Qu’attend le Canada pour faire face au féminicide ?

Qu'attend le Canada pour faire face au féminicide ?

Women attend the closing ceremony of the National Inquiry into Missing and Murdered Indigenous Women and Girls on 3 June 2019 in Gatineau, Quebec, Canada.

(Reuters/Chris Wattie)

Alors que la société civile, les militants, les gouvernements et les Nations unies considèrent 2020 comme une année cruciale pour faire avancer les droits des femmes et l’égalité des genres, la crise du féminicide au Canada – autrefois pays phare de l’égalité entre les hommes et les femmes – met en lumière le long chemin qu’il reste à parcourir.

Toutes les 72 heures, une femme ou une jeune fille est assassinée au Canada – un chiffre qui n’a pas évolué en 40 ans – et chaque semaine, une femme est assassinée par son partenaire.

Au mois de mars, la 64e session de la Commission de la condition de la femme évaluera la mise en œuvre du programme d’action de Beijing, ainsi que les défis actuels. Considéré comme le cadre international le plus large pour promouvoir les droits des femmes, le programme de Beijing couvre 12 domaines d’importance cruciale, parmi lesquels la violence à l’égard des femmes.

Lorsque ce dernier a été adopté en 1995, le Canada était le meilleur élève sur l’échelle de l’indice d’inégalité de genre des Nations unies. En 2015, l’année où Justin Trudeau est devenu Premier ministre du premier gouvernement canadien à se déclarer ouvertement féministe et soucieux du respect de la parité entre les hommes et les femmes, le pays a reculé à la 25e place.

En 2019, 136 femmes et jeunes filles ont été tuées par la violence au Canada. Dans 59 % des cas, l’homme incriminé est l’ancien ou l’actuel partenaire de la victime, selon l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation. Cet observatoire suit les cas de féminicide, qu’il définit comme étant le meurtre d’une femme ou d’une fille perpétré principalement par un homme (mais pas uniquement), afin de comprendre à la fois les motivations et les circonstances, et contribuer ainsi à prévenir le passage à l’acte.

Pour les groupes fortement exposés au risque de violence, ces chiffres ne sont guère surprenants, en particulier lorsqu’il s’agit de femmes et de filles autochtones, pour lesquelles le nombre de cas de violence, de disparition et d’assassinat est nettement plus élevé.

Le nombre de femmes et de filles disparues ou assassinées, lequel demeure inconnu, « est l’une des réalités les plus honteuses du Canada », explique Vicky Smallman, directrice pour les droits des femmes et les droits humains auprès du Congrès du travail du Canada (CTC). Les données disponibles n’offrent qu’un aperçu limité de la situation, étant donné que nombre de cas ne sont jamais enregistrés. Pourtant, selon certaines estimations, le nombre de cas au cours de ces dernières décennies pourrait être supérieur à 4.000.

Dubravka Šimonović, rapporteuse spéciale des Nations unies sur la violence contre les femmes, souligne avec inquiétude : « Les femmes autochtones sont confrontées à la marginalisation, à l’exclusion et à la pauvreté en raison de formes de discrimination institutionnelles, systémiques, multiples et croisées qui n’ont pas été traitées de manière adéquate par l’État ».

Ce n’est qu’en 2016 que le Canada a adopté la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, soit près de dix ans après son adoption par l’Assemblée générale. Les médias et les politiques telles que la loi sur les Indiens du 19e siècle, toujours en vigueur aujourd’hui, ont nourri et enraciné une forme d’apathie, voire d’hostilité, à l’égard des peuples autochtones, en particulier les femmes et les filles, entraînant une banalisation de la violence et une certaine indifférence quant à leur sort.

Bien que les femmes autochtones ne représentent que 4 % de la population canadienne, elles sont quasiment trois fois plus exposées au risque d’être victimes de violence et six fois plus d’être assassinées que les femmes non autochtones.

Une base de données créée par l’Association des femmes autochtones du Canada montre que les meurtres de femmes et de filles autochtones ont davantage tendance à être classés sans suite – seuls 53 % des cas ont donné lieu à des accusations pour homicide, par rapport à 84 % dans l’ensemble du pays.

