Nuages noirs sur la Méditerranée, la pollution du trafic maritime en question

Nuages noirs sur la Méditerranée, la pollution du trafic maritime en question

A Marseille, le Grand port maritime est pleinement intégré dans la ville, où de plus en plus d’habitants craignent les nuisances de son activité.

Denis et Elisabeth Pelliccio aiment se rappeler le temps où à Marseille, entre les ports de la Joliette et de l’Estaque, on pouvait se baigner. C’était il y a bien longtemps, avant les années 50, avant qu’un « mastodonte de béton [ne les] prive de la mer ». Le mastodonte, c’est le Port autonome de Marseille, renommé Grand port maritime de Marseille (GPMM) depuis une réforme gouvernementale de 2008. Habitants du 16ème arrondissement de Marseille – un de ceux que l’on intègre dans la grossière définition des peu fameux « quartiers nord » –, les deux retraités, qui vivent là depuis des décennies, ont le sentiment que «  tout ce qu’on ne veut pas dans le centre de Marseille, on le repousse chez nous. »

Outre les désagréments paysagers, un des principaux objets du courroux des Marseillais habitant aux confins du port est la pollution atmosphérique générée par les bateaux de croisière, les porte-conteneurs et les chantier navals. Cette pollution n’a rien de nouveau, mais publiquement, le sujet n’a émergé que depuis quelques années. D’après Dominique Robin, président d’Air Paca, l’organisme chargé de veiller à la qualité de l’air dans la région, « il y a eu l’émergence d’une prise de conscience avec le développement du trafic des bateaux de grandes croisières. Leur côté gigantesque a rendu le problème visible. » D’autant que ces mini-villes flottantes peuvent rester plusieurs jours à quai et doivent continuer de faire tourner leurs moteurs pour s’alimenter en électricité.

À Marseille, c’est une étude qui a violemment fait surgir le problème dans l’opinion publique. En 2016, les associations française et allemande France nature environnement et Nabu ont réalisé des mesures de qualité de l’air dans différents endroits de la ville. Résultats : pour une moyenne de 5.000 particules ultra-fines par cm³ en centre-ville, la concentration culmine à 60.000 p/cm³ dans un quartier résidentiel bordant le port, soit une concentration 120 fois plus élevée. De quoi nourrir les craintes des habitants concernés.

« On a beaucoup de problèmes de santé », assure Elisabeth Pelliccio. « Des enfants ont des tumeurs au cerveau. Il y a aussi pas mal de cancers du poumon. Quand ça crache, ça devient irrespirable ici. »

Concrètement, quel est l’impact des émissions des bateaux sur la santé des Marseillais voisins du port ? La littérature scientifique s’accorde à dire que les particules fines affectent le système respiratoire et sont une cause d’accidents cardio-vasculaires ou de cancers. Mais selon Charles Chanut, médecin membre de l’association Cap au nord, elle aussi engagée sur le sujet, « aucun médecin ne pourra vous dire avec certitude qu’un de ses patients à telle maladie à cause de la pollution atmosphérique. »

S’il est difficile d’établir la relation pollution-maladie au cas par cas, des études statistiques, comme celle de l’université allemande de Rostock et le centre de recherche sur l’environnement Helmhotz Zentrum Munich, en juin 2015, dressaient une estimation du nombre de décès dus à la pollution uniquement maritime. Conclusion : environ 60.000 morts prématurées dues pour la plupart à des maladies pulmonaires ou cardiovasculaires.

Un gros paquebot pollue autant qu’un million de véhicules

Qu’est-ce qui rend la pollution du transport maritime particulièrement nocive ? « L’OMS a classé les particules diesel comme cancérogènes », avance Dominique Robin. « Quand on regarde quels sont les carburants marins : le fioul lourd et le diesel marin, ce sont des particules dont la nocivité est connue. » Parmi les éléments émis par les cheminées des bateaux, les dioxydes de soufre et d’azote sont particulièrement élevés, tout comme les particules fines et ultrafines.

