Projet de mégafermes porcines chinoises en Argentine : opportunité économique ou catastrophe socio-environnementale en perspective ?

Projet de mégafermes porcines chinoises en Argentine : opportunité économique ou catastrophe socio-environnementale en perspective ?

Mobilisées devant le siège du gouvernement à Buenos Aires, des organisations de la société civile et de défense de l’environnement protestent contre le mégaprojet d’élevage porcin. Cette image du 31 août montre des manifestants portant un masque à tête de cochon sur lequel est écrit « Basta les fausses solutions ».

(AFP/Juan Mabromata)

Le 6 juillet 2020, le ministre argentin des Affaires étrangères, du Commerce international et du Culte, Felipe Solá, a annoncé la signature imminente d’un protocole d’accord avec le gouvernement chinois. Celui-ci vise à attirer des capitaux privés en vue de l’implantation, dans un délai de huit ans, de 25 mégafermes porcines qui permettraient d’élever un cheptel de 100 millions de porcs dans le pays, soit 14 fois plus qu’aujourd’hui, et de produire 9 millions de tonnes de viande de cochon par an, pour l’exportation vers la Chine.

L’annonce a suscité l’inquiétude d’une partie de la société argentine. La communication officielle a été suivie, à peine deux semaines plus tard, de la publication d’une déclaration sous forme de pétition intitulée « Nous ne voulons pas devenir une usine à cochons pour la Chine, ni une usine à nouvelles pandémies ». La campagne a déjà recueilli plus d’un demi-million de signatures, dont celles d’un large éventail d’organisations écologistes et sociales, ainsi que de chercheurs et de journalistes.

Le manifeste a donné le coup d’envoi d’une intense campagne qui a culminé le 25 août, lorsque plus de 200 organisations socio-environnementales, dans 23 des 34 provinces argentines, ont organisé une journée d’expression nationale qui, tout en s’accommodant aux restrictions imposées par la pandémie, ont inventé de nouvelles formes de mobilisation citoyenne. Par la suite, le ministère des Affaires étrangères a annoncé qu’il reportait la signature de l’accord au mois de novembre et a modifié le texte du premier communiqué officiel : les instances ministérielles ont invoqué une simple erreur, affirmant qu’il s’agissait en fait de 900.000 tonnes et non de 9 millions de tonnes. La Casa Rosada [le siège du gouvernement, ndlr] n’a toujours pas signé le protocole, bien que cela n’ait pas empêché le gouvernement de la province du Chaco de souscrire un accord de coopération avec la société chinoise Feng Tian Food portant sur l’exploitation de 15 mégafermes d’une capacité de 2.400 truies chacune.

« Pris de court par la véhémence de la revendication sociale, le gouvernement d’Alberto Fernández a décidé de revoir à la baisse l’ampleur du projet, même s’il ambitionne à terme d’en repousser les limites jusqu’à devenir le principal exportateur de porc vers la Chine », explique Maristella Svampa.

Cette sociologue est co-autrice de l’ouvrage 10 mitos y verdades de las megafactorías de cerdos que quieren instalar en Argentina (Dix mythes et vérités sur les mégafermes porcines qui souhaitent s’implanter en Argentine).

L’accord avec les autorités chinoises pourrait ainsi s’ajouter au débouché commercial que supposerait pour l’industrie porcine du pays l’approbation éventuelle du traité entre l’Union européenne et le Mercosur. Celui-ci instituerait, en effet, un quota pour l’entrée en Europe de la viande de porc en provenance d’Argentine et d’autres pays du Mercosur. Bien que ce quota ne soit pas très élevé – 25.000 tonnes par an pour l’ensemble du Mercosur – cela représente néanmoins, comme le souligne M. Svampa, une porte ouverte. D’une production de porc quasi anecdotique, l’Argentine passerait au rang de puissance mondiale du secteur.

