Que vaut une femme? Salaires et démocratie au Cambodge

 

Pendant deux semaines, des travailleurs de l’industrie de l’habillement au Cambodge, principalement des femmes, ont mené une grève coordonnée pour obtenir un salaire minimum de 160 dollars US par mois, immobilisant ainsi l’activité économique du pays.

En comparaison aux méthodes fortes préalablement adoptées, le gouvernement avait fait preuve d’une retenue remarquable en tolérant des rassemblements pacifiques dans la capitale nationale, Phnom Penh.

Puis, dans l’après-midi du vendredi 3 janvier 2014, une unité militaire spéciale, armée de fusils d’assaut AK-47, a ouvert le feu sur les manifestants, tuant cinq personnes et en blessant de nombreux autres, dont, semble-t-il, des passants qui n’avaient rien à voir avec la manifestation.

Un groupe local de défense des droits a estimé que cet incident était « le pire acte de violence de l’État contre des civils depuis 15 ans ».

Un journal international local a intitulé sa vidéo de la scène: « Democracy Unraveling » (La démocratie s’effondre).

En revanche, ce qui est passé inaperçu, c’est la rapide inversion de la proportion hommes-femmes parmi les manifestants lors des violents affrontements.

Au Cambodge, le mouvement de travailleurs exigeant de meilleurs salaires reflète l’image de femmes déterminées et rebelles, représentant 80% de la main-d’œuvre des usines de vêtements. Pourtant, en un jour, alors que la situation évoluait, l’image renvoyée par le mouvement est devenue celle de jeunes hommes lançant des pierres et des cocktails Molotov aux forces de sécurité armées, et violemment malmenés avant d’être massivement arrêtés.

Bien que la répression de vendredi a été l’unique événement dramatique qu’ait connu l’importante industrie de l’habillement du pays, ce n’est pas la première fois que l’État ou des agents de l’État recourent en toute impunité à une violence excessive à l’encontre de travailleuses et de travailleurs qui réclament de meilleures conditions de travail.

Pourtant, il est rare que ce genre d’incidents, dont les protagonistes sont en général des travailleuses, fassent les titres de la presse internationale et encore plus que les manifestants opposent une résistance armée (pour autant que l’on considère des bâtons, des pierres et des bombes au pétrole artisanales comme des armes potentielles) alors que cela est courant du côté de la police.

La confusion règne quant au déroulement des événements et des actes de provocation, mais il est évident que la violence des manifestants a fait l’affaire d’un gouvernement désireux d’en finir avec ce qui s’est rapidement érigé comme une sérieuse menace pour le premier ministre Hun Sen, au pouvoir depuis près de 30 ans.

Pour défendre l’action des militaires, le porte-parole du Conseil des ministres, Phay Siphan, a déclaré: « Ce n’est pas une manifestation... c’est une rébellion ».

 

Des femmes en première ligne

Aux yeux de l’État, il est légitime de réprimer des rébellions - et des émeutes; seuls les rassemblements non violents et pacifiques sont protégés par le droit international relatif aux droits humains.

C’est pour cette raison, et pour tant d’autres, que des actions stratégiques non violentes doublent au minimum les chances d’un mouvement d’atteindre ses objectifs. Les femmes ont un rôle unique à jouer au moment où les esprits s’échauffent et où les tensions montent.

D’une façon générale, les femmes recourent moins à la violence, même face à une animosité excessive, et vont davantage encourager le dialogue et d’autres méthodes verbales.

Au sein d’un mouvement pacifique en faveur de la justice sociale, il est donc stratégiquement avisé de placer des femmes en première ligne et à des postes à responsabilités; c’est en outre un principe fondamental des mouvements démocratiques désireux d’être participatifs et égalitaires.

Pour le mouvement syndical qui émerge aujourd’hui au Cambodge, il est logique que des femmes participent et dirigent puisqu’elles sont aussi majoritaires dans les manifestations.

De la même façon, elles pourraient également donner une nouvelle direction au combat en s’écartant des confrontations pour adopter des méthodes plus efficaces.

