Le remaniement de l’échiquier au Moyen-Orient n’est pas nécessairement une bonne nouvelle

Le remaniement de l'échiquier au Moyen-Orient n'est pas nécessairement une bonne nouvelle

Il est manifeste que nous assistons à un remaniement de l’échiquier régional, même si ce n’est pas nécessairement une bonne nouvelle. Homs, Sirie, janvier 2018.

(AP/Hassan Ammar)

Cela fait des décennies que nous avons l’habitude de percevoir le Moyen-Orient comme une région parsemée de pays artificiels, sérieusement fragmentés sur le plan ethnique et religieux, caractérisés par un niveau élevé de corruption et de despotisme ainsi que par une instabilité interne et de voisinage, avec des niveaux de prospérité et de sécurité faibles. Tout cela accompagné d’une ingérence permanente des puissances régionales et mondiales qui, sans s’affronter directement, tentent de manipuler les différents acteurs locaux à leur propre avantage. Sans que rien de tout cela ne semble sur le point de changer, il est manifeste que nous assistons à un remaniement de l’échiquier régional, même si ce n’est pas nécessairement une bonne nouvelle.

Ainsi, partant de la Syrie comme point de référence, et en supposant que le temps s’écoule inexorablement à l’avantage du régime de Bachar el-Assad, il convient de se concentrer sur trois niveaux.

Au premier, au niveau local, on ne saurait nier que, près de huit ans après le déclenchement du conflit, Bachar el-Assad a fait preuve d’une volonté d’acier de résister coûte que coûte qui lui permet, avec le soutien direct de Moscou, de Téhéran et de la milice libanaise du Hezbollah, de contrôler la majorité du pays. Cela ne veut cependant pas dire qu’il n’existe pas de poches rebelles dans la province d’Idleb et dans le nord-est du pays, même si tout porte à croire que leur élimination n’est plus qu’une question de temps. Dans ce cas, le remaniement nous ramène inévitablement à la case départ, avec tous les problèmes que cela implique et avec toute la violence qui se profile à l’horizon.

Les puissances régionales, les États-Unis et la Russie

Au deuxième niveau, là où évoluent les puissances régionales, bien que nul ne puisse se proclamer victorieux, il est évident que l’Iran se rapproche davantage que ses rivaux de son objectif. Alors que l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et d’autres pays du Golfe se sont attachés à soutenir et armer les milices locales qui n’ont pas réussi à vaincre les forces fidèles au régime syrien, l’Iran a réussi son pari de maintenir la Syrie dans sa sphère d’influence et ainsi assurer son lien avec la milice chiite libanaise du Hezbollah et la possibilité d’être un jour reconnu comme leader régional.

La décision de Bahreïn et des Émirats arabes unis de rouvrir leurs ambassades à Damas et la reprise des visites de dignitaires étrangers, comme le controversé président soudanais Omar al Bashir, constituent un signe clair que les autres acteurs régionaux commencent à le comprendre ; en attendant que la Syrie soit bientôt réintégrée dans la Ligue arabe, dont elle a été expulsée à la fin 2011, et que les autres gouvernements (y compris occidentaux) qui ont critiqué le régime d’el-Assad soient frappés d’une amnésie collective qui les conduira à accepter ce dernier comme interlocuteur valable.

S’il fallait davantage de données pour corroborer cette perception d’acceptation pragmatique d’une réalité non désirée, la Turquie en constitue probablement le meilleur exemple. Partant d’une position initiale totalement opposée à Bachar el-Assad et rêvant de voir s’installer à Damas un gouvernement sunnite, Ankara (s’alignant de force sur Moscou et Téhéran) a fini par accepter qu’il reste au pouvoir.

Son principal souci aujourd’hui, alors qu’elle porte le fardeau de plus de trois millions de réfugiés syriens sur son sol depuis des années, est de savoir comment arrêter l’émergence des milices kurdes syriennes (les Unités de protection du peuple ou YPG en kurde) encadrées dans une force démocratique syrienne que Washington a convertie en principal instrument militaire pour démanteler le pseudo-califat établi en juin 2014 par Daesh (État Islamique) dans la moitié orientale du pays. Là où elles s’étaient avérées être pour Washington un allié utile dans la stratégie d’élimination du djihadisme, elles ne sont pour Ankara que l’incarnation d’une branche locale du groupe terroriste PKK qu’elle essaie d’éliminer depuis des années.