Le 30 août, c’est sur son compte Twitter que le ministère des Affaires étrangères annonçait le report de la signature : « Nous avons notamment intégré dans le protocole d’accord avec la Chine un article garantissant le respect des lois sur la protection de l’environnement, des ressources naturelles et de la biosécurité. Raison pour laquelle sa signature est reportée au mois de novembre. » Le tweet a suscité perplexité et méfiance : « Doit-on comprendre qu’au début, il n’était nullement question de se conformer à la législation environnementale ? », s’interroge l’avocat et défenseur de la souveraineté alimentaire Marcos Filardi, qui met en cause l’opacité dans laquelle se déroulent les négociations.

Zoonose et nouvelles pandémies

« Les élevages industriels représentent un modèle cruel et non durable et sont des incubateurs pour de nouveaux virus », poursuit l’avocat. Il existe en effet pléthore de preuves scientifiques permettant de faire le lien entre les zoonoses – c’est-à-dire des maladies qui proviennent de virus qui, comme le coronavirus SRAS-Cov-2, se transmettent d’une espèce animale à l’être humain – et les mégafermes, où les animaux vivent entassés dans des conditions qui affaiblissent leurs défenses. Or, le risque de zoonoses est particulièrement pertinent compte tenu de la similarité générique entre le porc et l’être humain. De fait, des cas de mutations virales ont récemment été relevés en Chine et au Brésil.

Dans ces types d’exploitations qui, plus que des fermes, sont de véritables méga-usines de production de viande, les animaux vivent dans des conditions épouvantables, tel que documenté par le journaliste Aitor Garmendia dans diverses porcheries industrielles en Espagne : manque de mobilité, maladies liées aux conditions d’hygiène et à l’entassement, voire le non-enlèvement de cadavres d’animaux en décomposition. De telles conditions créent un cadre propice à la prolifération des maladies, si bien que des quantités importantes d’antibiotiques sont régulièrement administrées aux animaux, malgré l’avis de la communauté scientifique qui avertit, depuis des années, du risque de voir les bactéries devenir de plus en plus résistantes. Si cette résistance continue à évoluer au rythme actuel,on estime que d’ici 2050, plus de dix millions de personnes dans le monde pourraient mourir d’infections qui auraient auparavant été traitées à l’aide d’antibiotiques.

C’est précisément le lien entre les mégafermes et la prolifération des maladies qui explique l’intérêt de la Chine pour l’externalisation de sa production de viande.

En 2019, une épidémie de peste porcine africaine (PPA) avait contraint la Chine à abattre entre 180 et 250 millions de porcs. « La Chine a essayé de s’approvisionner auprès de pays limitrophes, comme le Vietnam, mais là aussi une épidémie a éclaté, de même qu’en Allemagne, alors que l’Amérique latine demeure pour l’instant exempte de PPA. La Chine cherche de toute évidence à externaliser les risques de zoonoses, tout en sécurisant l’approvisionnement en viande de sa population, lequel constitue un enjeu politiquement très sensible pour le régime », a conclu M. Filardi

Impacts sur la santé et le travail rural

Partout où de telles mégafermes ont été implantées, des cas de contamination de l’eau et d’impact sur la santé des travailleurs et de la population locale ont été documentés, se traduisant notamment par une augmentation des maladies pulmonaires. Il s’agit en outre d’un modèle à forte intensité de capital, mais à faible intensité d’emploi, qui finit par porter préjudice aux petits et aux moyens éleveurs. C’est ainsi que des représentants du secteur en Argentine ont rencontré le secrétaire d’État aux relations économiques internationales du ministère des Affaires étrangères, du Commerce international et du Culte, Jorge Neme, pour lui présenter un projet alternatif qui, au lieu de créer 25 mégafermes de 12.000 truies chacune, repose sur des exploitations de taille moyenne qui génèrent plus d’emplois et sont plus durables. M. Neme a rétorqué : « Si Toyota proposait d’investir dans la production d’une Hilux [un 4x4] dans le pays, on ne pourrait pas proposer en contrepartie de fabriquer des mobylettes [motos] pour les pauvres. »

Qui plus est, les animaux entassés dans les mégafermes sont alimentés à base de soja et de maïs. En effet, la majeure partie du soja exporté par l’Argentine est destinée à l’alimentation des porcs en Chine et dans l’Union européenne. En conséquence, l’autre risque majeur associé au projet tient à l’intensification du modèle agroindustriel dans un pays où 60 % des terres cultivées sont dédiées au soja génétiquement modifié.

