« Que dois-je faire ? Rester à la maison et mourir de faim ? » – quand les travailleurs du Zimbabwe se font voler leur salaire

« Que dois-je faire ? Rester à la maison et mourir de faim ? » – quand les travailleurs du Zimbabwe se font voler leur salaire

Nancy Musonza stands outside her house on the outskirts of Harare on 25 July 2018. Nancy is one of 50 workers at the Blue Line Dry Cleaners in Harare, Zimbabwe who have not been paid their full wages since November 2014.

(Tamara Gausi)

[Cet article est accompagné par le mini-documentaire « Travail sans salaire au Zimbabwe ». Cliquez ici pour visionner la vidéo dans son intégralité].

Imaginez avoir un travail qui ne vous rémunère plus depuis quatre ans. Imaginez devoir vous rendre à ce travail et travailler tous les jours comme si de rien n’était. Nancy Musonza n’a pas besoin d’imaginer cette impasse, car c’est un cauchemar qu’elle vit déjà au quotidien. Depuis 2008, cette mère de trois enfants, âgée de 49 ans, est trieuse de linge pour Blue Line Dry Cleaners dans le quartier de Southerton à Harare. Elle est victime de ce que l’on appelle un « vol de salaires », le non-paiement ou le paiement partiel de salaires pendant des mois, voire des années.

« Tout a commencé en novembre 2014 », déclare-t-elle à Equal Times depuis sa petite maison en bois de deux pièces à la périphérie d’Harare. « Nous faisions notre travail normalement et cela a commencé brusquement. Nous recevions 10 dollars, puis nous recevions trois dollars... jusqu’au moment où le patron a arrêté de nous payer [notre salaire]. Il nous paie trois mois, puis il plus rien. S’il nous paie janvier, février et mars, alors il arrête. Après, il paie août et septembre, puis il arrête. »

Nancy se réveille tous les matins à cinq heures pour faire des tâches ménagères de ses voisins. C’est grâce à l’argent qu’elle gagne de cette façon qu’elle peut payer son transport pour se rendre au travail. Lorsqu’on lui demande pourquoi elle continue à aller travailler alors qu’au fond elle doit débourser de sa poche pour y aller, Nancy indique à Equal Times qu’elle n’a pas le choix. « Que suis-je censée faire ? Rester à la maison et mourir de faim ? » En tant que femme d’un certain âge dans un pays dont l’économie informelle se classe au deuxième rang mondial en termes de taille, Nancy sait que ses débouchés sur le marché du travail sont extrêmement limités ; et comme cela fait quatre ans qu’elle ne reçoit pas une rémunération correcte depuis quatre ans, elle ne dispose pas du capital nécessaire pour lancer sa propre affaire.

« Cela fait maintenant dix ans que je travaille là-bas. Si je démissionne, il ne me paiera rien. Je le sais à travers l’expérience de ceux qui ont démissionné.

[Note de la rédaction : en juillet 2015, 20 travailleurs ont même été mis à pied sans salaire, car ils réclamaient leurs salaires en souffrance].

Au moins, si je reste, il y a une possibilité qu’il me paie un jour ce qu’il me doit. Parfois, il [le directeur de l’entreprise, Narendrakumar Zavery] nous paie 15 dollars et je peux ensuite aller acheter du mealie meal [l’aliment de base du Zimbabwe] pour que ma famille puisse manger. Mais nous souffrons vraiment. »

« Nous » se réfère non seulement à sa famille, mais aussi aux 49 autres travailleurs de Blue Line qui se trouvent dans la même situation que Nancy. En juillet 2018, les travailleurs ont eu gain de cause devant le Conseil national de l’emploi, qui a ordonné à l’entreprise de payer un montant total de 159.629,45 dollars US (140.630,35 euros) de salaires dus (soit 3.192,59 dollars US [2.812,61 euros] par personne) en versements mensuels de 435 dollars US (383,17 euros) jusqu’au remboursement complet de la dette. En novembre, Musonza déclarait à Equal Times que, non seulement, les arriérés n’avaient pas été versés, mais que les travailleurs ne recevaient plus de salaires du tout.

