’armée.

« Nous n’étions plus assez propres pour porter un uniforme de police, car l’uniforme que je portais n’était pas apte à protéger les gens – au contraire, il les torturait », se souvient Ko Toe. Ayant d’abord fui Yangon, Ko Toe a pris le maquis dans les montagnes aux côtés du Karen National Union, un puissant groupe armé ethnique qui milite depuis longtemps pour l’autodétermination du peuple karen et qui assure aujourd’hui l’entraînement militaire des militants opposés au coup d’État.

Ne se sentant toujours pas en sécurité, il a décidé, un an plus tard, de franchir la frontière pour rejoindre Mae Sot, l’une des villes frontalières thaïlandaises les plus proches du Myanmar, située dans la province de Tak. Sans papiers, Ko Toe a tiré un trait sur sa vie antérieure et vit aujourd’hui dans la clandestinité, aux côtés d’autres membres du CDM. Lui et un groupe d’anciens enseignants, de soignants et de journalistes partagent une petite maison où ils vendent des sacs faits main pour subvenir à leurs besoins tout en contribuant à la cause révolutionnaire.

Selon diverses organisations des droits humains, plus de 3.000 personnes auraient été tuées, près de 20.000 arrêtées et plus de 1,4 million déplacées depuis que la Tatmadaw, l’armée du Myanmar, a renversé le gouvernement civil élu en février 2021 et détenu le président Win Myint, ainsi que la conseillère d’État Aung San Suu Kyi et plusieurs ministres et députés du parlement national. Les chiffres réels seraient, toutefois, beaucoup plus élevés, dans la mesure où il est extrêmement difficile d’obtenir des informations fiables depuis le Myanmar.

La répression politique a eu de graves répercussions économiques, du fait des six séries de sanctions imposées par l’Union européenne et du désinvestissement massif des investisseurs étrangers. Cette situation a notamment entraîné une dévaluation en pic de la monnaie locale, le kyat, ainsi qu’une hausse vertigineuse du coût de la vie au Myanmar.

Exode des travailleurs

Piégés dans un cycle de cinq décennies de dictature militaire (1962-2011), les Birmans en âge de travailler ont longtemps cherché de meilleures opportunités d’emploi à l’extérieur du pays, particulièrement dans la Thaïlande voisine où ils représentent plus de la moitié de la main-d’œuvre migrante du pays et sont concentrés dans des secteurs tels que l’agriculture, la pêche, la construction et les services.

À partir de 2011, le Myanmar a amorcé un processus de démocratisation semi-contrôlé et de nombreux travailleurs migrants birmans sont rentrés au pays pour y créer des entreprises, grâce aux compétences et au capital acquis en travaillant à l’étranger. Le récent coup d’État a, cependant, mis un coup d’arrêt à ce processus.

De fait, le nombre de travailleurs migrants birmans en Thaïlande a explosé. En décembre 2020, 1.574.324 travailleurs migrants birmans étaient officiellement enregistrés dans le système thaïlandais de recensement des travailleurs. Deux ans plus tard, ils étaient 1.981.739. Un nombre beaucoup plus important de personnes travailleraient sans être déclarées et de manière informelle.

La répression politique au Myanmar n’est toutefois pas l’unique cause de cet exode. Le Myanmar et la Thaïlande ont également eu à faire face aux retombées sociales et économiques de la pandémie de Covid-19.

Suite à l’enregistrement du premier cas positif en janvier 2020, la Thaïlande a fermé ses frontières extérieures et mis en place des restrictions aux déplacements à l’intérieur du pays. Des dizaines de milliers de migrants du Myanmar se sont ainsi vus interdire leurs déplacements réguliers entre les deux pays et se sont retrouvés coincés soit en Thaïlande, soit au Myanmar, en particulier dans les localités frontalières.

Après la normalisation des activités en Thaïlande en 2022, une partie des travailleurs migrants ont tenté de regagner légalement leur pays d’adoption en vertu d’un protocole d’accord signé entre les deux pays dans le cadre d’efforts bilatéraux visant à mettre en relation les travailleurs migrants du Myanmar avec des employeurs thaïlandais. D’autre part, les travailleurs en situation irrégulière ont aussi la possibilité de déposer, pendant les périodes d’amnistie relatives à l’enregistrement des travailleurs migrants en Thaïlande, une demande de permis de travail temporaire ou « carte rose », les autorisant à travailler légalement en Thaïlande pendant une période déterminée. Cette procédure, dans le cadre de laquelle le gouvernement thaïlandais invite les employeurs thaïlandais à enregistrer les travailleurs migrants en situation irrégulière qu’ils emploient, a toutefois été qualifiée d’« inutilement compliquée et sujette à corruption ».

