Pour sauver la démocratie du populisme, il faut une politique locale ancrée dans le pouvoir populaire

En 2016, la Grande-Bretagne a soulevé un tollé mondial en votant pour la sortie de l’Union européenne. La victoire étroite (52 % contre 48) des « leavers » ou partisans du Brexit est attribuable, en grande partie, à une campagne de référendum mensongère qui pointait du doigt les migrants et l’UE pour les pires impacts des plans d’austérité mis en œuvre par le Parti conservateur au pouvoir. La campagne pour la sortie de l’UE a également colporté un message anti-establishment centré sur le slogan «Let’s take back control » (reprenons le contrôle), une formule reprise, non sans succès, par Matteo Salvini avec « Les Italiens d’abord », par Donald Trump avec « Make America Great Again » (rendons sa grandeur à l’Amérique), ou encore par Jair Bolsonaro avec « Le Brésil au-dessus de tout, Dieu au-dessus de tous » – tous inspirés par le cri de ralliement « La Hongrie d’abord » qui a aidé le premier ministre autoritariste de la Hongrie, Viktor Orban, à décrocher un troisième mandat en 2018. Chacun de ces populistes a gagné en argumentant que seule une politique nationaliste forte est à même de sauver les « travailleurs ordinaires » des griffes de la mondialisation.

L’ actuelle pandémie de la maladie à coronavirus a mis en lumière la menace existentielle que font peser sur la coopération internationale, la démocratie et le tissu social, les discours incendiaires de personnages tels que Salvini et Trump, qui attisent le racisme antichinois en qualifiant le virus de « virus chinois », le détournement de fournitures médicales destinées à d’autres pays et l’imposition par les dirigeants politiques de lois d’urgence répressives, au nom de la protection du public.

Ainsi, l’importance d’une politique locale centrée sur les personnes n’a jamais été plus pressante. La solidarité, sous forme de réseaux d’entraide, de banques alimentaires, de groupes de soutien en ligne ou d’actions publiques de soutien, représente une planche de salut cruciale pour les communautés locales. À bien des égards, ce processus s’appuie sur une constellation de mouvements qui œuvrent en faveur d’un changement transformateur à l’échelon local, à travers la construction d’un pouvoir participatif, inclusif et démocratique au niveau mondial.

Ces mouvements peuvent globalement être regroupés sous le terme générique de « municipalisme radical », se déclinant sous diverses formes d’initiative citoyenne élus aux mairies ou de régions autonomes autogérées. Le municipalisme radical joint la remunicipalisation, (où des villes reprennent le contrôle de services publics tels que l’eau), avec des outils de démocratie participative ascendante, tels que la budgétisation participative, (où les habitants prennent des décisions à l’échelon local en matière de dépenses publiques).

Les plateformes politiques municipalistes sont connectées aux mouvements sociaux et expérimentent des outils démocratiques tels que les assemblées de quartier, les référendums à l’échelle de la ville et la participation en ligne à la prise de décisions à l’échelle locale.

Barcelone est un exemple central. En 2014, les mouvements sociaux et les partis de gauche ont créé un processus participatif qui visait à prendre le contrôle de la ville. Leur programme était ouvert à la coopération et tirait une grande partie de sa force de l’énergique Mouvement pour le droit au logement de la ville. En mai 2015, Barcelona En Comú, à l’instar de nombreuses autres initiatives similaires dans de plus petites villes d’Espagne, a remporté les élections municipales. Depuis lors, la municipalité de Barcelone a mis sur pied une société de distribution d’énergie contrôlée par la ville, a limité le tourisme afin d’éviter une flambée des coûts du logement, et a privilégié les investissements dans les transports publics par rapport aux véhicules particuliers. En réponse à la pandémie en Espagne (qui au moment de la publication était l’un des pays les plus durement touchés par le coronavirus), la municipalité de Barcelone a annoncé un moratoire sur les loyers des logements sociaux municipaux, ainsi qu’un gel des expulsions, et a appelé à la mise en œuvre de mesures similaires dans le reste du pays.

En Écosse (où 62 % des électeurs voulaient rester au sein de l’Union européenne), des centaines de communautés ont montré comment reprendre le contrôle avant-même que la pandémie ne se soit déclarée. Grâce aux projets d’énergie éolienne, hydroélectrique et photovoltaïque communautaires dans l’ouest de l’Écosse et au-delà, des îles proches du littoral comme Gigha, Canna et l’archipel des Orcades – des endroits qui dépendaient jusqu’à il y a peu de groupes électrogènes au diesel – sont aujourd’hui en mesure de produire une grosse partie de l’approvisionnement électrique local. Une partie de l’énergie est revendue sur le réseau national britannique, permettant ainsi de générer du revenu pour subvenir aux transports, aux soins sociaux et autres. Dans le même temps, les énergies renouvelables gérées par la communauté soutiennent l’emploi, les entreprises et les services locaux, et contribuent à réduire le coût de l’énergie. Tout ceci contribue à alléger le coût relativement élevé de la vie dans les régions reculées et rurales, et donc à freiner le déclin des communautés et le dépeuplement.