La Turquie souhaite donc saisir cette occasion pour achever cette besogne en frappant sur le sol syrien ceux qu’elle considère comme des terroristes, mais elle sait qu’elle a besoin pour cela de l’accord tant de Washington que de Moscou. De plus, ses plans militaires incluent une présence militaire dans une bande de territoire syrien située à proximité de la frontière commune, aussi bien pour améliorer sa sécurité contre les groupes djihadistes qui y sont actifs que pour activer le retour des réfugiés qu’elle héberge sur son territoire afin de disposer d’un atout supplémentaire permettant d’influencer Damas.

Moscou donne le ton

Enfin, au niveau mondial, où seuls les États-Unis et la Russie évoluent (la Chine est encore un acteur très secondaire dans la région), il est clair depuis longtemps que c’est Moscou qui donne le ton. La décision annoncée en décembre dernier par Donald Trump de retirer les quelque 2.000 militaires américains en Syrie (et probablement aussi en Afghanistan) n’est que le signe le plus récent d’une dynamique que son prédécesseur à la Maison Blanche avait déjà amorcé.

Les États-Unis n’ont aucun intérêt vital dans le conflit syrien et leur intention, à peine dissimulée, est de sortir du bourbier dans lequel l’aventure militariste de George W. Bush a plongé le pays dans le cadre de la délétère « guerre contre le terrorisme ». En termes plus concrets, aujourd’hui, les objectifs principaux de l’agenda américain dans la région se limitent à consolider le soutien à Israël, à éliminer la menace djihadiste et à provoquer un changement de régime en Iran. Si l’on ajoute à cela l’inquiétude de Washington quant à l’émergence de la Chine comme aspirant au leadership mondial, on comprend immédiatement que M. Trump cherche à réduire son empreinte au Moyen-Orient (ce qui ne signifie pas pour autant abandonner la région) afin de récupérer une certaine marge de manœuvre et se concentrer sur la zone indo-Pacifique.

La Russie, pour sa part, s’efforce de profiter de l’enlisement américain pour récupérer une zone d’influence en Europe orientale et en Asie centrale qu’elle a toujours considérée comme lui revenant.

Tel que l’a de nouveau démontré Vladimir Poutine lors de la rencontre du 14 février avec ses homologues turcs et iraniens, Moscou est aujourd’hui le factotum régional. Grâce à son engagement militaire et politique, M. Poutine a non seulement réussi à asseoir Bachar el-Assad à son poste, mais aussi à se convertir en interlocuteur essentiel pour Israël (qui doit pouvoir compter sur quelqu’un pour retenir l’Iran qui se rapproche de plus en plus du plateau du Golan) et la Turquie (à qui il est prêt à vendre les systèmes de défense antiaérienne S-400, au grand dam de Washington et de toute l’OTAN).

Le remaniement de l’échiquier régional affecte aussi l’Iran de manière très directe. De nouveau diabolisé après la décision de M. Trump de se retirer de l’accord nucléaire de 2015, il est désormais manifeste que Washington a pour objectif la chute du régime révolutionnaire établi il y a 40 ans. L’option militaire étant écartée, un effort mené par les États-Unis se profile à l’horizon pour éliminer cet acteur qu’ils prennent pour cible depuis longtemps et auquel l’Union européenne ne pourra guère résister malgré l’opposition exprimée lors de la réunion du 14 février à Varsovie où le vice-président Mike Pence et le secrétaire d’État Mike Pompeo ont essayé de fédérer plus de 60 pays contre Téhéran.

Le principal instrument de cette stratégie de harcèlement et de démolition, que l’Arabie saoudite et Israël ont rejoint avec empressement, est l’accroissement des sanctions économiques, bloquant les ventes iraniennes d’hydrocarbures, pour provoquer un soulèvement populaire qui ferait tomber le régime de l’intérieur. Les cyberattaques et la manipulation des sentiments critiques à l’égard du régime, qu’il s’agisse des Baloutches ou des minorités arabes iraniennes, s’inscrivent dans le même ordre d’idées.

Ainsi, dans l’attente de voir si Benjamin Netanyahou conservera son poste et si Trump annoncera son plan de paix pour la Palestine, nous assistons à des mouvements qui semblaient inconcevables jusque récemment : le rapprochement visible entre Tel-Aviv et Riyad (ainsi que d’autres pays arabes) ou la négociation entre Washington et les talibans d’Afghanistan (en court-circuitant le gouvernement de Kaboul). Il faut le voir pour le croire !

Cet article a été traduit de l'espagnol.