Les travailleurs migrants en provenance du Myanmar sont fréquemment victimes d’abus de toutes sortes, allant de l’exploitation par des courtiers et des agents de recrutement au vol de salaire, en passant par de piètres conditions de vie et de travail, voire le travail forcé. Ils se voient également confrontés à une course aux obstacles administratifs lorsqu’ils veulent obtenir les documents nécessaires pour vivre et travailler en Thaïlande.

Ko Toe, à l’instar de nombreux autres migrants, est sans papiers et affirme ne pas être en mesure d’obtenir les permis nécessaires pour vivre et travailler en Thaïlande, faute d’informations claires sur la procédure à suivre ou de ressources financières pour la mener à bien. « Un travailleur migrant ne bénéficie pas des mêmes droits que ceux dont devrait jouir tout être humain », explique-t-il.

Entre réfugiés et migrants économiques, les lignes se brouillent

En théorie, il existe deux types de migrants : les personnes qui sont contraintes de migrer, en raison de facteurs indépendants de leur volonté telles que la guerre et le changement climatique, et celles qui migrent volontairement à la recherche de meilleures opportunités de vie et de travail. « Dans la pratique, toutefois, la distinction entre ces deux types d’immigration n’est pas toujours évidente », explique Sirada Khemanitthathai, chercheuse à l’université de Chiang Mai, en Thaïlande, spécialisée dans les migrations.

D’après elle, les tendances migratoires de la population birmane auraient connu des changements au cours des deux dernières années. Sous le gouvernement de la Ligue nationale pour la démocratie, dirigé par Aung San Suu Kyi, de nombreux Birmans ont commencé à migrer à l’étranger en quête de meilleures opportunités d’emploi, tout en prévoyant de retourner au pays par la suite. Cependant, à l’heure actuelle, bon nombre d’entre eux, à l’instar de Ko Toe, sont motivés par des facteurs intermédiaires.

« On ne peut pas empêcher les gens d’émigrer à cause des bouleversements politiques et économiques, qui constituent le facteur déterminant qui les pousse à quitter leur pays d’origine. Par ailleurs, la demande de main-d’œuvre en Thaïlande constitue un facteur d’attraction supplémentaire », souligne Mme Sirada.

Jusqu’ici, toutefois, les autorités thaïlandaises se sont abstenues de tenir compte de la corrélation qui existe entre les facteurs politiques et les migrations depuis le Myanmar. « La Thaïlande est dépourvue d’un système d’enregistrement pour les réfugiés. Si vous vous trouvez dans un centre d’hébergement temporaire à la frontière, vous êtes considéré comme une personne déplacée, alors que si vous vous trouvez à l’extérieur, on vous considère comme un travailleur migrant », explique Mme Sirada.

La Thaïlande n’a jamais reconnu officiellement au statut de réfugiés les plus de 90.000 personnes qui, depuis les années 1990, vivent dans neuf camps du HCR le long de la frontière entre la Thaïlande et le Myanmar. Par ailleurs, Bangkok s’est abstenue de souscrire à plusieurs accords internationaux sur les droits des réfugiés. Mme Sirada souligne en outre que l’État thaïlandais ne reconnaît pas les réfugiés politiques et souhaite dissocier la migration de la politique au Myanmar.

Des liens entre les dirigeants thaïlandais et la junte birmane ont régulièrement été signalés. « Le changement politique au Myanmar n’a pas d’incidence sur notre gestion des migrants, contrairement à la Covid », a déclaré dans une interview accordée à Equal Times Jumnong Songkaorop, directeur du Bureau chargé de la gestion des travailleurs étrangers, une subdivision du ministère thaïlandais du Travail.

« Il y a des migrants birmans qui ont été touchés par la Covid-19 et qui sont passés illégalement en Thaïlande. Nous leur permettons de travailler et de régulariser leur situation. Tout ceci se doit aux perturbations causées par la pandémie ».

Suite à la normalisation de la situation après la pandémie, la Thaïlande et le Myanmar ont rouvert le pont de l’amitié entre Mae Sot et Myawaddy en janvier 2023. Il s’agit du premier poste frontière entre la Thaïlande et le Myanmar à rouvrir au bout de près de trois ans. À ce jour, toutefois, seuls les migrants enregistrés dans le cadre du protocole d’accord sont autorisés à traverser la frontière.

« Si ça ne vous plaît pas ici, rentrez chez vous affronter les fusillades »

Principale ville de la zone économique spéciale de la province de Tak, Mae Sot est l’une des destinations privilégiées des travailleurs migrants, avec ou sans papiers, en provenance du Myanmar et des pays voisins de la Thaïlande, nommément le Laos et le Cambodge.