« Derrière ce modèle se cachent une utilisation abusive de produits phytosanitaires toxiques, la fumigation de zones habitées, la pollution, les maladies, la résistance bactérienne, la déforestation de forêts indigènes et l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre : précisément tout ce que nous voulons éviter », a conclu M. Filardi.

D’où aussi l’inquiétude que suscite la présence de Felipe Solá à la tête du ministère des Affaires étrangères. Ce dernier occupait le poste de ministre de l’Agriculture, au milieu des années 1990, lorsque a été approuvée la commercialisation des semences de soja transgénique et qu’a été institutionnalisé le cadre juridique qui a transformé l’Argentine en l’un des principaux producteurs mondiaux de soja génétiquement modifié.

En réponse à ces préoccupations, Jorge Neme a déclaré que l’Argentine est dotée d’un secteur agricole « qui depuis des années produit des aliments de haute qualité » et qu’elle est l’un des pays au monde dont « l’agriculture est la plus respectueuse de l’environnement ». La réaction de la sociologue Maristella Svampa a été sans ambages : « Les déclarations de M. Neme sont d’un cynisme impardonnable. L’Argentine se heurte à un grave problème socio-environnemental découlant de son modèle de production de soja. Si au cours des dernières années, la surface cultivée a augmenté de 50 %, l’utilisation de glyphosate et d’autres agrotoxiques a augmenté de 1.000 %. L’Argentine est désormais le premier pays au monde en termes d’utilisation de produits agrochimiques par habitant, ce qui a engendré de graves répercussions sur la santé des organismes et des territoires, comme l’ont démontré diverses études scientifiques et enquêtes menées par des médecins dans les localités fumigées. »

Écologie populaire

La mobilisation populaire s’est poursuivie sous le mot d’ordre : « Ni avec la Chine, ni avec personne d’autre ; ni en novembre, ni jamais ». Le 9 novembre, des centaines d’organisations ont organisé une nouvelle journée d’action qui, dans la ville de Buenos Aires, a inclus un rassemblement populaire, un festival et une veillée. « Cette problématique met en lumière l’émergence d’une mouvance socio-environnementale très large et hétérogène, formée de différents courants qui luttent contre le néo-extractivisme et en faveur de la souveraineté alimentaire et du droit à la terre, y compris des collectifs animalistes, où les jeunes des villes de tout le pays jouent un rôle fondamental et constituent ce que l’on pourrait appeler un environnementalisme ou une écologie populaire », explique Mme Svampa.

Mais alors que la mobilisation citoyenne autour des enjeux socio-environnementaux s’intensifie, l’État argentin fait preuve d’une inertie de plus en plus marquée dans sa quête de devises étrangères axée sur l’exportation de matières premières, et ce face à une conjoncture économique et monétaire particulièrement difficile.

« Le discours officiel affirme qu’il est nécessaire d’attirer des dollars pour surmonter la crise, or nous savons que ce modèle est basé sur la privatisation des profits et la socialisation des pertes : cela a été démontré par le modèle du soja, qui s’est accompagné d’un intense processus de concentration des terres et d’une réduction du nombre d’exploitations », explique Mme Svampa.

De plus en plus de terres pour l’agro-industrie, mais aux mains de moins en moins d’éleveurs. De même, conclut la sociologue, « le modèle des mégafermes d’élevage profitera aux grands capitaux nationaux et chinois, mais est loin de bénéficier aux petits et moyens producteurs. Il s’agit d’un modèle qui, à court terme, peut générer des dollars pour un pays aussi nécessiteux que l’Argentine, mais qui, à moyen terme, se révélera sans aucun doute catastrophique. »

Cet article a été traduit de l'espagnol.