Publié l’année dernière, après deux ans et demi d’audiences, le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées appelle à des changements législatifs et sociaux, soulignant que « la tragédie de la violence envers les femmes et les filles autochtones existe depuis des centaines d’années et qu’elle prend racine dans le colonialisme profondément ancré dans le tissu social de ce pays ».

Il révèle également que « les violations persistantes et délibérées des droits de la personne et des droits des Autochtones sont à l’origine des taux effarants de violence envers les femmes » et considérées comme un « génocide à leur endroit ». La formulation a prêté le flanc à la critique, mais Marion Buller, commissaire en chef de l’enquête et juge autochtone à la retraite, a défendu la décision de la commission : « Le type de génocide dont nous parlons, c’est une mort à petit feu ».

Centres d’accueil mis à rude épreuve

Pour les femmes et les filles qui fuient la violence, les centres d’accueil représentent un lieu de protection où tout est mis en œuvre pour assurer leur protection, explique Kaitlin Bardswich, responsable de la communication et du développement auprès de l’organisation Hébergement Femmes Canada.

Ces lieux d’hébergement fournissent également conseils, orientations ou plans de sécurité par le biais de lignes d’écoute téléphonique et créent un effet de ricochet au travers du travail de prévention et de sensibilisation effectué au sein des communautés et des écoles, ajoute Kaitlin Bardswich, ce qui aide à mettre un terme à la violence à l’égard des femmes en général.

Selon la base de données interne de l’organisation Hébergement Femmes Canada, il existe quelque 550 centres d’accueil offrant aux femmes des séjours d’urgence, de courte ou de moyenne durée. Cependant, les problèmes de financement ont une incidence significative sur le travail effectué, laissant nombre d’entre elles en difficulté ou en lutte pour leur survie. Un rapport publié en 2019 par l’organisation, faisant le bilan de la situation des centres d’accueil pour femmes au Canada, révèle que près de trois quarts d’entre eux considèrent l’insuffisance du financement comme un problème de taille, alors que près de la moitié des centres affichent en permanence complets.

L’accès à la protection et aux services n’est pas homogène, vu les importantes disparités qui existent entre les zones rurales et urbaines.

La situation est généralement pire encore au sein des communautés rurales, enclavées et nordiques, dans la mesure où elles enregistrent des taux de violence plus élevés et disposent de moins de ressources en raison de la faible densité de population, explique Kaitlin Bardswich. Couvrant une vaste superficie dans le nord du Canada, les territoires de Yukon et Nunavut enregistrent des pourcentages de violence plus élevés que n’importe quelle autre province du pays, mais ne comptent respectivement que trois et cinq centres d’accueil.

Les problèmes sont différents dans les zones urbaines. La crise du logement abordable au Canada a contraint un grand nombre de femmes à prolonger leur séjour dans les centres d’accueil, entraînant des taux élevés de saturation par manque de place – près de 400 femmes et plus de 200 enfants sont refusés chaque jour, selon la recherche.

Austérité et accès inégalitaire

Si, depuis lors, le Canada s’est hissé à la 12e place de l’indice d’inégalité de genre des Nations unies, Vicky Smallman rappelle néanmoins que les mesures d’austérité introduites au milieu des années 1990 continuent à conditionner les politiques d’aujourd’hui, creusant un large fossé entre les objectifs déclarés et la capacité à prendre des initiatives concrètes et durables : « L’absence de financement stable et de base pour les droits des femmes et les organisations féministes reste un obstacle considérable au progrès et à la responsabilisation ».

Malgré les quelques progrès accomplis au cours de ces dernières années, ajoute Vicky Smallman, le Canada est loin d’atteindre les objectifs fixés dans le programme d’action de Beijing et le programme 2030 pour le développement durable : « Un changement est possible, mais uniquement s’il est bien exécuté. Reste à savoir si nous pourrons aller au-delà des aspects superficiels et instaurer un changement perceptible et durable. »

En 2008, les Nations unies ont demandé à tous les pays de déployer, pour 2015, un plan d’action national de lutte contre la violence à l’égard des femmes. Bien que les experts canadiens réclament un plan depuis plusieurs années, le gouvernement n’a pris aucune initiative dans ce sens jusqu’à ce jour.

