Pourquoi revendiquer la justice fiscale est une lutte à l’échelle mondiale ?

Pourquoi revendiquer la justice fiscale est une lutte à l'échelle mondiale ?

The IMF estimates the total annual global loss of tax revenue due to tax avoidance by transnational companies at more than US$600 billion; US$200 billion of this affects developing countries.

(cc Flickr/Sergey Klimkin)

En redistribuant les inégalités entre les pays et en leur sein, la mondialisation néolibérale a créé des gagnants et des perdants. Comme l’a démontré l’ancien économiste en chef de la Banque mondiale Branko Milanovic, les principaux gagnants de la mondialisation sont les classes moyennes émergentes d’Asie, en particulier en Chine, et le centile le plus riche de la planète, qui a bénéficié de la forte hausse des très hauts revenus. Les perdants sont par contre les classes moyennes des pays industrialisés et les populations les plus pauvres des pays les moins avancés, dont les revenus ont eu tendance à stagner.

Après plusieurs décennies de baisse, les inégalités sociales sont reparties à la hausse dans la majorité des pays industrialisés suite au tournant néolibéral des années 1980. L’insécurité économique croissante des classes moyennes, qui représentent dans les pays industrialisés la majorité de la population active – et donc des électeurs –, a favorisé la montée du repli national-populiste et la remise en cause des fondements de la démocratie libérale.

Les « perdants de la mondialisation » séduits par le discours national-populiste sont moins les plus pauvres, qui ont tendance à s’abstenir, que les classes moyennes vivant dans les petites villes des régions désindustrialisées, dont le revenu a moins augmenté que la moyenne nationale et qui ont peur du « déclassement social ».

Des politiques fiscales progressives sont susceptibles de réduire les inégalités, mais l’injustice sociale qui nourrit le ressentiment des perdants de la mondialisation a, au contraire, été exacerbée par l’injustice fiscale.

Une étude empirique de l’évolution de la fiscalité dans 65 pays industrialisés et émergents entre 1980 et 2007, parue dans l’American Economic Review, démontre en effet que la mondialisation a eu pour effet d’augmenter la pression fiscale sur les classes moyennes et de réduire la taxation des plus hauts revenus et des profits des entreprises. La mobilité accrue des entreprises et des plus hauts revenus, favorisée par la mondialisation, a incité les gouvernements à les attirer par une fiscalité plus favorable. En contrepartie, les gouvernements ont taxé davantage les travailleurs à moyen revenu, qui sont moins mobiles.

En matière d’impôt des sociétés, les gouvernements se livrent à une course au moins-disant fiscal dans l’espoir d’attirer les investissements. Le taux moyen de cet impôt est ainsi passé au sein de la zone euro de 35 % à 22 % entre 1995 et 2018. Aux États-Unis, l’Administration Trump a adopté, en décembre 2017, une réforme fiscale impliquant une baisse de l’impôt des sociétés de 35 % à 21 %. À l’échelle mondiale, le taux moyen de l’impôt des sociétés est passé de plus de 40 % à moins de 25 % entre 1980 et 2015. À ce rythme, il atteindra 0 % en 2052.

En matière d’imposition des plus hauts revenus, le taux marginal supérieur de l’impôt des personnes physiques, qui vise à imposer la tranche des revenus la plus élevée, a baissé de 40 % en moyenne dans les pays de l’OCDE, entre 1981 et 2017. Aux États-Unis, il a été réduit de 70 % à 28 % par l’Administration Reagan, avant d’être relevé à 39 % par l’Administration Clinton. Au Royaume-Uni, il a été réduit de plus de 90 % à 40 % par le gouvernement de Margaret Thatcher. Une tendance similaire a été observée en Europe continentale – le taux marginal supérieur est par exemple passé en France de 75 % à 41 % entre 1980 et 2010.

La conséquence de ces politiques est que la baisse de l’impôt des sociétés et du taux marginal supérieur a donc dû être compensée : par une hausse de la taxation des classes moyennes d’une part et par la hausse de la TVA supportée par les consommateurs d’autre part.

L’évasion fiscale : un enjeu de taille

Cette injustice fiscale est à son tour exacerbée par l’évasion fiscale, qui bénéficie essentiellement aux firmes transnationales et aux plus hauts revenus. Les révélations des lanceurs d’alerte relayées par le Consortium international des journalistes d’investigation sur la finance offshore – les OffshoreLeaks, LuxLeaks, SwissLeaks et autres Panama Papers – ont permis d’alerter l’opinion publique sur l’industrie de l’évasion fiscale qui prive les Etats de moyens colossaux et aggrave les inégalités sociales.