Les usines de la ville contribuent de manière significative à la chaîne d’approvisionnement des grandes enseignes du secteur de l’habillement et sont fréquemment sous les feux de l’actualité pour leur exploitation des sans-papiers, qu’elles sous-payent et astreignent à des conditions de travail déplorables.

Les « héros révolutionnaires » comme Ko Toe n’ont pas la vie facile. Nombreux sont, en effet, les membres du CDM qui, bien que hautement qualifiés, finissent par travailler comme ouvriers à l’étranger. « Jusque-là, je n’avais encore jamais envisagé de pouvoir travailler dans la couture », confie Ko Toe, 29 ans.

« Je n’avais même jamais vu de machine à coudre de près. En tant que policier, mon travail consistait à servir la population, mais à présent, les circonstances ont fait que je me suis mis à la couture. Je m’efforce juste de tirer le meilleur parti d’une situation difficile. »

Étant donné qu’ils ne peuvent pas travailler légalement, le collectif ad hoc dont il fait partie gagne sa vie en confectionnant des sacs faits main sous le label CDM Unity. Ils expédient leurs produits dans différents pays du monde et comptent parmi leurs clients des membres de la diaspora birmane, ainsi que des sympathisants étrangers. Toujours est-il que cette activité leur permet à peine de joindre les deux bouts.

La guerre en cours en Ukraine a détourné l’attention du monde de la crise du Myanmar. Les membres du CDM reçoivent généralement un soutien financier de la part du gouvernement d’unité nationale (National Unity Government). Ce gouvernement démocratique parallèle, constitué dans l’exil, compte en son sein d’anciens députés élus à l’issue des élections de 2020. Ko Toe, dont le salaire de policier au Myanmar s’élevait à 205.000 MMK (approximativement 98 USD) ne touche plus aujourd’hui que 62.324 MMK (approximativement 29,75 USD) par mois, soit l’équivalent de trois jours du salaire minimum légal en Thaïlande.

Ma Khin Htar*, une femme de 28 ans originaire de l’État d’Arakan, est actuellement à la recherche de travail à Mae Sot. Après avoir travaillé légalement dans une usine de vêtements, elle est devenue sans papiers en 2022 faute de pouvoir se payer un billet d’avion pour la Thaïlande, qui était le seul moyen de voyager pendant la période de fermeture des frontières. « Trouver du travail n’est pas facile car je n’ai pas de papiers en règle », confie Ma Khin Htar, qui a vendu sa propriété pour financer son dernier voyage en Thaïlande.

Sa condition de sans-papiers lui impose de nombreux frais, allant des commissions versées à des courtiers pour lui faire franchir la frontière aux dessous de table versés régulièrement à des policiers thaïlandais pour éviter l’arrestation et l’expulsion. « Mais mieux vaut encore rester en Thaïlande. Cela me permet de subvenir aux besoins de ma famille, qui est en difficulté à cause des guerres [les affrontements qui ont éclaté à la suite du coup d’État et la répression des Rohingyas] dans l’État d’Arakan. »

La région du nord, située à la frontière avec le Bangladesh, est depuis longtemps déchirée par une guerre civile entre un groupe ethnique armé en lutte pour son autonomie et le gouvernement central. Cette lutte s’est intensifiée depuis le coup d’État. Selon Ko Sai, un militant birman des droits des travailleurs, basé à Mae Sot, l’incertitude qui règne au Myanmar a limité les options qui s’offrent aux travailleurs. Dans la plupart des cas dont il s’occupe, les travailleurs choisissent de rester dans des emplois précaires pour éviter de devoir retourner au Myanmar. « “Si ça ne vous plaît pas ici, rentrez chez vous affronter les fusillades” – tels sont les propos tenus par un employeur [qui s’adressait à des travailleurs birmans]. »

Rien ne laisse toutefois présager une amélioration de la situation au Myanmar. Le 1er février 2023, soit deux ans après sa prise de pouvoir, l’armée du Myanmar a prolongé de six mois l’état d’urgence imposé par le Conseil d’administration de l’État. Dans ces conditions, l’élection initialement annoncée pour le mois d’août sera vraisemblablement reportée. Les combats entre les forces militaires et un grand nombre de groupes révolutionnaires se poursuivent dans tout le pays. « Il est temps pour la Thaïlande d’élaborer des politiques à long terme pour les réfugiés birmans et les travailleurs migrants. Cette situation pourrait encore perdurer pour plus de dix ans », avertit la chercheuse thaïlandaise Sirada Khemanitthathai.