En 2017, le gouvernement fédéral a lancé une Stratégie pour prévenir et contrer la violence fondée sur le sexe. Comme l’explique Myrna Dawson, professeure de sociologie à l’université de Guelph et directrice exécutive de l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation : « Cette stratégie, largement considérée comme un pas en avant, ne s’est pas attaquée aux inégalités dans les services du pays ni aux solutions possibles. Cela pose problème. L’accès à la justice ou aux services essentiels pour lutter contre ce qui est aujourd’hui considéré comme un problème de santé publique ne devrait pas dépendre de qui vous êtes ou de l’endroit où vous vivez. »

Le manque de cohérence et l’approche fragmentaire de la stratégie ont été soulignés par la rapporteuse Dubravka Šimonović, à la suite de sa mission au Canada en 2018. Cette dernière a appelé le Canada à adopter un plan d’action national global complet pour lutter contre la violence à l’égard des femmes et préconisé la mise en place d’un plan distinct pour traiter spécifiquement la situation des femmes et des filles autochtones.

En 2015, 22 organisations nationales et provinciales, notamment le CTC et Hébergement Femmes Canada, ont publié un Modèle de Plan d’action national sur la violence faite aux femmes et aux filles, adopté depuis lors par 150 autres organisations.

Plusieurs signes laissent à penser qu’un plan d’action national pourrait finalement être mis en œuvre : le gouvernement actuel a promis de dégager 30 millions de dollars canadiens à cette fin (environ 21 millions d’euros) dans son dernier programme électoral, tandis que plusieurs ministres ont été mandatés pour travailler dans ce cadre. Le travail du CTC, explique Vicky Smallman, consiste aujourd’hui à « s’assurer de la bonne utilisation de cet argent en utilisant le plan que nous avons établi ».

Pour Myrna Dawson, l’adoption d’un plan d’action national nécessite une reconnaissance politique du problème, une volonté politique et un engagement à y apporter des solutions : « Notre gouvernement fédéral s’étant déclaré ouvertement "féministe", nous espérions que ce serait l’occasion de mettre en place un plan d’action national. Nous l’attendons toujours. »

Autosatisfaction mise en cause

La violence à l’égard des femmes n’était pas une question à l’ordre du jour lors des élections fédérales de 2019 et aucun débat n’a plus eu lieu concernant les droits des femmes et l’égalité des genres depuis 35 ans.

Au mois de juin dernier, l’Organisation internationale du Travail (OIT) a adopté la Convention relative à la violence et au harcèlement sur le lieu de travail, premier traité international de ce type, rappelant dans son message que la violence et le harcèlement fondés sur le genre sont omniprésents et inacceptables. La CTC a joué un rôle de premier plan dans les négociations et Vicky Smallman demeure convaincue que le Canada ratifiera cette convention : « Nous devons simplement faire en sorte que cela se produise en 2020 ».

Pour Myrna Dawson, qui reconnaît que le Canada semble plus complaisant que certains autres pays, il est indispensable de renforcer le mouvement des femmes pour lutter contre le féminicide.

Mais le plus grand défi que rencontre notre pays, précise-t-elle, consiste à éliminer les structures sociales qui créent et perpétuent les conditions propices à la violence : « Nous avons besoin d’une réforme sociétale à grande échelle et d’une planification à long terme qui, jusqu’à ce jour, n’a jamais été envisagée par nos dirigeants ».

Mettre un terme au drame du féminicide implique également d’interroger leur propre rôle dans la perpétuation de la violence.

Dans une interview accordée à CBC News l’an dernier, Niigaan Sinclair, écrivain anichinabé et professeur associé en études autochtones de l’université du Manitoba, explique que tout le monde doit avoir conscience de l’incidence du colonialisme, passée et présente, sur les peuples autochtones, qui a conduit à une « ignorance bien-pensante » au sein d’une grande partie de la population canadienne.

Myrna Dawson explique également que les stéréotypes négatifs et les attitudes qui consistent à faire porter la responsabilité aux victimes et à accorder des circonstances atténuantes aux auteurs des faits, entretiennent un climat propice à la violence à l’égard des femmes et des filles : « Si vous soutenez, comme je le pense, que la violence fait partie de notre culture, alors nous devons changer cette culture. Si nous ne nous y attelons pas, toute mesure de prévention sera toujours vouée à l’échec. »