Le problème trouve en fait sa source dans les cuves des navires. Dans le transport maritime, le fioul lourd est principalement utilisé pour alimenter les flottes. Un carburant très épais, très peu cher… mais aussi très polluant. Pour indication, en mer, la limite du taux de soufre est de 3,5 % pour les bateaux de marchandises ; et de 1,5 % pour ceux de croisières. Pour les voitures diesel, le seuil est de 0,001 %, soit 3.500 et 1.500 fois moindre. Selon France Nature Environnement, un gros paquebot pollue autant qu’un million de véhicules.

Si les bateaux de croisières ont permis de cristalliser et médiatiser le problème, beaucoup s’accordent à dire qu’en terme d’émissions nocives, ils ne sont sûrement pas les plus mauvais élèves. À l’instar de Denis Pelliccio, qui vise plutôt « les cargos et les ferries » et fait référence aux efforts déployés par les croisiéristes : les « scrubbers » - des filtres permettant à certains polluants de ne pas s’échapper des cheminées - ou le « GNL », le gaz naturel liquide, quasiment neutre en particules fines et en oxydes d’azote, et émetteur de 25 % de CO2 en moins. Par ailleurs, une fois à quai, les paquebots, tout comme n’importe quel autre type de navire, doivent changer de carburant quand ils souhaitent y rester plus de deux heures : la limite de teneur en soufre est alors de 0,5 %.

À Marseille, où la municipalité vise les 2 millions de croisiéristes à l’horizon 2020, les armateurs ont compris l’enjeu marketing de se faire plus propre.

Le 27 juin, Christine Cabau-Woerhel, directrice du port, a récompensé neuf compagnies de croisières et porte-conteneurs pour leur « volonté d’aller plus loin que la réglementation en vigueur pour le développement durable ». Un moment surtout « symbolique » confesse la directrice du port, qui a l’avantage de « permettre de communiquer » aux armateurs et de traduire « un mouvement de fond ».

Une stratégie de promotion verte, à défaut de véritables mesures contraignantes, qui selon Magali Deveze, responsable développement durable au GPMM, s’explique par le fait que « les ports n’ont pas leur voix au chapitre » sur ce sujet. Au contraire des Affaires maritimes, qui relèvent du gouvernement français et peuvent contrôler de manière inopinée le respect des règles pas les équipages. C’est ce qui s’est passé le 29 mars dernier, dans les eaux marseillaises, où l’Azura, paquebot de la compagnie Carnival Plc, a été pris la main dans le pot de pétrole, avec des émissions de soufre de 1,68 % au lieu de 1,5 % maximum. Pour la première fois en France, un capitaine sera donc jugé le 8 octobre devant le tribunal correctionnel de Marseille. Il risque jusqu’à un an de prison et 200.000 euros d’amende. Un symbole fort dans la lutte contre la pollution atmosphérique, envoyé par le Procureur de la République.

Une réglementation internationale en mutation

Mais l’instance qui dicte les règles du trafic maritime, et a donc le plus de pouvoir pour agir, c’est l’Organisation maritime internationale (OMI). Grand absent des engagements pris lors de la COP21 de Paris et responsable de 3 % des émissions mondiales de CO2, le secteur maritime a récemment décidé de réduire ses émissions de 50 % à l’horizon 2050. En ce qui concerne les émissions de soufre, tous les navires, au niveau mondial, auront l’obligation de n’utiliser que du carburant contenant moins de 0,5 % de soufre à partir du 1er janvier 2020.

Mais le gouvernement français souhaite aller plus loin, en créant une zone d’émissions contrôlées en Méditerranée, limitant la teneur en soufre des carburants à 0,1 %, comme dans la zone Manche-Mer du Nord-Baltique. Alors qu’est-ce qui explique le retard en Méditerranée ? Damien Chevallier, adjoint à la sous-direction de la sécurité maritime du ministère de la transition écologique, dresse un début d’explication : « La géopolitique est beaucoup plus simple dans le nord. Il est plus difficile de discuter en Méditerranée, où il n’y a pas que des Européens. » En clair, les États d’Europe du Nord ont pu devancer la réglementation de l’OMI par la voie d’une directive européenne, chose impossible en Méditerranée, où les eaux africaines et du Moyen-Orient se mêlent.