Pour les femmes, l’enjeu de cette lutte est énorme, non seulement en tant que travailleuses, mais aussi en tant que femmes. Ce qui apparaît comme une revendication en faveur de salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail est en réalité une occasion de revoir la valeur sociale de la femme d’une façon plus générale. Les femmes doivent forcément prendre part à ce combat.

L’industrie de l’habillement est un facteur essentiel de l’économie émergente du Cambodge qui compte notamment H&M, Gap, Levi’s et Nike parmi ses clients.

Les travailleuses cambodgiennes constituent littéralement le pivot de l’économie du pays et détiennent énormément de pouvoir. Mais ces mêmes femmes figurent aussi parmi les Cambodgiens les plus oppressés à l’heure actuelle.

Au niveau mondial, l’histoire des femmes révèle le même schéma, répété dans le temps et dans les pays.

En « féminisant » une industrie, il est plus facile de dévaluer le travail de sa main-d’œuvre car, partout sur la planète, les femmes sont victimes de la discrimination salariale.

Pour l’universitaire Cynthia Enloe, le travail des femmes dans ce contexte est non seulement « moins cher » comparé aux hommes, mais agressivement « dénigré » en vue d’optimaliser les bénéfices sur le marché mondial.

De telles pratiques sont tolérées, voire exploitées, du fait de la normalisation des abus et des exploitations des femmes dans les sociétés du monde entier.

 

Bon marché, dénigrée et exploitée

Selon un dicton populaire cambodgien, men are gold, women are white cloth (les hommes sont de l’or, les femmes sont des vêtements blancs), montrant bien combien les femmes sont en général dévaluées par rapport aux hommes.

Récemment, un rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT) a monétisé la dévaluation en termes de salaires et a ainsi révélé un écart salarial de 25 dollars US par mois entre les ouvrières cambodgiennes et leurs collègues masculins - la main-d’œuvre féminine est « bon marché ».

Au Cambodge, le salaire mensuel minimum établi par le gouvernement est de 80 dollars US, bien en deçà des 281 dollars US par mois prônés par l’Asia Floor Wage Alliance - la main-d’œuvre féminine est « dénigrée ».

Dans le même temps, les directeurs des usines prétendent que leurs clients multinationaux font pression pour qu’ils maintiennent les salaires bas alors même qu’en 2013, les exportations dans l’industrie de l’habillement ont augmenté de 22% pour atteindre 5,07 milliards de dollars US  - la main-d’œuvre féminine est « exploitée ».

Les Cambodgiennes ne semblent plus désireuses d’accepter ce genre d’exploitation.

En exigeant des salaires plus élevés, on peut imaginer qu’elles refusent aussi le statut proverbial de « citoyen (mondial) de seconde classe », sous-estimé et trop régi par la discrimination fondée sur le sexe.

Mais, en agissant de la sorte, elles s’exposent aussi aux canons des fusils.

Récemment, lors d’un rassemblement à Phnom Penh sur les mauvais traitements dont sont victimes les femmes, une syndicaliste a déclaré: « Oui, la violence à l’égard des femmes existe ! Il s’agit de la violence du gouvernement qui se sert de l’armée et de la police, des armes et des matraques contre des manifestants pacifiques désarmés ! »

L’égalité des droits, pas de bâtons ni de pierres, telle est la meilleure protection dans ces cas-là.

Il n’y a aucune raison qu’un État peut invoquer pour justifier d’avoir recouru illégalement et excessivement à la force.

Pourtant, depuis vendredi dernier, le mouvement syndical au Cambodge - qui se caractérisait par des actions non violentes menées par des femmes - est embarqué dans ce qui pourrait rapidement devenir un tourbillon de violence.

Les hommes ont un rôle non négligeable à jouer dans les luttes des travailleurs de l’industrie de l’habillement mais, en s’emparant du mouvement, en le transformant en une résistance armée, ils condamnent de facto son grand potentiel d’augmentation des salaires, et par-là, d’amélioration du statut et de la valeur des femmes dans une société démocratique et pacifique.

 

À l’origine, cet article a été publié dans openDemocracy 50.50.