Dans le jugement de cinq pages consulté par Equal Times, l’accusé (désigné comme le gestionnaire des ressources humaines de l’entreprise, un certain M. A. B. Mukupuka) a déclaré que l’entreprise n’a pas versé les salaires corrects parce que les débiteurs de l’entreprise n’ont pas payé Blue Line. « Les salaires sont versés en plusieurs parties afin d’équilibrer les opérations et les activités », peut-on lire dans le jugement. Mais les plaignants soutiennent que Blue Line — dont les clients incluent le Harare County Hospital, Dairibord Zimbabwe et certains des meilleurs hôtels de la ville tels que Cresta — avait les moyens de financer les matches de qualifications de la Coupe du monde de cricket, alors que le comité des travailleurs est tenu tout à fait dans le flou en ce qui concerne les finances de l’entreprise.

« La situation est désastreuse pour les travailleurs du Zimbabwe »

Malheureusement, il ne s’agit pas d’un cas isolé. Le vol de salaires est un problème qui s’étend à tout le pays. Selon un rapport publié en 2016 par le département de recherche du Congrès des syndicats du Zimbabwe, LEDRIZ (Institut de recherche sur l’économie du travail du Zimbabwe) en collaboration avec Solidarity Center, environ 80.000 travailleurs du Zimbabwe ont été victimes de vol de salaires en 2015.

Cela dit, compte tenu de la crise économique actuelle au Zimbabwe, le nombre de Zimbabwéens victimes du vol de salaires serait beaucoup plus élevé. En effet, le mois dernier, l’inflation annuelle officielle a atteint 20,9 % et les produits de consommation courante tels que le pain et l’huile de friture sont rares, tout comme le carburant et l’argent liquide. Cela a contraint les Zimbabwéens à faire la file pendant des heures pour accéder à chacun de ces produits.

« Depuis la publication de l’étude, les choses se sont sérieusement aggravées », déclare Nyasha Muchichwa, économiste et chercheur du LEDRIZ et auteur de ce rapport. « La majorité des entreprises qui ne payaient pas à l’époque ne paient toujours pas aujourd’hui. Et maintenant, nous sommes face à un tout nouveau groupe de personnes ayant perdu leur emploi après le jugement [de 2015] de la Cour suprême qui a permis aux employeurs de congédier les travailleurs avec un simple préavis de trois mois. La majorité de ces personnes renvoyées n’ont toujours pas touché leurs indemnités de licenciement », explique M. Muchichwa.

« Donc, vous avez quelqu’un qui auparavant ne touchait pas son salaire et qui doit désormais aussi se battre pour obtenir son indemnité de licenciement. La situation est particulièrement désastreuse pour les travailleurs du Zimbabwe. »

Bien que le vol de salaires se produise aussi bien dans le secteur privé que public, la plupart des 442 entreprises et institutions identifiées par LEDRIZ dans son rapport étaient des agences gouvernementales ou parastatales. Pour Japhet Moyo, secrétaire général du ZCTU, « le gouvernement est seul responsable » de l’épidémie de vols de salaires.

Non seulement le gouvernement du Zanu-PF (aussi bien sous l’ancien président Robert Mugabe que sous le « nouveau système » d’Emmerson Mnangagwa) a créé la « pire crise économique du pays en une décennie », mais les pratiques inconvenantes des organismes parapublics et du gouvernement ont également encouragé certaines sociétés privées à ne plus payer leurs salariés. Sans surprise, le vol de salaires ne semble pas concerner les cadres supérieurs des entreprises parapubliques, publiques ou privées, qui empochent toujours leurs énormes salaires et avantages sans retard.

Par exemple, le rapport du LEDRIZ cite les chiffres de 2014 qui indiquent que le salaire mensuel moyen d’un cadre dirigeant de la fonction publique est de 5.082 dollars US (4.480,62 euros), avantages sociaux compris. Le salaire mensuel total des travailleurs ordinaires, avantages sociaux compris, s’élevait à seulement 375 dollars US (330,63 euros).

