Pour planifier une reprise économique mondiale, il est temps de tourner la page de l’inégalité

Ces dernières semaines, des images choquantes ont émergé de cadavres abandonnés dans les rues de la ville de Guayaquil en Équateur. La ville n’était même pas préparée pour assurer l’enlèvement des corps au cours de la pandémie de la maladie à coronavirus. Ce qui n’a pas été évoqué dans la plupart des médias internationaux, c’est qu’avant cette pandémie, l’Équateur avait réduit ses dépenses de soins de santé et procédé à une série de licenciements au sein de son ministère de la Santé. Entre 2019 et 2020, près de 8 % du personnel a été licencié. Avec des coupes budgétaires de cette envergure, il n’est pas surprenant que les autorités sanitaires n’aient pas été en mesure de coordonner une réponse rapide. L’Équateur est un exemple parfait de la façon dont les institutions financières internationales ont créé des vulnérabilités et accru les inégalités.

Ces coupes budgétaires agressives s’inscrivaient dans le cadre d’un programme de prêts du Fonds monétaire international (FMI) qui a entraîné la réduction des dépenses liées à l’emploi public d’un milliard de dollars US sur trois ans. Avant cette crise, une campagne agressive de répression des manifestations contre ces mesures avait déjà fait de nombreuses victimes. Ironie du sort, l’épidémie en Équateur est étroitement liée au grand nombre d’Équatoriens vivant en Espagne revenus au pays pour les vacances. Nombre de ceux qui ont émigré en Espagne sont partis lors d’une précédente crise économique liée aux programmes du FMI dans les années 1990 et 2000, qui a fini par provoquer la dollarisation de l’Équateur et a anéanti les économies de la majorité de la population. L’effondrement de l’économie équatorienne durant cette période a entraîné le départ d’environ 700.000 citoyens du pays, principalement vers l’Espagne.

Les politiques préconisées par le FMI en Équateur s’inscrivent dans une méthodologie plus large. Même si le Fonds et la Banque mondiale ont quelque peu modifié leur discours par rapport à l’époque du consensus de Washington, ces institutions continuent de promouvoir le même type de politiques qui réclament l’austérité, la déréglementation et les privatisations. Une analyse de tous les programmes du FMI pour 2016 et 2017 a révélé que 23 des 26 programmes préconisaient des mesures d’austérité et qu’une majorité de pays devaient réduire la masse salariale de leurs fonctions publiques. Ces réductions de la « masse salariale » se traduisent par des licenciements et même des compressions salariales pour les professionnels de la santé. Tant la Banque Mondiale que le FMI ont promu des régimes de protection sociale ciblés privant les gens d’un filet de sécurité adéquat.

Le fait de ne laisser personne sur le bord de la route dans la réponse à la pandémie est plus qu’une simple aspiration : tant que tous les pays ne pourront pas endiguer le virus, personne ne sera à l’abri.

Malheureusement, les problèmes interconnectés liés à l’inégalité et au manque de confiance ont débouché sur du nationalisme au lieu d’un effort de coopération pour réformer le multilatéralisme afin de mieux servir les gens et la planète.

Les réunions de printemps du FMI et de la Banque mondiale se sont déroulées à la mi-avril dans ce contexte de multilatéralisme affaibli et d’interventions aveuglément axée sur la déréglementation. Des accords importants ont été conclus, notamment une grande avancée puisque le groupe des 20 (ou G20) s’est engagé à suspendre le remboursement de la dette des pays à faible revenu s’ils le demandent. Les gouvernements ont également reconstitué le Fonds fiduciaire d’assistance et de riposte aux catastrophes du FMI, qui peut servir à couvrir les remboursements de la dette des pays à faible revenu envers le FMI. Une première série d’allègements supprime six mois de paiements pour 25 pays. Il s’agissait d’une action importante promue conjointement par les syndicats et les entreprises dans le cadre des préparatifs des réunions. La Banque mondiale a créé un nouveau Fonds fiduciaire multidonateurs pour la préparation et la réponse aux situations sanitaires d’urgence afin de mobiliser des ressources supplémentaires pour la réponse et la capacité de résistance future de la santé publique, et les deux institutions fournissent un financement rapide pour renforcer le degré de préparation des pays en développement. Les dirigeants du FMI ont tenu un discours emphatique sur les mesures visant à protéger les revenus, l’emploi et la santé, s’écartant par la même occasion des messages habituels.