Lutter contre les oppressions et affronter l’extrême droite

Le municipalisme radical consiste également à lutter contre les oppressions. Comme la lutte féministe en cours en Espagne contre le sexisme et la violence sexiste, institutionnalisée par la municipalité de Barcelone : des panneaux antisexistes et anti-harcèlement ont été installés partout dans la ville et des cellules de soutien contre le harcèlement sont prévues lors des événements organisés par la municipalité. En outre, les agents de sécurité des boîtes de nuit sont formés pour reconnaître le harcèlement et intervenir le cas échéant, alors que les services de lutte contre la violence domestique ont été renforcés davantage pendant le confinement du coronavirus, avec ce message de la maire de Barcelone, Ada Colau, adressé aux victimes de la violence domestique : « Vous n’êtes pas seules. »

De même, la municipalité permet de porter la réflexion au-delà des limites de l’État-nation, de sorte qu’une notion comme celle de « voisin » puisse remplacer celle de « citoyen », à laquelle un statut élevé est généralement attribué. Barcelone, en réseau avec d’autres villes, a offert un sanctuaire aux réfugiés, allant, par-là même, à l’encontre des politiques anti-immigration du gouvernement espagnol et de l’Union européenne. Pendant ce temps, aux États-Unis, dans la ville de Jackson, dans le Mississippi, un projet appelé Cooperation Jackson crée une économie solidaire basée sur les coopératives, la démocratie participative et les terres communautaires. Cela ouvre une voie permettant à la communauté majoritairement afro-américaine de la ville d’échapper au racisme structurel créé pendant l’esclavage, qui s’est étendu au travers d’une ségrégation violente et perdure encore à l’heure actuelle dans tous les domaines, du complexe carcéro-industriel aux préjugés raciaux sur le marché du travail.

En 2012, la population majoritairement kurde de Rojava, dans le nord de la Syrie, a déclaré son autonomie suite à l’entrée en guerre du pays en 2011. Des assemblées locales démocratiques auparavant secrètes et dirigées par des femmes ont commencé à tout organiser, des soins de santé à l’éducation. Cette forme de municipalisme radical se nomme confédéralisme. La penseuse municipaliste Debbie Bookchin en a avancé la définition suivante dans la revue ROAR : « Structure d’organisation sociale permettant à différentes races, ethnies et religions de coexister de manière non sectaire, la confédération s’inscrit en opposition directe au projet d’ “unité” et d’homogénéité du peuple de l’État-nation. »

Le Rojava œuvre d’arrache-pied à la création d’une cohésion ethnique, où différentes religions et différents peuples cohabitent suivant le principe de la coopération démocratique.

Il s’agit d’un endroit où les réfugiés de toute la Syrie sont les bienvenus. Cela contraste nettement avec la Turquie du président Recep Erdoğan, où les opposants politiques, les journalistes et autres critiques sont incarcérés, où la liberté syndicale et la liberté de réunion sont constamment menacées et où l’impunité est généralisée. En octobre 2019, la Turquie a envahi le territoire autonome sous prétexte de vouloir créer une « zone de sécurité » sur le flanc syrien de la frontière turque, en déplaçant la population kurde et en installant à sa place dans cette zone des réfugiés arabes. Ce processus a été mené avec la complicité de l’UE : jusqu’à récemment, l’UE payait la Turquie pour empêcher les réfugiés de pénétrer en Europe.

La stigmatisation des migrants a trouvé ces dernières années un soutien important chez les populistes de droite en Europe, notamment en Italie où le parti d’extrême droite de la Ligue s’est vu propulsé au sein d’un gouvernement de coalition nationale entre 2018 et 2019. Malgré un changement de gouvernement, la menace de l’extrême droite persiste. Cependant, la ville de Bologne, dans le nord du pays, est forte d’une longue tradition de résistance au fascisme. Celle-ci trouve aujourd’hui son écho dans le « mouvement des sardines » – un nouveau mouvement de base antipopuliste largement considéré comme ayant déjoué la Ligue de Matteo Salvini aux élections régionales de janvier dernier – et le parti municipaliste Coalizione Civica (CC ou Coalition civique).

En 2016, le parti CC a remporté deux sièges et rejoint une coalition au gouvernement municipal, et en 2018, elle a introduit des règles visant à empêcher explicitement les défilés fascistes, les lois italiennes à cet effet étant fréquemment ignorées. Au gouvernement municipal, le CC œuvre aux côtés des mouvements sociaux à la résolution de problèmes tels que la crise du logement et le travail précaire. Le travail du CC démontre la manière dont le municipalisme peut soutenir les mouvements antifascistes dans la rue, tout en s’attaquant aux crises sociales qui contribuent à ce que l’extrême droite trouve des soutiens.