D’après M. Moyo, la culpabilité du gouvernement en matière de vol de salaires s’étend même aux inspections du travail. « Le ministère du Travail est censé veiller à ce que les entités respectent les règles du jeu et ces règles stipulent que chacun doit percevoir un salaire en échange de son travail », explique-t-il, et ce, chaque semaine, chaque quinzaine ou chaque mois.

« Cependant, si le gouvernement est censé effectuer l’inspection, mais que les entités gouvernementales elles-mêmes ne sont pas en mesure de respecter la loi, cela signifie que le gouvernement est directement impliqué. »

Ce ne sont pas uniquement les travailleurs eux-mêmes qui sont directement touchés par le vol de salaires. M. Muchichwa évoque la « dégradation morale » qui en résulte dans les familles. « Les maris, supposés être les pourvoyeurs de leur famille, dépendent désormais de leurs femmes. Certains d’entre eux dépendent même de leurs enfants qui ont été contraints de quitter l’école. D’autres tombent dans des activités illicites juste pour nourrir leur famille. »

Nancy raconte à Equal Times que son mari n’a plus d’emploi depuis 2006 et que son fils et ses deux filles ont tous dû abandonner leurs études parce que leurs parents n’avaient pas les moyens de payer leurs frais scolaires. « J’ai beaucoup de factures impayées, mais je ne peux pas les régler, alors tout est au point mort pour le moment. J’ai une facture d’eau de 1.300 dollars. Je ne peux pas la payer. Mon mari essaie de travailler dans la communauté. S’il gagne un dollar, on a du pain. Si je suis payée 15 dollars, on a de quoi acheter du mealie meal. Si mon fils travaille dans le jardin, nous avons des légumes. C’est comme ça que nous survivons. »

Dans un cas tristement célèbre, des centaines de femmes, proches de mineurs travaillant pour l’entreprise Hwange Colliery, à environ 620 kilomètres à l’ouest de Harare, ont protesté pendant des mois contre les salaires non versés. « Cela fait cinq ans que ces travailleurs ne reçoivent pas de salaire et pourtant, tous les jours, ils se rendent au travail et exécutent leurs tâches », explique Michael Kandukutu, responsable de l’organisation du ZCTU.

« Au début de cette année, environ 600 épouses, sœurs et enfants des mineurs ont organisé un piquet de grève devant les bureaux de Hwange Colliery pendant 98 jours, exigeant que la mine paie les salaires et traitements de leurs maris. Malheureusement, le gouvernement a été invité à intervenir, ce qui n’était pas justifié. Il s’agissait d’un litige entre les travailleurs et l’employeur, mais les travailleurs eux-mêmes n’ont pas pu protester ou faire grève parce que l’entreprise réprime durement toute action de la part des travailleurs. Si un travailleur fait grève, manifeste ou ralentit la cadence, il est renvoyé. »

« Qui s’occupera de la négociation collective pour eux ? »

Et puis, il y a aussi le problème crucial de l’impact du vol de salaires sur les syndicats. « Lorsque les entités ne paient pas les salaires, cela signifie que les cotisations syndicales ne sont pas versées aux syndicats et que les cotisations ne sont pas versées au ZCTU. Il faut donc relier les défis administratifs auxquels sont confrontés les syndicats et le ZCTU lui-même au non-paiement des salaires. Il faut relier cela au vol de salaires. »

En raison du vol de salaires, les syndicats ont non seulement assisté à une réduction forcée des cotisations syndicales, mais leur droit constitutionnel à la liberté d’association a également été durement restreint. « Naturellement, [le vol de salaires] a un impact très important », déclare M. Moyo. « Gardez à l’esprit que pour que notre organisation soit vraiment efficace, nous sommes censés faire de la recherche. Cette recherche exige des ressources. Et sans ressources, les organisations ne peuvent pas mettre en œuvre des programmes, p. ex., pour organiser les travailleurs, pour aider les syndicats à se développer, pour renforcer leurs capacités. Certains affiliés ont même du mal à payer leurs loyers. Ils pourraient être contraints de fermer boutique, ce qui a affecté la liberté d’association, car les travailleurs ne pourront pas compter sur des organisations pour les aider. S’ils n’ont pas d’organisations pour les aider, qui s’occupera de la négociation collective pour eux ? »