En ce qui concerne les personnes physiques, le montant du patrimoine financier détenu par les particuliers dans les paradis fiscaux atteint un montant estimé à 5.600 milliards de dollars – soit 10 % du PIB mondial. À l’échelle mondiale, la perte des recettes fiscales due à l’évasion fiscale des 1 % les plus riches, qui concentrent la majeure partie de l’évasion fiscale des particuliers, est estimée à 200 milliards de dollars par an. Les patrimoines placés dans les paradis fiscaux sont extrêmement concentrés : près de 80 % sont détenus par les 0,1 % les plus riches – et 50 % par les 0,01 % les plus fortunés.

Ajouter ce patrimoine offshore à celui qui est déclaré dans les enquêtes ou les déclarations fiscales aboutit à significativement augmenter la part des 0,01 % dans la richesse nationale de la plupart des pays : la hausse atteint 4 % à 5 % en Scandinavie, entre 30 % et 40 % en France, au Royaume-Uni et en Espagne.

Autrement dit, une fois pris en compte les revenus dissimulés offshore par les très hauts revenus, les inégalités apparaissent nettement plus élevées que celles qu’indiquent les statistiques officielles.

En ce qui concerne les entreprises, près de 40 % des profits des firmes transnationales sont déclarés chaque année dans des paradis fiscaux. La fragmentation des chaînes de production favorisée par la mondialisation a permis aux firmes transnationales de déclarer artificiellement des profits dans des filiales localisées dans des paradis fiscaux, afin d’éviter de payer des impôts dans les pays où ces profits ont effectivement été créés. La perte pour les États représente près de 20 % des recettes de l’impôt des sociétés pour l’Union européenne et 15 % aux Etats-Unis.

À l’échelle mondiale, la perte totale de recettes fiscales due à l’optimisation fiscale des firmes transnationales est estimée par le FMI à plus de 600 milliards de dollars par an, dont 200 milliards pour les pays en développement.

L’alternative de la justice fiscale

Mondialiser la justice fiscale permettrait de réduire les inégalités, de répondre à la fatigue démocratique et de mobiliser des moyens pour investir dans la transition écologique et sociale.

En ce qui concerne les particuliers, rétablir l’équilibre entre la taxation des revenus du travail et du capital et entre les classes moyennes et les plus hauts revenus nécessite de globaliser l’ensemble des revenus des personnes physiques – qu’ils soient issus du travail ou du capital – pour les imposer au même taux progressif. Relever le taux marginal supérieur et instaurer un impôt progressif sur le patrimoine permettraient en outre d’enrayer la concentration excessive des richesses. Mettre fin à l’évasion fiscale qui bénéficie essentiellement aux plus riches nécessite en outre d’instaurer un mécanisme multilatéral d’échange automatique d’informations fiscales, mais aussi d’imposer un registre public des véritables bénéficiaires des sociétés, afin d’empêcher les transferts frauduleux d’épargne offshore par le biais de société-écrans.

En ce qui concerne les entreprises, enrayer la course au moins-disant fiscal implique d’instaurer un taux minimum d’impôt des sociétés à l’échelle internationale. Mettre fin à l’optimisation fiscale des firmes transnationales nécessite, en outre, de leur imposer la publication d’un rapport détaillant leurs activités pays par pays, afin d’être en mesure de taxer de manière unitaire les profits de l’ensemble des groupes multinationaux, après les avoir répartis entre les différents pays où les activités ont effectivement eu lieu.

De telles mesures ont été initiées, ou sont en discussion, au sein de l’Union européenne et de l’OCDE. Mais le chemin est encore long et c’est à l’échelle mondiale que les décisions devraient idéalement être prises.

Pour cela, il est important d’informer et de mobiliser les citoyens qui sont affectés de plus en plus par les conséquences économiques et politiques de l’injustice fiscale. Les décideurs politiques doivent être interpellés sur ces questions par des campagnes et des mobilisations citoyennes, comme celle lancée en Belgique par le Centre national de coopération au développement (CNCD-11.11.11) et le Réseau justice fiscale, pour qu’ils fassent de la justice fiscale une réalité à l’échelle nationale, européenne et mondiale.

This article has been translated from French.