Organisées virtuellement en raison des inquiétudes sanitaires et des restrictions relatives aux déplacements, les réunions de printemps 2020 resteront dans les annales comme une étape dans la réponse à la crise.

Mais elles ne feront pas écho au sommet du Groupe des 20 de Londres de 2009, moment où la coordination internationale a triomphé du chaos. D’après les calculs de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) et du FMI, les besoins des pays en développement s’élèvent à 2.500 milliards de dollars US (2.253 milliards d’euros). Les décisions prises lors des réunions de printemps marquent une première étape cruciale pour que les pays n’aient pas à choisir entre le remboursement de la dette et sauver des vies. Cependant, il ne s’agit que d’un sursis temporaire de la dette vis-à-vis des pays du G20 et les pays situés dans la tranche inférieure des pays à revenus moyens n’ont pas pu bénéficier de l’annulation des paiements au FMI. Nombre de ces pays dépendent d’exportations de produits de base, ce qui les place dans une position délicate. Dans une perspective plus lointaine, un nouveau cycle d’allègements de la dette et un processus contraignant de restructuration de la dette souveraine seront nécessaires pour sortir de la crise et atteindre les objectifs de développement durable à l’horizon 2030.

Droits de tirage spéciaux

L’une des démarches les plus rapides et les plus efficaces pour y remédier est l’émission de droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI, un avoir de réserve international. À l’époque de la crise financière mondiale, de nouveaux DTS avaient été émis ; aujourd’hui, ils constitueraient un outil essentiel pour les pays en développement pour éteindre l’incendie causé par les fuites massives de capitaux alors que les investisseurs cherchent un terrain plus sûr. Un renforcement des avoirs de réserve aiderait les pays à éviter l’effondrement de leurs monnaies, de leurs économies et de leurs marchés du travail. Les pays développés pourraient transférer une partie de leurs DTS aux pays en développement afin de soutenir davantage l’emploi, la santé et l’économie réelle. Les réunions de printemps se sont terminées sans progrès en matière de DTS du fait de l’opposition des États-Unis, qui disposent d’un droit de veto au FMI.

Le mouvement syndical mondial a appelé les réunions de printemps à coordonner la réponse immédiate et à créer un plan de reconstruction pour coordonner la relance économique, les mesures de santé publique et l’allègement de la dette. L’objectif est de reconstruire un monde meilleur, capable de résister aux menaces de la maladie, du climat et des perturbations économiques. Si les inégalités, la faiblesse de la demande des consommateurs, la stagnation des salaires, le sous-emploi et le chômage, l’absence de couverture sanitaire et de protection sociale ainsi que d’autres problèmes sous-jacents ne sont pas traités, la reprise ne sera pas possible.

L’heure est venue de tourner la page de l’austérité, des réformes structurelles et des privatisations. Même s’ils étaient plus silencieux que de coutume, ces éléments étaient toujours présents de manière indélébile au cours des réunions de printemps.

Le FMI a encouragé les pays à « dépenser ce qu’ils peuvent, mais de garder les reçus » afin de soutenir les mesures urgentes destinées à contenir la pandémie et la crise tout en préservant l’emploi et les entreprises. Cela signale néanmoins que des réductions des dépenses sont attendues à moyen terme. Le monde a déjà connu cette situation ; lorsque l’esprit du sommet du G20 de Londres s’est effondré et que le FMI a contribué à mettre un terme prématuré aux mesures de relance en raison d’avertissements fallacieux concernant les niveaux d’endettement par rapport au PIB.