Alternatives au néolibéralisme

Les démagogues de droite gagnent également en popularité sur d’autres continents. Depuis qu’il est devenu président du Brésil en 2019, Jair Bolsonaro a durci la violence étatique et sociétale contre les populations afro-brésiliennes, indigènes et LGBT, entre autres. La politique locale procure, là encore, un espace essentiel pour la résistance et les alternatives. La conseillère municipale Marielle Franco, assassinée en mars 2018, a été élevée au statut d’icône pour son engagement en défense des communautés marginalisées. Originaire de Maré, une des favelas de Rio, Marielle Franco était d’ascendance afro-brésilienne et ouvertement bisexuelle. Dans la guerre culturelle qui verrait Jair Bolsonaro accéder à la présidence, Marielle Franco s’est battue contre ces oppressions entrecroisées.

Elle était issue des rangs du Parti socialisme et liberté (Partido Socialismo e Liberdade, PSOL), ce qui lui a permis de figurer parmi une cohorte d’autres outsiders politiques élus en 2016. Ces élus siègent aux commissions des droits humains, dénoncent les attaques contre les communautés marginalisées et luttent contre la dégradation des droits. Agissant depuis le niveau municipal, les conseillers du PSOL imaginent un autre Brésil, au-delà des préjugés, fondé sur l’inclusion sociale, le soutien aux mouvements sociaux et la mise en œuvre de programmes de soutien aux droits au logement, à l’éducation et au développement des transports publics.

L’approche politique du PSOL en fait un parti municipaliste radical. Mettant l’accent sur le rôle clé de la politique locale dans la création d’un changement durable, les membres du PSOL sont issus de divers mouvements sociaux de base et réalisent leurs programmes selon l’approche du crowdsourcing ou production participative, avec le soutien financier du public. Le PSOL organise également à travers le Brésil des « candidatures collectives », où des groupes de personnes issues de communautés sous-représentées s’unissent pour obtenir un siège. Au niveau national, le PSOL a conduit la campagne de pétition (plus d’un million de signatures recueillies) visant à la destitution de Jair Bolsonaro pour son déni dangereux de l’épidémie actuelle, qu’il a tourné en dérision en qualifiant la maladie de « petite grippe » et en adoptant une série de politiques nationales inadéquates en réponse à la pandémie.

À la fin des années 1970, lorsque la politique était dominée par le néolibéralisme, le Chili est devenu le laboratoire d’une forme extrême de capitalisme de libre-marché. Le régime sanguinaire du général Augusto Pinochet (1973-1990) montre une continuité entre les démagogues d’aujourd’hui et ce qui a précédé. Bien que la dictature chilienne ait pris fin, les mêmes élites et les mêmes politiques économiques prévalent toujours. Le président Sebastian Piñera était déjà considéré comme l’« héritier » de Pinochet même avant la répression meurtrière des manifestations de masse à partir d’octobre 2019.

Si ces mouvements protestataires ont éclaté suite à la hausse des tarifs de transport, ils portent en réalité sur des enjeux beaucoup plus larges. L’une de leurs principales demandes est qu’un conseil porté par les citoyens rédige une nouvelle constitution et rompe avec le passé.

La mobilisation en 2019 n’est pas partie de rien. L’origine du récent mouvement contestataire peut être retracée aux manifestations étudiantes de 2011-2013, 2006 et 2001, et jusqu’aux manifestations de masse pour les droits des femmes de la dernière décennie. Pour saper le néolibéralisme, il est important de construire la société, de défier l’individualisme et de montrer des alternatives. Depuis 2001, le mouvement étudiant a été propulsé par les assemblées publiques locales – un trait commun du municipalisme radical.

À Valparaiso, deuxième ville du Chili, les mêmes mouvements sociaux émergents ont constitué le Movimiento Valparaíso Ciudadano (Mouvement citoyen de Valparaiso) et ont remporté les municipales de 2016. Le maire Jorge Sharp avait occupé une place centrale dans les manifestations étudiantes de 2011. Bien que le gouvernement national soit toujours responsable de diverses compétences au niveau local, la ville s’efforce d’améliorer la qualité de vie de ses habitants, qu’il s’agisse de réduire les tarifs des transports, de soutenir les soins de santé gérés par les citoyens ou de mettre fin à la sous-traitance des emplois municipaux.

Au Chili, les mesures de confinement signifient que la mobilisation a dû passer de la rue aux petits écrans, ou aux balcons où les protestataires s’expriment désormais par des concerts de casseroles. Si le processus prévu de réforme constitutionnelle est mis en suspens, les idées, elles, ne pourront pas l’être. Il faut plus qu’une simple élection pour permettre au peuple de reprendre le contrôle ; la démocratie est un processus continu qui est revigoré par l’émergence de nouveaux acteurs et mouvements. Le municipalisme radical permet non seulement aux mouvements sociaux d’ancrer le contre-pouvoir et d’utiliser l’imagination collective pour sortir du statu quo, mais il offre également un espace critique pour résister au racisme et au nationalisme de droite. Même avant la crise de la pandémie de coronavirus, des pistes claires étaient ébauchées pour sortir des graves crises politiques, sociales et écologiques que nous traversons. À nous maintenant de trouver la détermination nécessaire pour les traduire dans les faits.