Pour montrer à l’ensemble des pays méditerranéens que la pollution liée au trafic maritime touche aussi leurs populations et les convaincre d’agir dans le même sens, la France prend donc les devants : « Avec différents organismes, nous menons une étude complète sur toute la zone, pour retracer les émissions en Méditerranée et leurs retombées », explique ainsi Damien Chevallier. Les résultats seront ensuite déposés en octobre devant l’OMI.

Très concerné par le sujet, Saïd Ahamada, député des 15e et 16e arrondissements de Marseille et rapporteur de la Commission des affaires maritimes à l’Assemblée nationale, estime que les choses vont plutôt dans le bon sens : « Tous les acteurs que j’ai vus sont conscients qu’il faut aller vers un meilleur carburant. » Ainsi, Costa Croisières a annoncé que ses deux prochains paquebots seraient alimentés au GNL. Le premier d’entre-eux devrait accoster à Marseille à partir de 2019. CMA CGM, un des leaders mondiaux du transport maritime de marchandises, dont le siège est à Marseille, s’est aussi engagé à nourrir ses neuf prochains porte-conteneurs avec cette énergie moins polluante. Malgré ces quelques initiatives, la conversion prend du temps. Selon Christine Cabau-Woerhel, « il faut désormais qu’une filière se mette en place ».

Toutefois, pour des raisons techniques, les bateaux les plus anciens, principalement les rouliers (transportant des camions) ne pourront pas se convertir à cette énergie. Pour ceux-là, c’est plutôt l’équipement en scrubbers qui permettra de réduire leur pollution. Et enfin, pour les ferries, très nombreux à accoster à Marseille, l’électrification à quai est une solution qui a le vent en poupe. Les navires de la Méridionale, qui assurent des liaisons avec la Corse et l’Italie, peuvent déjà se brancher à quai et ce devrait être le cas pour la compagnie Corsica Linea en 2019, évitant ainsi de laisser tourner leurs moteurs.

Les inquiétudes des citoyens persistent

Mais malgré ces mesures, les habitants des quartiers nord redoutent toujours de continuer à tousser. Notamment à cause d’un projet de réaménagement du port qui devrait aussi avoir pour conséquence d’amener les ferries à destination du Maghreb, plus anciens et plus polluants, à proximité de leurs habitations. Surtout, M.et Mme Pellicio voudraient une enquête épidémiologique de l’Agence régionale de santé. « Difficile, explique Dominique Robin, le président d’Air Paca, faute de puissance statistique nécessaire pour évaluer les impacts de cette pollution. Mais sur l’ensemble des ports de Méditerranée, il y aurait sûrement des données à exploiter. » En Corse, à Nice et Toulon, des associations se mobilisent aussi sur le sujet.

En attendant, l’association chargée de la surveillance de l’air, en collaboration avec le Laboratoire Chimie Environnement de Marseille, mène cet été un programme de mesures exceptionnel dans les quartiers nord, afin de mesurer le niveau d’impact sur les populations par des composés organiques volatils, des particules fines et ultrafines. « L’année prochaine nous essaierons d’identifier la contribution des différentes sources : le transport, le chauffage et l’industrie », ajoute Dominique Robin. Des mesures sont aussi réalisées à Nice, ville portuaire également concernée.

Sur tous les fronts, les initiatives semblent être présentes pour agir sur la pollution maritime. Mais entre le temps nécessaire pour une conversion plus vertueuse des armateurs, l’évolution de la réglementation internationale et la mise en place de nouveaux circuits d’approvisionnement énergétiques, cette latence est bien évidemment trop importante pour les riverains du port. Alors, ils réclament a minima davantage de dialogue avec le GPMM. « Nous sommes inquiets », confie Denis Pelliccio. « Pour le moment, on ne sait pas où on va. On veut des instances de concertation pour savoir ce que le port veut faire et pas ce qu’il a décidé de faire. » En juin, grâce au travail de médiation du député Saïd Ahamada, la direction du GPMM a accepté de rencontrer chaque semestre les habitants riverains pour discuter de ses projets. Peut-être l’occasion pour eux de commencer à y voir un peu plus clair à travers les panaches de fumées.