La transition démocratique surprise de la Malaisie peut-elle influencer le reste de la région ?

Il y a deux ans à peine, le chef du parti d’opposition de la Malaisie était en prison, les médias indépendants du pays étaient censurés, voire fermés, et des lois de l’époque coloniale étaient utilisées pour incarcérer des activistes.

Rares étaient ceux qui auraient pu croire en l’idée que le pays opérerait une transition démocratique, et ce, même au sein de la société civile. Et pourtant, en mai dernier, c’est exactement ce qui s’est passé : la coalition de l’opposition Pakatan Harapan (l’Alliance de l’espoir, ou PH) a mis fin au règne de 61 ans du parti Barisan Nasional (le Front national, ou BN) dirigé par le Premier ministre sortant, Najib Razak. De tous les gouvernements élus dans le monde, le BN détenait le record du parti resté le plus longtemps au pouvoir sans interruption.

« Avant les élections et même à leur veille, personne ne s’attendait à ce résultat, » déclare Kuang Keng Kuek Ser, ancien journaliste et fondateur de DataN, un programme de formation en journalisme de données pour les salles de rédaction. « Le sujet débattu était plutôt “comment l’opposition peut-elle défendre les sièges dont elle dispose actuellement ?” Un changement de gouvernement n’avait jamais été envisagé. »

Ce fut une victoire stupéfiante, car, avant les élections, le BN avait tout fait en son pouvoir pour mettre toutes les chances de son côté.

En mars, un redécoupage controversé des circonscriptions parlementaires avait été adopté dans l’urgence. De l’avis de beaucoup, celui-ci favoriserait les électeurs du BN dans les zones rurales de la Malaisie. Le BN a longtemps compté sur les Malais musulmans, qui représentent environ 68 % de la population (selon les statistiques officielles du gouvernement), pour remporter les élections. Cette loi fut suivie par l’adoption en avril d’une loi sur les « fausses nouvelles » au sens large qui rend la création ou la propagation de la désinformation passible d’une peine pouvant aller jusqu’à six ans de prison ou d’amendes pouvant atteindre 130.000 dollars US. Outre les lois existantes, comme la Loi sur la sédition de 1948, nombreux étaient ceux qui estimaient que cette nouvelle loi criminaliserait davantage la liberté d’expression.

« Pendant bien trop longtemps, le gouvernement collaborait avec les magistrats en vue d’utiliser ces lois comme des armes destinées à intimider les activistes. Il a également déposé des plaintes contre ces derniers afin de les forcer à faire face au défi que constitue la gestion de plusieurs procès, ce qui les empêche de poursuivre leur travail quotidien de lutte pour la justice, » déclare Phil Robertson, directeur adjoint de la division Asie de Human Rights Watch.

Contexte régional

La décision de la Malaisie de renverser le BN donne de l’espoir à d’autres mouvements prodémocratiques de la région, où le rétrécissement de l’espace de la société civile ainsi que les attaques contre la liberté de la presse et la montée de l’autoritarisme et du nationalisme menacent les libertés civiles et les droits politiques. Ainsi, presque tous les pays d’Asie du Sud-Est ont reculé dans le rapport de 2018 sur la liberté dans le monde de Freedom House.

En fait, la situation à laquelle la Malaisie était confrontée il y a quelques années ressemble beaucoup à ce que connaissent actuellement d’autres pays dans la région. Par exemple, au Cambodge, les partis d’opposition et les médias indépendants se font réprimer avant les prochaines élections tandis qu’au Vietnam, un parti bien établi limite la liberté de la presse et la liberté d’association. Singapour, le voisin de la Malaisie, dont le parti au pouvoir domine la vie politique depuis l’indépendance du pays, continue de manipuler les élections et de réprimer la dissidence.

« Le raz-de-marée politique qui a provoqué l’élection du parti Pakatan Harapan est vraiment important pour le moral des défenseurs des droits et de la démocratie qui luttent en faveur de réformes dans leur propre pays, » déclare M. Robertson à Equal Times.

Singapour mérite une attention particulière en raison de ses liens historiques avec la Malaisie. Pendant une courte période, ils furent réunis dans le même pays et le Parti de l’action populaire de Singapour est au pouvoir depuis 1966, soit quelques années de moins à peine que le record mondial du BN. Il n’est donc pas surprenant que Singapour soit très attentif à ce qui se passe de l’autre côté de la frontière.