Malgré leurs ressources limitées (le ZCTU a perdu les trois quarts de ses membres depuis les années 1990), le ZCTU et ses affiliés, avec le soutien du mouvement syndical international, continuent de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour représenter les travailleurs qui ont été victimes de vols de salaires. M. Kandukutu déclare :

« Le ZCTU, soutenu par la CSI, a effectué des visites d’entreprises afin d’aborder le vol de salaires et les recours prévus par la loi si un travailleur ne reçoit pas son salaire ou d’autres avantages non salariaux. »

Il déclare qu’il est important que les travailleurs sachent que « le silence ne changera rien. Lorsque les travailleurs sont lésés, ils doivent être conscients qu’ils peuvent soulever ces problèmes auprès des syndicats et que nous ferons de notre mieux pour veiller à ce qu’ils soient réglés. » Avec le concours de l’ONG syndicale Solidarity Center aux États-Unis, à l’approche des élections de 2018, le ZCTU a également organisé des « “débats publics” ou des tournées d’information pour tenter de mieux faire connaître la fréquence des vols de salaires et veiller à ce que les sociétés et les communautés se mobilisent ensemble pour lutter contre ce fléau ».

Zakeyo Mtimtema, juriste du ZCTU, déclare à Equal Times que les syndicats ont tenté à plusieurs reprises de dialoguer avec le gouvernement via le forum de négociation tripartite du Zimbabwe, « mais ces discussions ne débouchent sur rien de concret. » L’hostilité déclarée du gouvernement à l’égard des syndicats (plusieurs dirigeants du ZCTU, y compris M. Moyo, encourent actuellement une peine de 10 ans de prison pour des charges fabriquées de toutes pièces pour désordre public.

Le gouvernement considère les syndicats comme un obstacle dans le cadre de ses plans d’investissement « Zimbabwe is open for business » plutôt que comme un partenaire social respecté) signifie que « le nouveau gouvernement n’a aucun respect pour sa propre constitution qui garantit ces droits [des travailleurs] ». Il déclare, par exemple, que : « La loi sur la grève est très mauvaise pour les travailleurs. Elle stipule que l’on ne peut pas faire grève dans le cadre d’un conflit de droits ; on ne peut faire grève que dans le cadre d’un conflit d’intérêts. Donc, quand on parle d’un conflit de droits, on parle d’un conflit qui implique quelque chose auquel vous avez droit. Et maintenant, la loi dit que vous ne pouvez pas faire grève ! Vous êtes censé continuer à travailler alors que vous n’êtes pas payé. Est-ce que c’est normal ? Cela n’a aucun sens. »

Et ceux qui, comme les travailleurs de Blue Line, parviennent à porter leur affaire devant les tribunaux sont entravés par le processus judiciaire au Zimbabwe, « qui est très lent », déclare M. Mtimtema. « Vous allez au tribunal et l’affaire prend deux ou trois ans. »

En ce qui concerne les mesures à prendre en vue de lutter contre le vol de salaires, le rapport du LEDRIZ recommande un certain nombre de mesures telles que : le respect des normes internationales du travail et de la Constitution du Zimbabwe ; réviser et renforcer la Loi du travail au Zimbabwe en prévoyant « des procédures pour contrôler et agir dans ces dossiers tant dans le secteur public que privé » et la ratification immédiate des conventions internationales du travail en matière de salaires. Toutefois, tant que le gouvernement n’aura pas posé de tels actes concrets, des milliers de travailleurs comme Nancy continueront de souffrir. « Je sais qu’il va me licencier. S’il voit cette vidéo, il va me licencier », déclare-t-elle. « Mais je n’ai pas peur, s’il va me payer mon argent. Parce que maintenant j’en ai assez. Je suis une femme qui a besoin de ses enfants pour survivre, mais j’ai assez travaillé pour lui. Et il ne veut pas me payer. Qu’est-ce que je peux faire ? »