Le président de la Banque mondiale, David Malpass, a déjà clairement indiqué que les réformes structurelles visant à réduire les « réglementations excessives » feront partie intégrante de la stratégie de relance de la Banque. Le financement à l’appui des politiques de développement, qui a soutenu des mesures telles que la réduction des services publics et l’augmentation de la fiscalité régressive, est appelé à augmenter en conséquence. Le cas de la République de Géorgie illustre la manière dont ces mesures nuisent à la résilience. La Confédération des syndicats de Géorgie a observé que : « La situation engendrée par la propagation du COVID-19 en Géorgie a une fois de plus révélé les problèmes liés à des années de politique néo-libérale et de fondamentalisme de marché dans le pays ».

La Banque mondiale a promu la participation du secteur privé comme étant la réponse au développement. Plus récemment, elle a utilisé des « diagnostics nationaux du secteur privé » pour encourager la participation du secteur privé dans les domaines de la santé et de l’éducation, et ce, malgré le fait qu’elle reconnaisse les résultats mitigés des partenariats public-privé dans le secteur de la santé. En Géorgie, la Banque mondiale est intervenue tout au long des années 1990 et 2000 dans la réforme du système de santé, notamment par un prêt dans le cadre duquel la filiale « éducation » de la compagnie d’assurance privée américaine Kaiser a joué le rôle de consultant pour un plan directeur hospitalier. Le prêt comprenait un objectif visant à améliorer « l’efficacité du système de soins de santé en réduisant le nombre d’hôpitaux et de personnel dans la ville de Tbilissi ».

La Géorgie s’est lancée dans une expérience radicale de privatisation et de déréglementation dès 2006. Un nouveau plan directeur hospitalier a mis en œuvre une privatisation à grande échelle qui n’a permis de conserver que cinq des 437 hôpitaux publics. Les dernières données montrent 2,6 lits d’hôpital pour 1.000 personnes, par rapport à 5,9 en Europe et en Asie centrale.

En 2007, la Géorgie a reçu le titre de « meilleur réformateur  » dans le rapport Doing Business de la Banque mondiale, en partie grâce à des réformes du droit du travail qui violaient les normes fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT). Il s’agissait notamment de supprimer l’inspection du travail parce qu’elle constituait un obstacle pour les entreprises, ce qui a entraîné une détérioration des conditions de santé et de sécurité. Le nombre d’accidents mortels sur les lieux de travail a augmenté de manière significative.

D’importantes réformes concernant la participation du secteur privé et la déréglementation du marché du travail ont été prises à la Banque mondiale suite à l’intervention de Maxine Waters, présidente de la commission des services financiers de la Chambre des représentants du Congrès américain. Parmi les changements apportés, le Groupe de la Banque mondiale a mis fin au tristement célèbre indicateur du travail du rapport Doing Business et a suspendu les investissements dans l’éducation à but lucratif.

La Géorgie et l’Équateur témoignent des dangers que représente le cocktail de politiques défaillantes promu par les institutions financières internationales et les gouvernements régressifs. Le soutien apporté par la Banque mondiale et le FMI à l’action relative au fardeau de la dette et aux mesures immédiates de réponse à la crise mérite d’être salué, mais celui-ci n’indique pas que ces institutions aient renoncé de manière significative aux mesures d’austérité, de privatisation et de déréglementation qui ont accru les inégalités et n’ont pas réussi à produire une croissance soutenue. Un plan de reconstruction ambitieux devrait permettre de réformer le multilatéralisme en accordant la priorité aux mesures de relance en faveur du plein emploi, aux négociations collectives et aux politiques salariales visant à augmenter les revenus et la demande ainsi qu’à la protection sociale, et ce, afin de ne laisser personne pour compte et à mettre en place des services de santé et des services publics disposant d’effectifs complets.

Cet article a été traduit de l'anglais.