« Le gouvernement de Singapour observe la Malaisie avec beaucoup d’angoisse et d’inquiétude. Il travaille d’arrache-pied pour trouver le moyen d’empêcher l’élan démocratique de se propager à travers la frontière, » déclare M. Robertson.

Une opportunité pour la Malaisie

Bien que la Malaisie ait réussi à surmonter ces énormes défis, le résultat de l’élection de mai n’est pas le fruit du hasard. L’opposition, la société civile et les médias s’organisent depuis le début du mouvement anticorruption reformasi à la fin des années 1990. Pour eux, cette victoire est l’aboutissement d’années d’organisation dévouée et de nombreux revers.

« À chaque étape, des progrès ont été réalisés, » déclare Bala Chelliah, président de Global Bersih, une organisation de Malaisiens de la diaspora qui luttent pour des élections libres et équitables dans leur pays. « Tout ce mouvement a progressé d’étape en étape. »

Cela signifie aussi qu’il y a une certaine naïveté face à la tâche à accomplir. Certains activistes de la société civile réclament déjà une réforme complète de la législation du pays, notamment l’abrogation des diverses lois et réglementations qui ont servi à étouffer le débat public et les droits de l’homme en Malaisie. Parmi celles-ci figurent la loi sur les fausses nouvelles, la loi sur la sédition, la loi sur la prévention du terrorisme, la loi sur les infractions en matière de sécurité, diverses dispositions du Code pénal, la loi sur les communications et le multimédia et la loi sur les rassemblements pacifiques.

« L’élection d’un gouvernement réformateur représente une occasion en or de supprimer certaines lois répressives qui ont suscité des craintes parmi les activistes de la société civile pendant des années, » déclare M. Robertson.

Toutefois, une seule élection n’est pas suffisante pour la Malaisie, comme le prouve l’exemple de la Birmanie voisine. En 2015, des élections portaient au pouvoir la Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi, lauréate du prix Nobel de la paix et icône de la démocratie. Beaucoup exprimèrent l’espoir de voir la Birmanie se lancer enfin sur une voie permettant la réforme du pays, gouverné par une dictature militaire depuis des décennies. Au lieu de cela, la Birmanie a connu une violence ethnique d’une telle ampleur contre la minorité rohingya que beaucoup parlent de génocide, l’emprisonnement de journalistes, la répression des syndicalistes et peu de changements notables en vue de réduire la mainmise de l’armée sur le pays.

Si la Malaisie souhaite éviter les erreurs de la Birmanie, le pays devra passer à l’étape suivante pour tenir sa promesse et devenir une véritable démocratie multiculturelle et tolérante. Ce n’est qu’alors qu’elle pourra vraiment devenir un symbole pour l’Asie du Sud-Est.

« La Malaisie peut certainement [réussir], » déclare Bridget Welsh, professeure adjointe et experte en politique malaisienne à l’Université John Cabot à Rome, en Italie. « Qu’elle y parvienne, c’est une autre histoire. Elle constitue incontestablement l’étoile la plus vive indiquant la direction de la démocratie que la région a vue depuis longtemps ».

Le nouveau gouvernement a franchi une étape que de nombreux Malaisiens espéraient voir lorsqu’il a officiellement inculpé l’ancien premier ministre Najib Razak pour corruption dans le cadre de l’enquête récemment rouverte au sujet du scandale pesant plusieurs milliards de dollars autour de l’entreprise publique 1MDB.

Pour M. Chelliah, l’espoir n’est pas seulement que le nouveau gouvernement procédera lui-même à des changements, mais que le peuple de Malaisie continuera à lutter pour ce qu’il réclame depuis deux décennies : un gouvernement qui respecte les élections libres et équitables, les droits de l’homme pour tous et l’utilisation des fonds publics pour l’amélioration de tous ses citoyens et résidents. Pour lui, telle est la plus grande leçon à tirer des résultats des élections du 10 mai.

« Nous ne devrions jamais sous-estimer la capacité des gens, » déclare M. Chelliah. « Si vous donnez le bon message et de l’espoir aux gens, ils surmonteront tous les obstacles que les gouvernements ou les dictateurs peuvent placer sur leur chemin. »